98.

Devant le magasin, Victorine et Augustin m’accompagnent. Nous crions : « Une orange pour Terre des hommes ! » Je vis le moment comme un exercice spirituel qui me pousse à sortir de ma timidité pour aller à la rencontre des autres. Comme chaque année, Terre des hommes lance une action pour récolter des fonds. J’affronte donc les passants, je rencontre les gens. J’essaie de pratiquer le non-jugement. J’ai du pain sur la planche : devant une femme qui passe tête baissée, la première réaction se résume en deux mots : « Vieille peau ! » Et dire que je suis là pour tenter un peu de solidarité dans une société de plus en plus individualiste ! Me voilà à juger en permanence, à foncer vers les vieilles dames et à éviter les hommes. Dans le froid, je repense à Katmandou.

 

Dans un taxi, après avoir quitté les trois anciennes prostituées, j’ai ressenti que je pouvais faire quelque chose de beau de ma condition de personne anormale. Aurais-je été capable de connaître semblable fraternité si nos souffrances ne nous avaient pas rapprochés ? Soudain, j’ai compris que les heures passées à cultiver mon jardin avaient fini par parfaire un art qui à l’avenir pourrait certainement être requis ailleurs. En un court instant, j’ai entrevu à quel point mes vocations, en s’ouvrant et en s’élargissant, pourraient peu à peu me décentrer et m’inciter à entreprendre d’autres combats. Saisie dans une sorte de fulgurance, cette petite mort de soi n’était le résultat ni d’une lutte ni d’une renonciation, mais au contraire d’une disponibilité. Ces ex-prostituées et moi vivions de la même vie, divine, presque. Grâce à elles, mourir à soi revenait à laisser de côté le moi possesseur, ou plutôt à le faire éclater de joie. Si jamais j’ai eu accès à la non-dualité, ce fut lors de cette rencontre, où j’ai ressenti un amour inconditionnel, passion par excellence dans laquelle la volonté se déleste de tout intérêt propre pour se donner.

L’idée de trancher les vues dualistes s’apparentait à mes yeux à une chimère. Et pourtant, ce jour-là, le plus court chemin vers la joie inconditionnelle passait, devant ces visages, par le don de soi. À l’écart du volontarisme, loin du mépris, une plongée en moi advint. Entrer en soi, donner tout ce que l’on a, abandonner tout pour accueillir la joie et se jeter avec une énergie folle dans l’existence, libéré de l’ego.

Plus tard, lorsque j’ai rouvert les volets de ma chambre d’hôtel, j’ai aimé la ville de Katmandou, ses bruits, ses couleurs vives, sa poussière, son parler aux rythmes insolites et beaux. Devant ce spectacle, j’ai songé : « Mon petit potager, je vous le donne. Mettons nos terres en commun, faisons pousser nos fruits, partageons-les. Non plus les miens, les tiens, mais les nôtres. »

 

Aujourd’hui, deux oranges à la main, je sombre dans une intolérance brutale. Je voudrais que chacun s’arrête, vide ses poches, donne. Mais lorsque des jeunes gens s’avancent, je me cache, disparais. J’ai peur de leur jugement, j’évite les railleries. Je me protège.

 

À Katmandou, j’ai connu le privilège de vivre quelques heures bénies, sans rien à prouver, libre. J’ai rencontré une humanité commune, à cultiver et à développer en chacun. Toute lutte avait cessé. Mon ego s’était-il éclipsé pour accueillir le monde, sans le juger, sans le nier, tout entier à l’école du réel ? En tout cas, j’avais discrètement déserté les champs de bataille, filé sur la pointe des pieds afin de laisser un peu de place, pour une fois, à l’autre. J’avais éclaté de joie. Mesquines quintes passionnelles, craintes infondées, nombrilisme invétéré… tout cela avait, l’espace de quelques heures, explosé. Une fragilité se révélait : une fois les armures posées à terre, un être encore frêle pouvait aller nu au-devant de la vie. Et ma faiblesse ne me retenait plus. Elle ne représentait plus un problème et devenait le lieu d’un apprentissage, d’une quête nouvelle et inédite. Au contact de ces cœurs meurtris, plus que jamais j’ai redécouvert une authentique vocation : celle du serviteur imparfait. Ce que l’ascèse, l’exercice ou mes petits combats quotidiens me refusaient, l’expérience sans résistance de l’impuissance me l’offrit, gratuitement. À côté de tant de souffrances, touché par une absolue bienveillance, il me suffisait d’être pour que l’abandon survienne.

C’est donc en serviteur imparfait que je quittai le Népal. De ce voyage, je n’emportai aucun bagage. Je me réjouis même d’avoir perdu beaucoup, passablement d’illusions et sans doute pas mal d’amour-propre.

 

La mort de soi a un goût à cent lieues de mon fantasme dérisoire : devenir Z. Au fond, le moi possesseur peut s’éclipser. Devant l’autre, les rôles sont tombés d’eux-mêmes et la reddition a vu le jour malgré moi.

 

Z nous a rejoints. Il peine à vendre quelques agrumes et nous rions ensemble. Apparemment, devenir Z ne ferait pas de moi un meilleur vendeur d’oranges…

Le Philosophe nu
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