28.
Je viens de donner une conférence sur Épicure et le plaisir d’être.
Singulier contraste ! Hier, dans le bus, j’ai éprouvé la solitude, je n’ai pas osé prononcer une parole qui aurait excité encore davantage les rires. Aujourd’hui, me voici prêt à deviser sur Épicure devant quatre cents personnes. Les hauts et les bas de l’existence, voilà certainement ce qu’il me reste de plus ardu à assumer !
Je commence à comprendre les propos du Bouddha : « Tout est dukkha » – tout est souffrance, insatisfaction ; même ces instants d’enthousiasme où je me sens porté par l’auditoire sont durs à vivre. Et le moment de grâce partagé il y a peu avec Z me plonge, en ce matin, dans un mal-être extraordinaire ! C’est comme si ces paroxysmes faisaient appel d’air et que, réintégrant le quotidien, celui-ci m’apparaissait plus terne et insipide. Au fil de ce journal, je repère une incapacité à apprécier la vie.
En devisant sur Épicure, je me suis rappelé que sa philosophie avait, elle aussi, ses exercices spirituels. Le prokopton devait, par un subtil calcul de ses plaisirs, borner ses désirs afin de rester libre. L’école épicurienne distingue en effet les plaisirs naturels et nécessaires, comme boire et manger ; les plaisirs naturels et non nécessaires, tel l’amour (nous pourrions nous en passer, paraît-il !), et, enfin, les plaisirs ni naturels ni nécessaires : ceux liés à la gloire, par exemple. Pour qui s’engouffre dans cette dernière catégorie, plus de limites ! J’ai besoin de voir Z, j’ai besoin de ce plaisir non naturel et non nécessaire… De ces besoins s’ensuit, immanquablement, l’insatisfaction !
Les épicuriens pratiquaient aussi la confession publique, exercice qui m’a toujours interloqué. Une de leurs maximes proclamait : « Agis toujours comme si Épicure te voyait. » En y songeant, je dois avouer que j’ai souvent accompli des faux pas, à l’abri des regards, dans la solitude. Comment, si ma femme ou un ami s’était trouvé à mes côtés, aurais-je réagi devant les adolescentes du bus ? Voilà un indice pour guider mon choix ! Mais au cœur du paroxysme, lorsque je tremble d’effroi, j’ose à peine aller vers mes confidents par peur d’un jugement.
Pourquoi, dans certaines circonstances, est-ce que je fuis l’autre ? Pourquoi est-ce que je peine à m’ouvrir de mes faits et gestes ? Confesser ses fautes à un proche, lui parler de ses secrètes intentions, risquer un avis autre et, à l’occasion, sortir de la prison des certitudes. Plaisante perspective que d’envisager l’amitié comme le lieu possible d’une libération : jamais l’ami ne pointe du doigt, toujours il se tient aussi éloigné de l’intransigeance que de la complaisance !
Et maintenant au lit ! Je suis harassé…