1.

Ce soir, n’y tenant plus, je me suis précipité chez le médecin. Pourquoi ? Je ne le sais pas trop. Je caressais l’espoir de glaner quelque médication qui me débarrasserait une fois pour toutes de certaines cruelles jalousies. Oui, je suis las de comparer mon corps à celui des garçons qui passent dans la rue, las de ce combat intérieur. À vrai dire, je souhaite calmer la machine infernale et faire un peu obstacle à cette étrange mécanique qui, mêlant désirs, peurs, déceptions, m’arrache souvent à moi-même et me met à la torture.

Le bon docteur m’a écouté et sa bienveillance a un peu détendu le volontaire déboussolé qui commence ce journal. Son ordonnance m’a déconcerté. À la fin de la consultation, il m’a lancé : « Écrivez-nous un traité des passions ! »

 

Un traité de mes passions ? Gageure immense et prétentieuse, pour tout dire ! Je viens de jeter un coup d’œil à ma bibliothèque. Je découvre de quoi dissuader le plus téméraire des passionnés : Platon, Aristote, les stoïciens, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Descartes, Hume, Rousseau, Kant, Hegel, Freud, Heidegger ont écrit sur les passions… Comment, dès lors, sans trembler, prendre la plume et prétendre à quelque chose de neuf ? Ce soir, une chose est sûre : la passion me joue de sacrés tours et je veux progresser vers un peu de détachement, cette terre lointaine à laquelle j’aspire. Car les passions me tiennent au corps, et à l’âme. Et quand elles me tiennent, je peux bien dire : « Adieu, prudence ! » Colère, tristesse, peur, envie, jalousie, rien de ce qui est humain ne m’est étranger.

Le nœud du problème, le cœur, c’est toujours le refus de la réalité. Devant quelques jeunes mâles qui paraissent si à l’aise face à l’existence, je ressens cette envie, cette jalousie, bref, une fascination qui laisse croire que la vie me serait définitivement meilleure ou du moins plus facile si j’arpentais les rues dans une silhouette idyllique, propre à faire chavirer chaque spécimen du beau sexe.

Oui, c’est un malaise imperceptible et quotidiennement subi, curieuse force, qui me déroute aujourd’hui. Non, les plaies les plus douloureuses ne sont pas toujours celles que l’on croit.

Une force trouble, un émoi, une blessure intérieure me contraignent donc à prospecter, à chercher des moyens de vivre plus librement. En somme, il ne s’agit que d’un banal manque de confiance en moi, du handicap sans doute et de ses séquelles psychologiques qui refont surface.

Je suis jaloux des corps des garçons de mon âge. C’est plus fort que moi, vraiment !

Ils me fascinent tant ils semblent bâtis pour la vie. Je me surprends à ressentir un désir furieux, cannibale. Je voudrais les bouffer, devenir ces corps. J’entends parfois la voix du vieux Platon qui, dans Le Banquet, fait dire à Aristophane : « Au temps jadis, notre nature n’était pas la même qu’aujourd’hui, mais elle était d’un genre différent. Oui, et premièrement, il y avait trois catégories d’êtres humains et non pas deux comme maintenant, à savoir le mâle et la femelle. Mais il en existait encore une troisième qui participait des deux autres, […]. En ce temps-là en effet il y avait l’androgyne […]. Deuxièmement, la forme de chaque être humain était celle d’une boule, avec un dos et des flancs arrondis. Chacun avait quatre mains, un nombre de jambes avec, au-dessus de ces deux visages en tout point pareils et situés à l’opposé l’un de l’autre, une tête unique pourvue de quatre oreilles. En outre, chacun avait deux sexes et tout le reste à l’avenant, comme on peut se le représenter à partir de ce qui vient d’être dit1. »

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces créatures avaient du coffre. Rivalisant avec les dieux, elles provoquèrent l’ire de Zeus qui, jaloux et se sentant menacé, les coupa en deux. Zak ! Depuis, nostalgiques, pauvres et incomplètes moitiés, elles espèrent forcément, férocement retrouver leur complétude d’antan. Le mythe me révélerait-il une secrète aspiration : conquérir ma puissance, ma suffisance, greffer à ma fragile moitié une autre, plus robuste, en faire un garçon sans failles et pour tout dire, sans handicap ? Depuis un moment, j’ai jeté mon dévolu sur mon ami Z, je rêve de devenir lui, de quitter mon corps pour me loger définitivement en lui, vivre une autre existence. Avoir ses mains, ses pieds, son torse, sa silhouette, tout en somme, et me promener dans la rue, beau et fier, magnifique. Aussi, je souhaite sans cesse être avec lui, pour recueillir de sa force, de sa virilité. Seul, je peine à trouver la joie ; seul, je ressens un vide. Enfant, j’ai trop entendu que j’étais différent, pas comme les autres, que mon corps avait un problème. Z me manque dès que je le quitte, je le veux pour moi, je le veux à moi. Au fond, je le considère comme un dieu. Ce n’est pas nouveau. J’ai trop idolâtré, trop souffert. Depuis mon adolescence, il y a eu V, P, E, S, tous de puissants mâles à l’ombre desquels la frêle créature que je suis pensait s’épanouir. Avec les filles, connaissant un insuccès flagrant, je me suis pris à vouloir être quelqu’un d’autre. Ces jeunes hommes précisément, étaient autant d’Apollon qui ont peuplé mon panthéon. Celui qui commence ce journal endure aisément la fascination jusqu’à s’y perdre. Il aspire à guérir de cette grotesque tare et à ne plus tomber raide de jalousie devant le premier beau garçon venu. Ce poids, ce mal-être, ces tiraillements, il n’en veut plus ! L’esclavage n’a que trop duré !

 

Je me disperse… Tenir un journal, ce n’est certes pas vider ses poubelles. Je dois tenter l’authenticité autrement. Qu’il me suffise de dire que la passion constitue mon terrain d’exercice presque à plein temps ! C’est un peu pour rendre service, beaucoup pour me soigner, que j’entreprends cette enquête. Voguant sur l’océan des passions, libre des préjugés les plus grossiers, j’espère que les tempêtes me révéleront quelque chose de beau.

Sur la mer, récifs nombreux en vue ! Plus que tout, un obstacle me freine. Comment, alors que la tradition propose autant de théories sur les troubles de l’âme, trouver (sans me référer mécaniquement à l’histoire des idées) l’audace d’affirmer une pensée, la mienne ?

 

L’homme qui écrit ces lignes est la proie du doute. Comme il peine à dégager sa propre voie, il aimerait que les philosophes veuillent bien lui offrir leur protection. Nietzsche a raison : « Certains ne parviennent pas à devenir des penseurs parce que leur mémoire est trop bonne2. » La mienne, qui jadis me livrait volontiers de toniques préceptes quotidiens, est aujourd’hui encombrée de références. Elle risque fort de m’enchaîner ou, pire, de me transformer en perroquet. Donc, citer peu, le moins possible. Enquêter, chercher, rencontrer. Du neuf, du neuf, rien que du neuf… Se résoudre à consigner ici les révélations qui feront mon quotidien. Craignant plus que tout le nombrilisme, je souhaite accorder une large place aux rencontres qui jalonnent mon existence. Pour d’évidentes raisons, les prénoms et les noms des personnes qui apparaîtront dans ce journal ne correspondent pas, sauf accord de leur part, à la réalité (confidentialité oblige, respect et paix des ménages aussi).

 

Un mot enfin sur l’écriture. Souvent, elle m’essouffle : peur du jugement, des critiques, envie soudaine et irrépressible de me taire à jamais, impatience, sentiment d’avoir tout dit, manque d’inspiration… écrire ne m’est pas une sinécure ! Sans parler des difficultés techniques : je tape ces notes à deux doigts, car je ne puis pas toujours les dicter. Les prouesses littéraires ne passeront donc pas au premier plan. L’essentiel est ailleurs.

Allons, ne tardons plus ! Je commence.

1.

Platon, Le Banquet, 189d-190a, Paris, Flammarion, 1998, p. 114-115.

2.

F. Nietzsche, Humain, trop humain, par. 122, in F. Nietzsche, Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 744.

Le Philosophe nu
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