53.

Devant un film sur Antonio Damasio1, j’ai tout de suite envié ce garçon qui, suite à un accident, s’est trouvé soudain incapable d’éprouver la moindre douleur physique. Qu’on lui écrase un doigt avec un marteau, qu’on lui envoie des décharges électriques dans le corps, il ne ressent rien ou presque. Un tel individu fait forcément envie à celui qui souffre d’aimer, à celui qui connaît le chagrin ou la peur. Cependant, j’ai vite perdu mes illusions lorsque cet homme-cobaye a dit regretter sa capacité à souffrir : en effet, depuis cette perte, il ne peut plus éprouver sympathie ni compassion à l’égard d’autrui. Les tiraillements intérieurs seraient-ils réservés aux êtres sensibles ? Pour le meilleur et pour le pire, les passions, les émotions nous rendraient-elles proprement humains, excellemment humains ? Nous rapprocheraient-elles de l’autre ? À l’heure où j’écris ces lignes, alors que, encore trop souvent, il me faut déplorer mes quintes passionnelles et toutes sortes de tyrannies intimes, j’ai, je l’avoue, bien du mal à savourer la chance de jouir de ma sensibilité.

Pour tout dire, trop de combats spirituels (j’abhorre cette expression) se déchaînent en moi. Ma raison lutte sans cesse contre mon affectivité. Je dois tout de même reconnaître que, parfois, j’aime mes quintes passionnelles et qu’avec volupté je me soumets à leur esclavage. Après tout, ne viennent-elles pas pimenter une existence, cacher un vide ?

Même si ma jalousie pour les garçons normaux diminue par palliers, ou du moins évolue en dents de scie mais se calme, je dois bien conclure que ma volonté et ma raison n’ont pas les pleins pouvoirs en ce domaine. Dans ce journal où j’entends et prétends enquêter sur l’utilité pratique des exercices spirituels, il convient désormais d’ouvrir un sacré chantier : l’acrasie, l’impuissance de la raison, la faiblesse de la volonté. J’ai beau ne plus du tout vouloir tomber dans ce travers, j’y tombe pourtant, j’y cours même. Tout se passe comme si, morcelé, mon être devenait le terrain d’une violente lutte intestine. Ainsi, ce matin, alors même que je songeais au détachement et aux pages que je rédige, ma fille a osé plusieurs fois me déranger ! Et je me suis surpris à la rabrouer, elle qui avait eu l’impertinence d’ouvrir la porte de ma chambre avant que je n’aie achevé ma réflexion sur la paix de mon cœur…

Encore combien de disputes, de bagarres, combien de combats, de batailles, combien de conflits vont-ils se déchaîner en moi ?

Et combien de résistances ?

 

La philosophie parle d’incontinence. Est incontinent celui qui, impuissant à se maîtriser, observe piteusement le spectacle désolé de ses affrontements intérieurs. Puisqu’il ne se contient pas, il ne peut donc rien : il reconnaît ainsi que c’est plus fort que lui.

Voilà en fait ce qui m’épuise. J’ai résisté, des années durant, à mes secrètes jalousies, mais elles subsistent et j’y succombe avec une constance et une certaine délectation qui me consternent et me découragent : ces échecs à répétition constituent une menace à prendre au sérieux. Comment sauvegarder une joie motrice quand ni les efforts ni la volonté, quand rien ne résiste à ce qui nous enchaîne et nous met à la torture ? Comment espérer trouver un peu d’unité afin de régler ces guerres civiles, ces séditions, ces rébellions, tout ce fatras intérieur ?

L’inefficacité de ma lucidité m’étonne parfois. Ne servirait-elle qu’à révéler le gouffre qui sépare affectivité et raison ?

En somme, je mets au jour un déséquilibre fondamental qui, sans une bienveillante vigilance, pourrait bien me plonger dans la haine et le mépris de moi (impuissant, je m’accuse souvent, je me blâme, je m’accable : « Je ne suis pas à la hauteur », « Je ne devrais pas tomber si bas », « Tu n’as pas su accueillir ta fille alors que tu passes tes journées à écrire des exordes sur le don de soi »…)

Et une impuissance totale : je sais que telle rencontre va me rendre malheureux, j’y cours tout de même. L’incontinent que je suis est résolument incapable de faire ce qu’il veut… Mais que peut-il bien espérer s’il ne croit ni au volontarisme ni au rationalisme ? Prudence, prudence… Douter de la puissance de ma volonté et de ma raison, ce n’est certes pas les bazarder, c’est simplement accepter que, malgré leur force, elles ne puissent pas tout.

Pourtant, pas plus tard que ce matin, j’ai lu que le novice qui frappe à la porte d’un monastère zen se fait mille fois rabrouer, mille fois refuser, et qu’il lui faut réunir une persévérance et une détermination extrêmes pour finalement y accéder. Le maître Soko Morinaga raconte :

« Hakuin Zenji, un des plus grands maîtres du zen Rinzai, affirmait que pour mener réellement une pratique ou n’importe quel effort, trois éléments étaient essentiels : une foi bien enracinée, un grand doute et une puissante détermination. Foi, c’est la foi en son maître et en la vérité qu’il représente. Au demeurant, c’est la foi dans la puissance illimitée de la nature de Bouddha qui loge au cœur de chacun d’entre nous. Le doute peut sembler très précisément à l’opposé de la foi, mais il faut le comprendre comme la conscience permanente de sa propre immaturité et de la présence résiduelle en soi du problème non résolu […]. Il faut alors agir avec grande détermination, c’est-à-dire coller à la pratique avec un véritable courage2. »

Vraiment, il ne s’agit pas de bazarder toute volonté. Dans les récits des moines zen, je vois des adeptes grincer des dents, persévérer, attendre dans la neige avec patience et conviction, mettre toute leur force pour cheminer vers le satori. Bref, une grande fermeté, de la persévérance sans aucune crispation, voilà ce que je retire de mes lectures. Saurai-je les imiter ?

Je me méfie des pénibles injonctions : « À force de volonté, on peut tout », « Raisonne-toi ! » Semblables propos n’apportent que culpabilité, embarras et désolation. Oui, j’ai ri trop vite lorsque j’imaginais saint Augustin crier en tremblant : « J’avais dit : “Donnez-moi la chasteté et la continence, mais ne me les donnez pas à l’instant.” Je craignais d’être exaucé trop vite, d’être trop vite guéri de la maladie de la concupiscence, que j’aimais mieux assouvir que supprimer3. » C’est donc qu’il souhaitait encore profiter, le garnement ! Tout cela illustre à merveille la division de l’être. Il désire la chasteté, mais pas tout à fait. Une partie de lui résiste, n’y croit pas, n’en veut pas, s’oppose… mais finit par succomber.

La passion révèle mes impuissances, mon incapacité à changer. Et que dire de sa rémanence, de sa force d’inertie : « Je continue à haïr mon ennemi alors même que j’ai appris son innocence. » Comment un individu, morcelé, divisé, en lutte, pourrait-il goûter le contentement ?

L’incontinent trouve en lui ses propres obstacles, ses barrières sont intra mentem, en lui-même. Il se souhaite exempt de colère et de jalousie, pourtant il y succombe quotidiennement.

 

Au fond, c’est l’impuissance qui m’inspire ces lignes, c’est elle qui appelle de tous ses vœux la paix.

1.

A. Georget, Sur les traces de Phineas Gage. Au cœur de la raison, film documentaire diffusé sur La Sept / Arte en 1998.

2.

S. Morinaga, La Leçon du Zen. Face à mon incommensurable stupidité, Paris, Le Courrier du Livre, 2004, p. 75-76.

3.

Saint Augustin, Les Confessions, chap. VII, op. cit., p. 166.

Le Philosophe nu
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