27.
La boîte à outils a volé en éclats. Et la difficulté de la pratique m’a rappelé à l’ordre. Dans le bus, je tangue. Six jeunes filles éclatent de rire. Le véhicule s’arrête, les adolescentes sortent, je les suis, bringuebalant. Je veux m’expliquer. Nouveaux ricanements. Humiliation renouvelée. En colère, j’ai oublié Sénèque et Épictète, et Spinoza ne m’a pas aidé.
Tandis que je marche dans la rue, l’indignation s’estompe peu à peu et le calme advient. Et si ces moqueries pouvaient aussi devenir l’occasion de ma pratique, la pierre de touche de mes progrès ? Je m’étonne que pareilles railleries m’atteignent encore et me surprennent. Pourtant, elles ne datent pas d’hier. Me revient alors à l’esprit un exercice spirituel déniché chez Épictète : se préparer au pire. Je devine que le réel ne déçoit que celui qui attend trop de lui : « Lorsque tu es sur le point d’entreprendre une action, remets-toi dans l’esprit ce qu’est cette action. Si tu vas te baigner, représente-toi ce qui arrive dans un établissement de bain : les gens qui t’aspergent d’eau, qui te bousculent, t’injurient, te volent. Et ainsi tu entreprendras ton action avec plus d’assurance, si tu ajoutes pour toi-même : “Je veux me baigner et en même temps que mon choix de vie reste en conformité avec la nature.” Et qu’il en soit de même pour chaque action1. »
Se préparer au pire, c’est avant tout être prêt à discerner où se cache la véritable joie, celle que ne sauraient altérer ni les railleries ni les contrariétés du jour. En définitive, la joie n’en dépend absolument pas. L’exercice, au moins, dépouille de cette attente ridicule : les circonstances, les proches doivent me rendre heureux. Une chose est de le savoir, une autre de le vivre. Mon maître en détachement a, en ce moment, le droit de vie et de mort sur ma bonne humeur. Je lui donne cette funeste prérogative, même si lui n’en veut pas !
Bref, ce n’est pas une âme chagrine qui dépose les attentes, mais au contraire un cœur qui s’efforce de trouver la joie en tout et ne se laisse enfermer dans aucun attachement. Souhaiterais-je sombrer dans une indifférence où, pour me blinder contre la souffrance, je m’isole et je n’aime plus ? Ici aussi le chemin de crête est périlleux à suivre.
Pour revenir à l’épisode du bus, j’ai pris à mon compte et de plein fouet la méchanceté ou du moins l’ignorance qui endurcit et anesthésie certains cœurs.
Nouvelle règle du jeu donc : sans me blinder, considérer ce type d’épreuve comme un exercice. Au fond, quelle meilleure occasion de progresser que celle qu’impose le réel ?
Épictète, Manuel d’Épictète, 4, Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 166.