14.
J’ai pris l’habitude de philosopher chaque matin avec mes enfants, je tente de leur transmettre un certain regard sur la vie. Aujourd’hui, en les conduisant à l’école, je livre donc comme à l’accoutumée ma doctorale petite leçon de choses. Nos entretiens roulent de la pollution au bon usage des feux rouges, de l’éloge de la singularité au respect de l’autre en passant par la peur, la prudence, les exercices spirituels ou le racisme d’affiches publicitaires qui, ces temps, font froid dans le dos. Ainsi le spectacle du monde et de sa cruauté, ou plutôt de sa précarité, me pousse à planter quelques germes féconds dans leur cœur. Déjà, je voudrais susciter en eux une réflexion, du recul (mot qui revient si souvent dans les messages), voire un brin d’esprit critique.
De leur bouche tombe parfois quelque oracle. Lorsqu’ils m’obligent à laisser de côté toute référence superflue aux philosophes – sitôt que je mentionne Spinoza, ma fille prend son air malicieux pour me dire : « J’en ai marre de Spinoza ! » Ou quand ils répondent à mes questions avec une roborative simplicité. Ce matin, ils sont restés hésitants face à ma question : « Pourquoi va-t-on à l’école ? » Je n’ai pu m’empêcher de donner ma version : « Pour être dans la joie. Savoir lire, écrire sont des cadeaux, ils aident à vivre »… Comme je n’obtenais toujours aucune réaction, j’ai renchéri : « Et vous savez ce qu’est la joie ? » Tout sourire, mon fils, en pleine phase anale, a répondu : « Faire un beau caca », alors que ma fille précisait : « La joie, c’est être content. »
Être content, voilà une évidence ! Elle me rappelle l’invitation de Spinoza, qui m’habite presque quotidiennement : « Bien faire et se tenir en joie. » Je crois bien que si je possédais l’Acquiescentia in se ipso, le contentement, je cesserais d’envier le sort des beaux gosses et ma fascination pour Z tomberait d’elle-même, sans effort.
Mais le plus dur, c’est de croire en la possibilité de ce contentement sans se braquer, sans multiplier avec volontarisme les exercices spirituels ni se réfugier dans l’immobilisme par peur de le perdre. Dans mon sevrage, j’ai encore trop tendance à m’agiter, à bander ma volonté. Pour me calmer, je relis les messages du micro-trottoir du jour. Je m’aperçois que pour cheminer doucement vers cette liberté, il me faut un viatique. Les internautes ne s’y trompent pas : certaines passions font de lourds dégâts. « La fascination crée le manque », « La cupidité nous fait tout sacrifier pour elle », « La jalousie nous emprisonne »… Je concède que pour dépasser cela, un moteur puissant est nécessaire, ne serait-ce que pour échapper à la force d’inertie des passions et, paradoxalement tenter l’inaction. Dans Humain, trop humain, Nietzsche dégage une voie royale : « Chaque fois que notre âme se repose sous les rayons de soleil de la joie, elle jure involontairement d’« être bonne », de « devenir parfaite1 ». Lumineuse invitation qui pourrait faire de la joie un guide, un moteur, sur les chemins de l’existence. Nous conduira-t-elle vers la profondeur et le don ? Nous rendra-t-elle, par sa fécondité, meilleurs ?
Pour le moment, retenir que la joie n’advient pas qu’au bout du chemin. Ce serait sans cesse la différer et cruellement se priver des fruits qu’elle prodigue avec mille largesses. Elle est l’unique bagage que je me dois d’emporter. Souvent, je sacrifie le plaisir de cheminer pour ne considérer qu’une idéale et trop lointaine destination : « Quand j’aurai accompli cela, je serai heureux ! » Aujourd’hui, je me prends à rêver d’une ascèse qui conjugue repos et exercices spirituels, en douceur !
Comment savourer la joie dans le présent ? Comment cesser de vivre toujours à un stade préparatoire ?
« La joie, c’est être content. » Ainsi parle ma sage et innocente fille et l’ami Spinoza de confirmer : « La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même ; et nous n’en éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que nous en éprouvons la joie que nous pouvons réprimer ces désirs2. » Me voilà fort loin d’un ascétisme chagrin, d’un renoncement sans joie qui anesthésie plus qu’il ne délivre. Pour me détacher des passions tristes, pour diminuer peu à peu les dépendances, je veux et dois glaner la joie où elle se donne, demeurer au soleil.
Dans l’épreuve, donc, face aux tiraillements, percer le brouillard et trouver les rayons de joie, dans une rencontre, dans le rire d’un enfant, auprès de l’ami. Dans mon obsession, je reste dans la brume sans oser une percée vers le soleil. Observer plutôt, déceler les sources et réveiller dans le fond du fond, ce baume et ce fortifiant. La joie se découvre alors, son feu s’alimente. Mais je m’exalte. Je dois me souvenir de ce jeune homme qui, il y a peu, au terme d’une conférence, m’a mis échec et mat : « Et si on ne l’a pas, cette joie. On fait quoi ? »
Je suis resté muet.
Dans mon histoire, la joie m’a été donnée par l’autre, par les rencontres. Un certain caractère, un état d’esprit, beaucoup de chance, voilà les mille et un hasards qui en ont fait ma compagne.
« Et si on ne l’a pas, cette joie. On fait quoi ? » Spinoza, encore lui, apporte un élément de réponse. À ses yeux, la Béatitude n’a pas de commencement. Justement, la Béatitude, la joie suprême, c’est la satisfaction de l’âme, la connaissance de Dieu3.
Mettre ses pas dans ceux de Spinoza et comprendre que pour accéder au contentement de l’âme, il s’agit de se savoir partie d’un tout afin d’assumer son existence… Mais la crainte est là : si la Béatitude n’a pas de commencement, et si je ne la possède pas, me voilà décidément mal barré ! Le casse-tête paraît énorme. Puisque la joie suprême n’a pas de commencement, c’est que, peut-être, déjà elle se trouve en nous, au fond du fond. De même que je suis déjà nu sous mes vêtements, de même la joie est là, dissimulée sous l’épaisse brume des passions tristes, des désirs artificiels et des peurs. J’ai donc tort de supposer que je goûterai à la joie inconditionnelle une fois réglée la fascination pour Z. Par définition, la joie inconditionnelle, c’est tout de suite, sans condition ! Difficile cependant d’y croire lorsque tout tourne mal, quand me voilà au fond d’un gouffre, quand je me précipite vers un sms pour calmer mes démangeaisons passionnelles !
Voici peut-être l’infime marge de manœuvre : tel un sourcier, me rapprocher de la source, chercher les lieux où elle jaillit, révéler la joie qui surgit d’un rapport neuf à l’existence, au Tout qui entoure, qui ouvre, dilate notre être. Je perçois que l’obsession relève de la privation, qu’elle me coupe de la joie : elle est le voile qui la cache. Dès lors, loin de me raidir, je souhaite oser voir sous le voile. Quelle meilleure image de celui-ci que ces yeux braqués sur un texto, qui ignorent le monde et toute la beauté qui environne ce malheureux message ! Ce qui est merveilleux dans la pensée de Spinoza tient précisément à ce que son ascèse consiste à développer un amour de soi, un accueil inconditionnel de la réalité.
En écrivant ces lignes, je mesure combien je m’égare lorsque je dis : « Comme la vie serait plus belle sans ce foutu handicap ! »
F. Nietzsche, Humain, trop humain, par. 339, « Opinions et sentences mêlées », in F. Nietzsche, Œuvres, op. cit., p. 812-813.
B. Spinoza, Éthique, op. cit., V, prop. 42, p. 320-321.
B. Spinoza, ibid., V, prop. 33, p. 313. En effet, l’Amour intellectuel de Dieu, qui est la Béatitude, est éternel.