Seattle
Les nuages s’accumulèrent et la pluie grisa le trottoir. Max Glaucous aimait cette ville. Elle lui rappelait Londres, où il était né et où, enfant, il aidait à capturer et à vendre des oiseaux chanteurs : de nombreux bouvreuils, des chardonnerets courageux et des linottes délicates, plus jolies que des canaris.
Glaucous se voyait toujours comme un chasseur d’oiseaux, un chasseur un peu empâté et minutieux. Il avait passé la majeure partie de sa vie à traverser l’Angleterre et les États-Unis de nuit, à voyager de villes en trous perdus, à tendre ses filets et à attendre avec une infinie patience qu’apparaisse le plus rare et le plus beau des volatiles. Il était hors de question de capturer et de livrer à ses employeurs un oiseau ordinaire indigne de son art, ce qui aurait risqué de conduire à la fin de sa longue existence nocturne.
Il arrivait à ses patrons d’envoyer deux ou trois chasseurs dans la même région, la même ville, car ils n’avaient que faire des rangs et des privilèges. Il lui incombait alors d’éliminer la concurrence, ce qui n’était jamais très difficile ; la plupart avaient été recrutés récemment, et rares étaient les occasions de se frotter à quelqu’un d’expérience.
Voilà pourquoi il avait répondu à cette annonce – qui n’était pas son annonce –, pourquoi il arpentait la Ve Avenue comme s’il travaillait réellement le jour.
Glaucous était courtaud, large, tassé et avait l’air déterminé. Il était vêtu d’un costume gris de représentant de commerce et d’une chemise blanche. Une cravate noire lui serrait le cou comme un nœud coulant. Des gouttes de sueur perlaient sur son visage pâle et grêlé de cicatrices d’acné. Il s’arrêta à l’ombre de la marquise d’un cinéma et sortit un mouchoir de sa poche. Ses mains étaient épaisses et fortes, et ses doigts constamment repliés pour masquer les cicatrices de ses jointures. L’air était frais, mais une fissure était apparue dans la couche nuageuse, et Glaucous n’aimait pas le soleil ; sa chaleur et sa lumière, sur les routes mouillées, lui rappelaient des choses perdues… notamment sa capacité à ressentir des regrets. Les rayons traversaient ses petits yeux noirs et s’engouffraient dans son crâne où ils illuminaient des espaces vides pareils à des trous sur les étagères d’une vieille bibliothèque.
Ses narines palpitèrent de part et d’autre de son nez cassé et boudiné. Les yeux mi-clos, le mouchoir rangé dans la poche, les mains posées sur sa fine canne noire, Glaucous vit, comme sur le canevas d’une lanterne magique, un chariot tiré par un âne chargé de filets et de cages en osier, de paniers de lourdes étoiles de fer destinées à lester les filets ; la linotte qui leur servait de leurre – un peu triste dans sa minuscule prison en fil de fer – sur le banc, à côté du vieux chasseur bossu ; le voile sombre d’une aube printanière tiré sur les rues telle une serviette sur une cage. Le maître du jeune Max – sa seule famille – grimaçait, se demandant quel terrain de chasse visiter et jusqu’où s’aventurer. À cette période de l’année, ils avaient l’habitude de se rendre à Hounslow pour capturer des bouvreuils.
À peine réveillé, il écoutait la voix douce de son maître infirme pendant qu’il attachait les cordes en trébuchant sur les pavés cassés. Assis à l’arrière du chariot tressautant, ses petits yeux rivés sur l’aube violette…
Plus tard, pendant le trajet de retour vers Londres et les boutiques de leurs commanditaires, Max arracha les plumes grises et brunes prises dans les filets et équilibra les paniers fermés. Leurs centaines de prisonniers cessèrent lentement mais sûrement de piailler, se serrèrent les uns contre les autres comme des poussins, et fermèrent leurs yeux terrifiés. De nombreux oiseaux succombaient avant même que des femmes au foyer sentimentales s’extasient devant eux. Il lui revenait de ramasser les morts et les mourants et de les jeter dans les bordures d’arbustes et le caniveau. En ville, il arrivait que des rats bruns et luisants dansent entre les roues de leur chariot et festoient.
Dans un sous-sol mal aéré, le bossu apprenait à Max à se faire obéir des bouvreuils, à utiliser un voile et la faim pour mater les nouveaux arrivants, à leur faire entendre des chants, à leur montrer furtivement le soleil ou à leur donner un peu à manger pour les récompenser. De cette manière, il enseignait aux petites créatures à siffler les airs les plus populaires du moment.
Le vieux chasseur d’oiseaux était mort de la tuberculose après soixante années de souffrances. Avant d’être chassé du misérable abri mansardé qui leur servait de maison par le véritable fils de son maître, Max avait rendu leur liberté à tous leurs animaux, soulevant les couvercles en osier et chassant les oiseaux capturés durant la semaine écoulée. Son ultime acte de charité.
Glaucous avait visité une dernière fois son terrain de chasse favori après l’inauguration de la gare de chemin de fer de Hounslow Barracks, étonné et attristé de voir ces champs autrefois familiers sillonnés d’allées, parsemés de maisons en briques jaunes et de jardinets. Après toutes ces années, beaucoup de choses avaient changé, sauf lui. Il chassait toujours de jeunes créatures pour le compte d’hommes fortunés et de leurs dames. Cependant, sa nouvelle cliente – la Princesse de Craie –, n’était pas une femme ordinaire.
En tout cas, l’atmosphère matinale n’avait pas changé.
Il rangea son mouchoir, alluma sa pipe, jeta son allumette et quitta l’ombre de la marquise. Il marchait vers le sud, s’éloignait de la richesse étincelante des pelouses bleu-vert, de la pierre rouge et grise, du béton et de l’acier, et de la foule de jeunes employés de bureau, et se rapprochait des repaires de ceux qui avaient les yeux vides et la main tendue. Toutes les villes étaient identiques, sous le soleil et sous la pluie. La prospérité et la richesse écrasaient de leur poids les nécessiteux.
Glaucous posa son regard de professionnel sur certaines des personnes qui se tenaient debout ou accroupies sur le trottoir, telles des poupées poussiéreuses : escrocs, jongleurs, malfrats, bohémiens comme on en trouvait dans toute grande ville. Il s’intéressait surtout aux plus jeunes. Certains d’entre eux pouvaient être des Opportunistes ou des Changeurs inconscients de leur talent modeste mais néanmoins intéressants, surtout s’ils commençaient à rêver.
En marchant à vive allure, il était possible de traverser Seattle d’est en ouest en moins de une heure, ce qui n’était pas possible à Londres. Toutefois, il préférait rester assis dans son appartement et attendre plutôt que d’arpenter les rues. La mine patiente du chasseur d’oiseaux, façade trompeuse de tranquillité.
Il trouva la Mercedes grise dans un parking miteux. La lunette arrière était dorée, le tableau de bord recouvert de douze reçus : un par jour. Des ongles aiguisés avaient creusé des tranchées dans la crasse autour des serrures des portières. C’était donc vrai : le Fournisseur1 et son incendiaire partenaire étaient en ville.
Glaucous se tourna vers l’est, regarda les numéros des immeubles et trouva l’entrée de l’hôtel Gold Rush. Il s’arrêta, tapota sa canne et laissa échapper un long soupir contemplatif. Derrière la lourde porte de verre, coincée entre un antiquaire oriental et un dépôt-vente abandonné, le hall étroit de l’établissement offrait une ambiance hospitalière, quoique poussiéreuse et couleur café. Une peinture épaisse, sale et craquelée, recouvrait des murs non décorés et des moulures en plâtre. Deux canapés marron usés et une vieille chaise entouraient une table basse noire constellée de brûlures de cigarettes, sur laquelle trônaient des piles de magazines à peine déballées : Seattle Weekly et Stranger.
Un employé d’âge mûr avisa Glaucous et sortit de sa retraite derrière le comptoir. Le visiteur hocha la tête avec un sourire, comme s’ils s’étaient déjà rencontrés.
— Un certain M. Chandler est-il descendu chez vous ? demanda-t-il. Il m’attend.
L’homme prit un air désapprobateur.
— Appelez-le avec notre téléphone ou montez directement.
Londres – nid en fil barbelé pour ses pauvres oisillons – eut tôt fait de transformer le jeune Max en petit dur au regard menaçant de cinglé. Mis à la rue après la mort de son maître, le garçon de douze ans s’était vite amélioré au jeté de pièce et aux cartes. La faim et l’inexpérience l’avaient rapidement conduit à se battre, d’où ses mains striées de cicatrices, ses oreilles enflées et les trois virages de son nez. Au cours d’une bagarre dans un music-hall, une chute dans un escalier en pierre avait apporté une touche finale à son physique de bouledogue, stoppant sa croissance à un mètre soixante. Toutefois, peu nombreux étaient ceux qui osaient s’attaquer à une pareille brute. Après quelques mois d’apprentissage, Glaucous commença à travailler comme garde du corps pour des gens fortunés qui possédaient des appétits difficiles à assouvir : les cartes, les putains, les paris. Les événements dont il fut témoin, les missions qu’on lui confia, étaient bien plus horribles que tout ce qu’il avait vu lorsqu’il chassait les oiseaux. Ses clients, ses associés et ses ennemis lui donnèrent une variété de sobriquets : « le Bouclier », « le Briseur d’os », « le Casseur », « Poings d’acier », « la Canne », « Johnny la brute ». En deux ans, il apprit à se taire et à escamoter ce qu’il pouvait pendant que ses employeurs se vautraient dans l’alcool ou la drogue.
Victime de parésie, le dernier employeur de Max finit paralytique, incapable d’émettre autre chose que des gémissements et des couinements. Une infirmière montra à Max comment soigner le visage ruiné de son maître avec de la cire et des morceaux d’étain, comment remplir les fissures et remplacer les morceaux manquants, tandis que le patient syphilitique grotesque respirait avec force sifflements par son absence de nez.
Bientôt, Glaucous recouvra sa liberté, tandis que la maison de son employeur était condamnée et ce qui restait de sa fortune dilapidé en poudre de perlimpinpin. Il n’y avait rien à récupérer, et pourtant…
Glaucous était conscient d’avoir un talent inhabituel, même s’il avait du mal à y croire et ne s’en servait que rarement. Cependant, après une semaine passée à coucher dehors, poussé par la faim, il n’eut guère le choix. Il aiguisa son don et se fit rapidement une réputation dans l’univers fermé du jeu : la réputation d’un homme dangereux. Au service d’un maître des classes aisées, son aptitude était tolérée mais, tout seul, Glaucous n’était utile à personne d’autre qu’à lui-même et donc ne servait à rien.
Un gentilhomme de la noblesse, vaguement apparenté à la famille royale, le surprit à tricher aux cartes. Ses hommes de main encerclèrent le jeune homme laid et contrit. Le gentilhomme ordonna qu’on l’enferme dans une cage comme un chien et qu’on le conduise à sa résidence secondaire.
Là, on confina Glaucous dans une cave constituée d’une série de pièces cadenassées. Chaque salle était un peu plus grande et éclairée que celle qui la précédait. Le maître des lieux finit par le confier à un type gras et bête appelé Shank, chargé de le châtier pour amuser le patron et de découvrir quel talent pouvait bien avoir ce petit dur. Ce fut chose faite.
Shank informa la jeune brute que son aptitude avait un nom. Glaucous était un Opportuniste né.
— Autrement, tu te serais fait écraser depuis longtemps, dans la rue, expliqua-t-il. Certains parlent de « chance » ou de « bonne fortune ». Ici, on dit Opportunisme. En fait, c’est une histoire de volonté. Il te suffit de vouloir très fort quelque chose pour changer le cours des événements. Uniquement pour ton maître, cela va sans dire.
Sous la direction de Shank, Glaucous fit tomber des pièces du bon côté, changea l’ordre des cartes dans un paquet sans le toucher, dirigea la bille de la roulette et les boules de bois numérotées dans les cages sphériques. Leur séduisant maître n’était pas un joueur, mais savait que nombre de ses amis étaient prêts à payer de diverses manières pour profiter de la compagnie d’un jeune homme dans son genre dans les clubs qu’ils fréquentaient.
Ainsi le sort de Max Glaucous s’améliora, tandis que la moralité de ses fréquentations diminuait, au contraire de leur rang social et de la qualité de leurs vêtements.
Glaucous prit un exemplaire du Stranger et l’ouvrit au hasard à la page des annonces classées. Voilà… L’annonce, mais pas son annonce. Il laissa tomber le magazine sur la table et s’engagea en silence dans la cage d’escalier.
Au deuxième étage, il huma l’atmosphère et tendit la main à la recherche de flux rétrogrades. Encore deux étages. Au quatrième, Glaucous s’arrêta près d’une porte coupe-feu, vérifia que les gonds ne grinçaient pas et la poussa. De l’autre côté, il y avait six chambres – trois de chaque côté – et, à l’extrémité du couloir, une fenêtre antieffraction. La lumière qui la traversait vacillait : elle se méfiait des Opportunistes, et il y en avait deux à proximité.
Glaucous effleura la poignée de la première porte, à sa gauche. Une musique inaudible et des voix agressives d’adolescents : la télévision. Discret comme un chat, il se retourna et toucha la porte d’en face. La chambre était vide mais pas silencieuse… pas pour ses doigts inquisiteurs en tout cas. Quelqu’un avait permis qu’on l’assassine ; les nœuds de malchance vibraient toujours et émettaient une plainte chantante.
Glaucous glissa dans le couloir. Il trouva ce qu’il était venu chercher derrière la porte suivante : respiration lente et régulière, jeunesse relative – le Fournisseur avait moins d’un cinquième de son âge et une force gâchée et peu contrôlée.
Une fois de plus, ses narines palpitèrent : un parfum de mèche de bougie. Il s’agissait sans toute de la partenaire du Fournisseur, femme voilée et dangereuse. Glaucous colla son oreille contre la porte et entendit une pièce tomber sur la moquette fine de la chambre en produisant un bruit mat. Probablement un dollar Morgan en argent. Le Fournisseur s’entraînait. Face. N’importe qui pouvait réussir ce truc, sauf que le Fournisseur ne comptait pas les tours effectués par la pièce. Il tirait sur des fils de longueurs différentes. La pièce ricochait au plafond ou contre un mur, mais elle tombait toujours sur face.
Glaucous synchronisa sa respiration avec celle de l’homme. Il se cala aussi sur d’autres rythmes : débit du sang, du liquide lymphatique et de la bile. Il se mua en ombre.
Il s’accroupit dos au mur et ferma les yeux.
Et attendit.
Peu de temps après sa dernière visite à Hounslow, alors qu’il était au sommet de son art – sa réputation le précédait et avait une influence néfaste sur les paris –, son employeur l’avait informé que le moment était venu pour lui de changer d’air. La carrière de joueur de Glaucous était terminée, du moins à Londres, et peut-être même dans toute l’Europe.
— Tu devrais essayer Macao, mon jeune ami, lui suggéra Shank, avant d’ajouter à voix basse et en regardant par-dessus son épaule qu’il pouvait lui arranger un rendez-vous avec une personne susceptible de l’employer à long terme et de lui offrir une situation confortable.
Glaucous s’était en effet lassé de la rue.
Comme dans un rêve, il suivit les instructions de Shank et emprunta une rue crasseuse proche du marché de Whitechapel où, au fond d’une impasse, il rencontra un petit homme pâle comme la mort, déformé, moisi comme une lavette humide. Le nain lui fourra dans la main une carte embossée sur laquelle figurait un seul mot ou un nom : « WHITLOW ». Au dos, quelqu’un avait griffonné une phrase, une mise en garde :
« Cette fois, pour toujours. Notre Livide Maîtresse attend son dû. »
Glaucous avait entendu des informations confuses et parcellaires sur ce personnage au cours de ses voyages. À la tête d’un groupe d’hommes à la réputation pour le moins douteuse, on parlait souvent d’elle mais la voyait bien peu. Elle avait de nombreux noms : la Livide Maîtresse, la Princesse de Craie, la Reine en blanc. Personne ne connaissait vraiment la nature de ses activités, mais il semblait que des choses horribles arrivaient immanquablement aux personnes traquées par ses hommes et femmes de main. Des choses horribles dont « le Gouffre », qu’il fallait éviter à tout prix.
Libre pour la première fois depuis dix ans, souffrant d’une curiosité perverse, Glaucous prit le train, puis marcha jusqu’à Borehamwood, où il fut accueilli par un jeune type affublé d’un pied bot, au teint cireux, au nez étroit, aux cheveux fins jaunasses et aux yeux bleu foncé. Il était vêtu d’un costume noir et lui donna son nom de famille uniquement.
Il s’agissait de Whitlow.
Whitlow portait une canne laquée noire au pommeau en argent ainsi qu’une petite boîte grise dont le couvercle était orné d’un dessin étrange.
— Ce n’est pas pour vous, lui dit-il. J’ai rendez-vous avec quelqu’un d’autre tout à l’heure. Ne perdons pas de temps.
De cette rencontre – collection d’images grises et brunes –, Glaucous se rappelait surtout sa nervosité et son embarras. Il portait un ensemble en laine mal coupé, car Shank l’avait obligé à rendre les beaux vêtements de son maître. (« As-tu déjà vu un singe posséder sa livrée ? »)
Whitlow partagea avec lui le brandy de sa flasque en argent, avant de le précéder dans une allée flanquée d’arbustes et de l’escorter jusqu’à la demeure principale, paradis pour rongeurs, dont une aile était effondrée et l’autre colonisée par les pigeons. Whitlow ouvrit la porte avec une énorme clé et, le sourire aux lèvres, poussa Glaucous dans un vestibule jonché de meubles cassés, d’os de souris et de chats arrangés en anneaux et en spirales sur le sol, puis vers une pièce spéciale où, disait-il, personne n’était entré depuis plusieurs centaines d’années. De plus en plus difficiles à trouver, ces pièces étaient réservées aux serviteurs les plus proches de la Dame qui, murmura-t-il en ouvrant la porte, était celle qui payait leurs factures en fin de compte.
Whitlow referma la porte derrière Glaucous.
Après un long moment de silence étouffant – tellement long que Glaucous commença à avoir faim –, il fut rejoint par un être sans substance, un gentilhomme, à en juger par sa voix douce et son odeur, ou plutôt son absence d’odeur. La silhouette nébuleuse drapée d’une cape d’ombres profondes ne prit jamais vraiment forme. Le personnage ne cessa pas d’effleurer le visage et les épaules de Glaucous – ses doigts voletant comme des mouches –, comme s’il était aveugle.
— Je ne vais jamais nulle part, chuchota-t-il. Je suis là, toujours, et cet endroit se déplace là où j’ai besoin de me rendre. On m’appelle la Mite. Je suis le recruteur et le coursier de la Maîtresse.
Il parla pendant ce qui sembla un long moment d’une voix suggestive, modulée, indistincte. Il parla de livres, de mots, de permutations, d’une grande guerre, plus grande que ces monotones visions d’un conflit entre le paradis et l’enfer.
— Nos enfers sont bien assez réels, dit-il. Et notre Maîtresse les contrôle tous.
Cette Dame, expliqua-t-il, était à la recherche de « Changeurs » et de « rêveurs ». Les Opportunistes, après une période de formation, faisaient d’excellents chasseurs. La Mite lui donna un croûton de pain couvert de moisissure et lui tapota la tempe de ses doigts légers.
— Si vous la servez bien, vous ne manquerez jamais de travail, ajouta-t-il de sa voix étouffée. (Il était trop tard pour refuser son offre, semblait-il.) Nous ne payons pas qu’en argent. Inutile d’objecter. À oiseaux différents, cages différentes, monsieur Glaucous. Écoutez bien et je vous apprendrai toutes les chansons que vous aurez jamais besoin de chanter.
Quelques heures plus tard, la porte s’ouvrit et un puissant rai de lumière transperça la pièce. Glaucous cligna des yeux comme une taupe. Whitlow réapparut, qui le poussa dehors. Derrière lui, la pièce lâcha une plainte douloureuse et misérable, un cri de lamentation comme il n’en avait jamais entendu, et reconquit son espace. Épuisée.
Une fois dans l’allée bordée d’arbustes, fatigué et confus, Glaucous demanda :
— Rencontrerai-je jamais la Maîtresse ?
— Ne soyez pas bête, le gronda Whitlow. Il ne convient pas d’espérer une telle chose. La Mite est bien assez mauvaise, et il n’est que l’extrémité de son petit doigt.
Durant les cent vingt années suivantes, Glaucous voyagea de ville en ville, sillonna le Royaume-Uni et les États-Unis… travailla dans des fêtes foraines, des salles de jeu, des attractions de rue, resta à l’affût, fit profil bas et, partout, publia des petites annonces, annonces toujours identiques où seule l’adresse – plus tard, le numéro de téléphone – changeait.
Une question, toujours la même :
« Rêvez-vous d’une ville à la fin des temps ? »
Glaucous resta immobile comme la mort. Il sentait la moindre vibration transmise par les lattes et les poutres. Tout était calme ; il n’y aurait aucun visiteur au cours des prochaines minutes.
Derrière la porte, le chasseur, qui jetait sans arrêt son dollar en argent, n’avait pas respecté les règles élémentaires de politesse. Il n’avait pas informé Glaucous de sa présence et avait gardé pour lui ce qu’il savait. Il braconnait, pour ainsi dire.
Glaucous cogna à la porte avec ses jointures calleuses et s’annonça d’une voix jeune et incertaine, la voix qu’il avait utilisée au téléphone pour répondre à l’annonce du Fournisseur :
— Il y a quelqu’un ? C’est Howard. Howard Grass.
L’homme mince qui ouvrit la porte tenait sa pièce en argent entre le pouce et le majeur. Il avait les pupilles grandes, noires, fixes. Il eut un sourire froid et étonné, qui se mua en un large rictus supérieur.
— Monsieur Glaucous. Quel plaisir de vous voir.
Glaucous savait reconnaître les signes avant-coureurs d’une attaque. Il n’avait pas de temps à perdre.
Entre les doigts de l’homme, la femme couronnée, sur la pièce de un dollar en argent, regardait vers le nord. Glaucous leva un œil, attrapa un fil contraire, le tira sur le côté – et la tête se tourna vers le sud.
Le cœur du Fournisseur se retourna aussi, et son thorax s’emplit instantanément de sang. Ses doigts se tordirent, lâchèrent la pièce. Le morceau de métal gris tomba à plat sur la moquette : pile. Le visage de l’homme prit un teint vert écœurant. Il bascula en silence, tomba, raide comme une planche, et recouvrit la pièce.
Pile, encore une fois.
Dans la salle de bains, la femme voilée se mit à hurler. Sans le Fournisseur pour les contrôler, son talent et sa passion fleurirent, explosèrent. Des flammes jaillirent tout autour de la porte. Glaucous lui offrit son aide.
Elle accomplit ce que désirait le plus son cœur.
Cet après-midi-là, mélancolique, Glaucous était assis dans la chaleur de son appartement exigu. Les stores étaient tirés et la seule petite lampe éclairait le téléphone posé sur la table près de laquelle il se reposait. Derrière la porte fermée de la chambre à coucher, sa partenaire, Penelope, chantait d’une voix douce et enfantine. Autour de sa chanson s’écoulait un bourdonnement constant, semblable au bruit d’une ampoule électrique sur le point de griller.
Les paupières de Glaucous se firent lourdes. Une heure plus tôt, il avait mangé un maigre repas : une pomme et un morceau de pain au froment avec trois fines tranches de salami. À Londres, dans le temps, cela aurait été un véritable festin.
Il regardait attentivement le téléphone dans son rectangle de lumière dorée. Quelque chose bougeait. Il sentait qu’une proie tirait fortement sur la corde d’un de ses pièges. Jusqu’à présent, ses employeurs l’avaient toujours informé des changements de règles dans le jeu. Là, on ne l’avait pas prévenu. Peut-être n’avait-on pas eu le temps.
Avait-il commis une erreur en éliminant le Fournisseur ?
Il se projeta vers l’extérieur et ne sentit pas moins de trois oiseaux dans le voisinage. Oui, il y en avait bien trois, même si l’un d’entre eux semblait étrange, différent de ce à quoi il aurait pu s’attendre. En revanche, par expérience, il connaissait parfaitement les habitudes, les aspirations, les peurs et les besoins des deux autres.
Un air plus sombre était en train d’arriver. Max Glaucous le sentait entre ses doigts légers et chanceux. Longtemps redoutée, longtemps attendue – la destruction annonciatrice de liberté –, une conclusion extraordinaire à ses ennuis.
Trois messagers.
Whitlow se joindra à nous. Et la Mite. Ils ne peuvent y arriver sans moi. Enfin, ma récompense.
Et ma libération.