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Jack regarda par-dessus son épaule. Cela faisait un bon moment qu’il essayait de préserver son avance sur Glaucous et Daniel et de suivre les mouvements de sa pierre. Qu’il ait ou non confiance en eux – ce n’était bien évidemment pas le cas – n’avait aucune importance. Il voulait se tester, voir ce qu’il serait capable d’accomplir tout seul.
La succession infinie de ruines était plongée dans un silence d’un genre particulier, plus profond que la simple absence de bruit. Comme il était seul, il essaya de se rappeler où il était allé, ce qu’il avait vu et entendu. Il s’évertua à tout remettre dans l’ordre sans se laisser distraire ni interrompre.
Sans qu’il puisse expliquer pourquoi, cela l’aidait à voir clair et à réfléchir.
Un sifflement grave et atonal se fraya un chemin entre ses lèvres. Il tint la pierre devant lui et essaya d’interpréter ses mouvements subtils. Progressivement, sur une période de temps sans durée, il se laissa guider sous une espèce d’énorme plaque suspendue à la verticale, accrochée dans des ténèbres distantes : une plaque gondolée et bosselée, qui aurait pu être de la taille de Manhattan. Un Manhattan retourné et suspendu à un crochet, couvert d’éléments de décor gigantesques et cassés aux reflets gris argent.
Croyait-il vraiment qu’il était en train de marcher dans – ou sous – les ruines suspendues d’une ville du futur ? Et, le cas échéant, cela signifiait-il quelque chose ? Que des gens avaient vécu ici autrefois, et que ce qui avait envahi et aspiré toute vie de Seattle avait aussi sévi ici, comprimant tout et réservant un sort commun à tous… ?
Jack n’avait jamais été féru de philosophie, mais ce problème-ci était pour le moins intrigant. Bien qu’il soit encore capable de marcher, de siffler, de voir – de s’émerveiller –, plus rien – y compris le temps – n’avait de sens comme avant. En revanche, son temps personnel s’écoulait bel et bien, et sa mémoire s’enrichissait…
D’ailleurs, n’était-ce pas la définition du temps ?
Il continua à marcher et à siffler, mais décida que penser était devenu inutile. Lorsque le mystère menaçait de vous écraser à tous les coins de rue, l’humilité était l’attitude logique.
— Je suis ce que je suis, murmura-t-il. Je pense, donc je suis. Je me souviens, donc je suis. J’ai choisi mon propre nom, donc je suis. J’ai faim, donc je suis. Je m’inquiète pour mes amis, donc je suis. Je suis curieux de connaître la suite des événements, donc je suis. Je veux continuer et terminer mon histoire – fabriquer plus de souvenirs, il n’y en a jamais assez –, donc je suis.
Je suis seul, mais tout n’a pas disparu autour de moi.
Donc je suis.
Je veux que tout redevienne comme avant, donc…
Très loin, il entendit un bruit terrible… pas exactement humain. Un cri, une plainte de fée désespérée, qui bruinait d’en haut.
— Ginny.
Il se lécha les lèvres pour qu’elles ne se craquellent pas.
Quelque chose lui effleura la cheville : des moustaches ou des antennes. Il pensa à des perce-oreilles géants, sursauta et regarda en bas. Il faillit même laisser échapper sa pierre.
Un chat se frotta à sa jambe, fit le dos rond, le regarda fixement et ouvrit la gueule, comme pour émettre un son, mais se ravisa. Jack croyait le reconnaître : un des chats de Bidewell. Pour une fois, il ne se demanda pas ce qu’il faisait ici. Il n’y avait rien de moins probable que sa propre présence en ces lieux. Il s’agenouilla, caressa la tête douce, la prit dans sa paume, repoussa en arrière les oreilles de velours et fut aussitôt submergé par une vague de réconfort, de normalité, d’assurance. Les chats pouvaient produire cet effet-là. Être accepté des chats – animaux distants par nature – vous conférait une valeur.
— On dirait que je ne suis pas tout seul à essayer de maintenir un semblant d’ordre. Tu ajoutes toi aussi ta pierre à l’édifice.
Le chat ronronna son accord, lui mordit légèrement le doigt, s’éloigna de quelques mètres en courant, s’arrêta, s’assit et attendit. Décidé à se remettre en route, Jack leva le messager au-dessus de sa tête.
Le chat s’en fut. La pierre et lui semblaient d’accord sur la direction à prendre.