Capitol Hill
Penelope émergeait rarement de sa chambre, et Glaucous ne pénétrait dans son sanctuaire que lorsque c’était strictement nécessaire. Le bourdonnement bas et constant, les murmures de consolation doux et hypnotiques lui disaient tout ce qu’il avait besoin de savoir. Ce qu’il y avait derrière cette porte fermée à clé était dangereux, y compris pour lui.
Chaque jour, sa tâche la plus ardue consistait à rendre sa partenaire heureuse. Chez Glaucous, les changements avaient été subtils. Penelope, elle, avait perdu énormément de choses au cours des trente dernières années, et pas uniquement les charmes de sa féminité – sa beauté et sa jeunesse –, mais aussi sa dernière étincelle d’intelligence, car il en avait fait un outil merveilleux et docile.
Glaucous déplia le London Times qu’il avait acheté sur University Way et, le cigare à la bouche, les yeux plissés et satisfaits, lut les gros titres. Il était installé dans un grand fauteuil en cuir noir, le torse épais vautré contre le dossier, une jambe courte et grosse posée sur un repose-pieds – ses orteils effectuaient des mouvements lents et précis comme il lisait –, l’autre pliée, le pied chaussé d’un chausson.
En plus d’un siècle et demi, il avait appris à reconnaître les schémas : économiques, politiques, philosophiques et même scientifiques. Les instincts qu’il avait développés lorsqu’il était le compagnon des riches et des ambitieux lui servaient aujourd’hui. Au fil des décennies, il avait accumulé des richesses. Car il convenait d’être prudent. Tous les employeurs finissaient par connaître l’échec et par laisser leurs employés sur le carreau. D’où la nécessaire circonspection. D’où le besoin de reconnaître les systèmes et les modèles, d’apprendre à les utiliser.
Des cendres tombèrent sur sa veste en soie. Il leur donna une pichenette, les étala, brossa le tissu avec des doigts épais, couverts, sur la première phalange, de poils gris bouclés. Autour de ces derniers, il avait des durillons de tailles, de formes et de densités variées, que Sherlock Holmes se serait fait un plaisir d’analyser. Durant sa longue vie, Glaucous avait gagné sa vie de nombreuses manières, accumulant cicatrices, marques et blessures infligées par des éperons de coqs, des mâchoires de chiens, de rats, ou encore des dents humaines. Des morsures et des coups.
À force de se battre, il avait aussi le nez tordu et les oreilles épaissies.
Toutefois, il y avait plus intéressant pour un éventuel détective : trois durillons en forme d’anneaux à l’extrémité de chacun de ses doigts, conséquence d’une vie d’homme mortel passée à dissimuler, faire tourner et rouler des pièces et des cartes. Sans compter qu’il n’avait plus d’empreintes digitales depuis le début du siècle passé.
En plusieurs décennies passées à attendre dans la pénombre, il avait accumulé de la graisse dans ses bras rose et olive pâle, son dos, ses hanches larges et ses grosses jambes. Toutes ces choses qu’il avait fait subir à son corps, toutes ces cicatrices qui ne disparaîtraient jamais. Combien de temps cela durerait-il encore ? Son corps était une machine douée d’une résistance hors du commun, une machine qui avançait en sifflant, le souffle court. Peut-être vivrait-il éternellement, mais il fumait depuis tellement longtemps que ses poumons étaient en mauvais état, complètement bouchés, même.
Un jour, peut-être, viendrait le temps de la purge et du renouveau. Fini les vices. Marcher, faire de l’exercice, manger sainement et en petites quantités, arrêter la cigarette, nettoyer ses tissus des scories accumulées ces cinquante dernières années : une vie de moine qu’il détestait déjà.
Peut-être, mais cela l’étonnerait.
Glaucous avait esquivé et triché pour allonger sa vie. Et puis la Maîtresse lui avait donné un coup de pouce. Tant d’histoires, tant de perspicacité, mais à quoi bon ? Il se voyait comme un spécimen exposé dans un musée des horreurs. Un jour, lorsqu’il n’aurait plus de travail, Maxwell Glaucous serait libéré, sa résistance atteindrait ses limites et son don lui serait retiré. Mais quand ?
La pièce était sombre ; seule la feuille de papier froissée sur ses genoux était un peu éclairée. Le téléphone était resté muet toute la journée. Avant cela, il n’avait reçu que des appels bizarres : des types curieux, obscènes, ivres, des gars qui s’ennuyaient, des fous… la faune habituelle.
Néanmoins, il savait reconnaître les schémas. Maxwell Glaucous n’était pas venu dans le Nord-Ouest, ne s’était pas installé à Seattle par hasard. Il sentait toutes les ondulations de l’océan humain local, les sillages tracés par de petits bateaux à la proue pointue dans cette confusion, ce bouillonnement de destins désorganisés.
Sept ans à sillonner le continent, à parcourir un nombre incalculable de kilomètres au côté d’une partenaire solitaire et déplaisante…
Ses paupières tombèrent. C’était l’heure de sa pause matinale. Il se réveillerait dans quelques minutes, reposé et alerte. Pour le moment, cependant, il ne pensait qu’à sa sieste, qu’à son besoin irrépressible de piquer une tête dans le fleuve Léthé. Le bourdonnement dans la chambre à coucher, le silence de sa propre chambre mal aérée, le confort doux de son fauteuil en cuir. Il regarda sans le voir le téléphone sur son meuble ; son regard gris et mouillé se posa lentement sur son nez bulbeux, sa vue se brouilla…
Soudain, il ouvrit les yeux en grand et se raidit. Quelqu’un venait de frôler la porte d’entrée de l’appartement.
Il voyait ou imaginait des phalanges blanches, suspendues dans les airs, puis il entendit un tambourinement suivi d’une phrase rapide, prononcée d’une voix grave, pareille au bruit produit par des cailloux roulant dans le fond d’un ruisseau boueux :
— Je sais que vous êtes ici, Max Glaucous ! Ouvrez-moi. Vieille époque, vieilles méthodes !
Glaucous n’attendait personne.
— J’arrive.
Il se leva promptement et, avant d’aller ouvrir, frappa à la porte de Penelope.
Le bourdonnement cessa.
— Nous avons de la visite, chérie. Sommes-nous prêts à recevoir ?