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Jebrassy est arrivé à l’orée de lueur bleutée. Il est nu et frigorifié ; ses jambes sont presque congelées. Deux grandes personnes – il suppose que ce sont des personnes, en dépit de la brume et de la neige omniprésentes – approchent. L’une d’entre elles se baisse et le prend par les aisselles pour l’aider à se relever.
Elles sont grandes, mais ne sont pas des Grands ; elles ne ressemblent pas à Ghentun. À travers la tempête verdâtre, il fixe un visage familier, puis un autre. Il se voit à travers l’autre, et permet à celui-ci de le voir, même s’il est difficile de distinguer quoi que ce soit. Des flots constants de lumière bleue se déversent entre eux, rendant les contours flous, mais renforçant leur volonté, leur redonnant de l’énergie.
Ils parlent, mais leurs mots sont difficiles à comprendre. Alors il leur offre tout ce qu’il possède, tel un enfant donnant ses jouets à de nouveaux amis, à de vieilles connaissances : le polyèdre sculpté, pourvu de quatre trous.
L’objet s’embrase presque, se couvre d’arcs bleus.
Les deux personnages produisent leurs pierres ; profondément enfoui dans la matière des deux objets, un œil rouge brille avec intensité. Il doit s’agir des…
Les messagers leur tombent des mains, s’emboîtent et s’imbriquent dans le polyèdre au style semblable. Ils ont traversé des milliards d’années pour se réunir dans un univers mourant, pour retrouver enfin le chemin du retour.
Cependant, il reste deux trous à remplir.
Daniel passe à côté des restes déchiquetés et cristallisés de Glaucous et Whitlow. Il ignore ce qui s’est passé ici, ou si cela est terminé ou non. De toute façon, il est davantage intéressé par ce que font les chats, tout près de là. Il suit leurs empreintes de pas ensanglantées et fumantes sur la glace transparente.
La sphère armillaire rétrécit. Les bandes se resserrent et accélèrent. Un genre de brume neigeuse lui recouvre les pieds, les genoux, puis les épaules. La glace se craquelle et des morceaux se détachent, se soulèvent. Il se fraie un chemin, les doigts réchauffés par ses messagers.
Les chats se trouvent au centre, il en est quasi certain. Pendant un instant bref et stupéfiant, il baisse la tête et les voit qui crachent, griffent et mordent.
Les chats sont en train de tuer une chose qui se tortille dans un trou. C’est un processus lent. La chose persiste à se régénérer, mais elle ne peut s’échapper. Des morceaux mâchouillés et fumants de théophanie ricochent sur la glace, déroulant des plumets de particules virtuelles.
La luminosité décroît. Daniel ne voit presque plus rien. À l’intérieur, Fred se demande comment il est possible d’exister dans de telles conditions. Ils se trouvent dans une spore toujours plus petite d’espace-temps : un morceau de réalité qui tente de résister en vain au néant, qu’on ne peut ni voir, ni imaginer, ni raconter.
Pas ci, pas ça. Ce rien.
— Nous sommes ici parce que nous le voulons et l’avons toujours voulu, dit Daniel, parce que c’est la vérité.
La vibration stridente et déplaisante, dans sa tête, cesse d’un seul coup. La chose brune et tordue a été détruite… mise en lambeaux.
Si la spore est réduite à néant, alors la mort du Typhon – Daniel est persuadé que la victime des chats enragés, dans cette fosse indistincte, est bien le Typhon – n’aura aucun sens. Elle ne sera pas enregistrée.
Elle ne sera pas réconciliée.
Le Typhon pourrait revenir au hasard, d’une manière inattendue et illogique, quoique aussi réel que la première fois.
Les chats s’écartent. Nombre d’entre eux ont perdu une patte, ont la tête déformée, la fourrure brûlée, les yeux vides. Leur intervention leur a coûté très cher.
Daniel recule, lui aussi. Cette scène est on ne peut plus familière, même si la présence des chats n’est pas systématique. La pierre le tire dans une autre direction, loin de la fosse, des chats, des restes du dieu de pacotille.
Les secondes s’écoulent à chaque passage des bandes de la sphère armillaire qui se rapetisse toujours.
Il fourre la main dans sa poche. C’est ce qu’il fait chaque fois. Il transmet toujours ce qu’on lui a donné afin de sauver ce qui doit l’être, ce qui réduit à néant ses chances de retrouver l’être qu’il aime plus que le monde tout entier… celle pour laquelle il a parcouru tout ce chemin.
Qui… ou quoi. Cela a toujours été notre question, non ? Qu’aurions-nous pu être l’un pour l’autre ?
J’ai traversé le Chaos. La cité rebelle se mourait : assiégée par le Typhon, trahie par le Prince de la Cité. Malgré cela, je l’ai retrouvée. Et j’ai accompli mon devoir. Nous étions d’accord. Je devais retourner au commencement avec un morceau de la Babel – la pièce finale – et, sur le conseil du Bibliothécaire, avec un morceau supplémentaire, en cas de nouvelle trahison, au cas où un autre fragment aurait été perdu…
Ainsi, je suis retourné en arrière avec les derniers messagers et, par la force brute, je me suis frayé un chemin dans les premiers cerveaux intelligents de notre jeune cosmos.
Le seul berger qui ne rêve jamais.
Le mauvais berger.
Jack est là, près de lui, et lui pose la main sur l’épaule.
— Vous savez ce que c’est ? demande-t-il. Moi, en tout cas, je n’en ai pas la moindre idée.
— C’est le bordel, voilà ce que c’est, répond Daniel. Prenez-les. (Il lui tend les deux pierres.) J’en ai assez… pour cette fois.