La première île
— Tu crois vraiment que j’aurais révélé ton secret à une flamme ? demanda Khren.
L’air choqué de son ami était la preuve irréfutable de sa culpabilité.
Ils se reposaient dans la niche de Khren au milieu d’un butin coloré et inutile : des fanions d’équipes adverses, deux stravies molletonnées ornées de feuilles enroulées sur lesquelles on avait gravé des vœux pour la chance et pour la force, ainsi qu’une belle cruche de tork, que Khren avait gagnée en pariant sur la bonne équipe.
— Qu’est-ce que tu lui as raconté d’autre ? demanda Jebrassy.
Khren et lui se connaissaient depuis la crèche.
— Elle était curieuse… Elle a posé des questions, et j’ai répondu. Elle sait s’y prendre, tu sais !
Jebrassy plissa les yeux et sourit.
— Elle te plaît ?
Khren se pencha en arrière et s’abîma dans la contemplation du plafond, agacé par son ami qui ne semblait pas croire en la possibilité de cette relation.
— Bien sûr que non, répondit-il. J’en ai une autre en vue.
Jebrassy n’avait pas rencontré cette autre, ni même entendu son nom.
— Si j’avais eu des vues sur elle, reprit Khren, j’aurais tenté de la dissuader de partir. Je lui aurais dit que cette idée d’une marche des jeunes était stupide et dangereuse. Regarde : toi, tu viens d’être déshérité à cause de cela.
— De quoi aurais-je hérité ici ? demanda Jebrassy.
— Moi, je suis bien ici, rétorqua Khren. L’escarmouche s’est bien passée. D’ailleurs, pourquoi nous battrions-nous, si cet endroit ne valait rien ? Par ailleurs, on dirait bien que tu as réussi à attirer l’attention d’une belle flamme en montrant tes muscles et en distribuant des coups. Oui, décidément, tu es un rebelle et un intellectuel de premier ordre…
— Nous ne pouvons pas nous protéger contre les Grands. Pour eux, nous sommes de vulgaires jouets.
— Je préfère nous voir comme des expériences, le contra Khren.
Ayant atteint les limites de sa capacité philosophique d’abstraction, le garçon haussa les épaules.
— Où est la différence ? l’interrogea Jebrassy.
— Nous sommes la dernière génération, ce qui signifie aussi que nous sommes les meilleurs. Si nous sommes des expériences, alors nous surpasserons tous nos prédécesseurs, et ils nous récompenseront de notre courage en libérant les Gradins. Après, nous pourrons aller où bon nous semblera. Y compris dans le Chaos, s’il vaut le coup d’être visité, ce que personne ne sait.
— Moi, je le sais. J’en suis certain. J’ai mes sources…
Khren haussa les sourcils, amusé.
— Quel savant !
— Eh bien, oui, je sais des choses. (Jebrassy se rappela alors qu’il avait d’autres griefs contre son ami.) Pourquoi lui as-tu parlé de mes errances ?
— Je n’ai pas fait exprès. Elle m’a posé la question, mais on aurait dit qu’elle était déjà au courant. Elle est très persuasive…
Son visage large et buriné s’illumina, et il lança un regard suggestif et lubrique à son ami.
— Contrairement à moi, elle a toujours ses patrons, dit Jebrassy. À mon avis, elle n’est pas près de nous adresser de nouveau la parole.
— Ah !
Khren se leva, se servit un autre gobelet et se laissa retomber sur ses coussins sans renverser une seule goutte de tork. Puis il examina la boisson à la lumière chaude dispensée par le plafond.
— Je n’ai pas besoin de partenaire, reprit Jebrassy. Ce que je veux, c’est sortir d’ici, voir ce qu’il y a de l’autre côté des portes.
— Tu ne les as jamais vues, ces fameuses portes. Tu ne saurais même pas les décrire. Cet « autre côté » dont tu parles, c’est juste des mots, des noms. Même si tu crois ces histoires, aucun de ceux qui sont partis n’est revenu pour nous parler de ses découvertes, ce qui, à mon avis, en dit long.
— Forcément ! Les gardiens caftent tout aux officiers, et ceux qui se font attraper sont livrés au Gardien glacial. Ou mis en cage pour amuser les Grands.
— Ce serait trop cruel, même de la part des Grands.
— Je déteste être ignorant ! Je veux voir les choses ! De nouvelles choses ! Je déteste qu’on s’occupe de moi.
Après cette explication, l’atmosphère se détendit et Khren endossa son rôle habituel, celui de l’oreille attentive. En vérité, il trouvait les plans de Jebrassy très intéressants. Il était à la fois amusé et fasciné par les idées de son ami, même si elles le dépassaient, même si elles ne mèneraient nulle part. Pour lui, elles n’étaient que des paroles en l’air, et, secrètement, il espérait qu’il en était de même pour Jebrassy.
— Ton visiteur t’a laissé quelque chose, la dernière fois ? demanda Khren en savourant ce qui restait de sa boisson.
Il avait deux gobelets d’avance sur Jebrassy, qui voulait garder les idées claires pour le lendemain, pour une rencontre qu’il croyait pourtant impossible…
— C’est un imbécile, marmonna son ami. Il m’est inutile, il ne sait rien. C’est un « aaarp ! ».
Il rota pour illustrer sa pensée. Le concept de folie n’existait pas dans la culture des créatures de l’ancienne lignée. L’excentricité, les lubies et les personnalités extrêmes étaient connues, mais pas la folie, aussi n’accusait-on jamais personne d’avoir perdu le sens des réalités. La folie n’existait qu’en tant que vague concept ou sujet de plaisanterie douteuse.
— Alors, il t’a appris quelque chose de nouveau ?
— Je n’étais pas là. Quand il vient, je pars, tu le sais bien.
— Et les dessins sur le velours à gratter ?
— Ils ne veulent rien dire.
— Peut-être que ton visiteur a rencontré son visiteur. Cela expliquerait qu’elle en sache autant sur toi.
— Tu lui as parlé aussi ; tu le connais mieux que moi, dit Jebrassy en s’enfonçant plus profondément dans les coussins.
— Il – tu – était à peine capable de parler, expliqua Khren. Il s’est regardé dans mon miroir et a émis des sons. Il a dit quelque chose comme : « Ils se sont trompés sur toute la ligne ! » – mais mal articulé. Alors, il – tu, ton visiteur – a titubé pour s’asseoir là où tu es assis et a fermé les yeux… tes yeux. Et puis, tu es revenu. (Khren agita le doigt en direction de son ami.) Si c’est cela « errer », eh bien, je préfère ne pas essayer, mon ami.