Le Chaos

Ils n’avaient aucun moyen de savoir quelle distance ils avaient parcourue. Quoi qu’il en soit, ils ne voyaient plus la Kalpa. Les trois bions de la Tour brisée avaient disparu et demeuraient invisibles, même lorsqu’ils descendaient au fond d’une vallée rocheuse.

Le chemin du retour devrait être différent… à condition qu’ils aient la possibilité ou l’envie de retourner chez eux.

Le faisceau gris et aiguisé comme une lame de couteau continuait à tourner au-dessus de leurs têtes. À chaque passage, Tiadba ressentait des picotements sur le crâne. Pahtun avait dit que la lumière provenait du Témoin : une chose ou une personne qui leur faudrait éviter à tout prix.

Les navires spatiaux – les centaines, voire les milliers de coques visibles depuis le versant opposé – avaient disparu. Une fois dans le fond de la vallée, ils avaient découvert des alignements d’éclats noirs sur le sol, des rangées de formes oblongues, silhouettes de coques évanouies jonchées de gravier gris et noir. Eux qui avaient voulu satisfaire leur curiosité…

Ils se reposèrent dans le creux de cette vague de pierre, y installant un générateur de réalité qui créa une bulle de chaleur protectrice autour d’eux pendant qu’ils retiraient leur casque et leur armure, se grattaient et s’efforçaient de vivre normalement.

Frinna et Herza firent une partie de dames bondissantes ; elles tracèrent des cases dans les cailloux et y dessinèrent une alternance de ronds gris et noirs.

Dans la bulle créée par le générateur, la manière dont ils percevaient le paysage environnant était bien différente, voire inquiétante. Les cités en ruine situées derrière les vagues rocheuses vacillaient tels des reflets dans de l’eau. Les énormes coquilles éventrées dans lesquelles ils devinaient d’innombrables étages ne leur apparurent clairement que lorsqu’ils enfilèrent de nouveau leurs armures, remirent leurs casques et désactivèrent l’appareil.

Tiadba constata avec plaisir que les pores émetteurs de lumière verte étaient considérablement moins nombreux qu’auparavant ; les globules verts étaient désormais rares.

— Je n’y comprends rien, se plaignit Denbord lorsqu’ils se remirent en marche.

— Nous suivons le signal, dit Khren avec un stoïcisme de façade.

Tiadba l’avait vu se frotter les pieds et marmonner dans sa barbe sous la protection de la bulle.

— Où sont ces fameux échos ? demanda Nico. (Il n’avait presque rien dit depuis la descente, sans doute pour cacher sa déception de n’avoir pu explorer les vaisseaux de l’espace.) On nous a mis en garde contre de dangereux échos, non ? On était censés apprendre quelque chose de nouveau.

Personne ne réagit à ses piètres moqueries. Ils grimpèrent au sommet de la crête, se retournèrent et découvrirent que la vallée s’était inversée pour devenir un coteau long et continu semblable à une dune, et que les vaisseaux et leurs rampes de lancement étaient de retour. De l’autre côté, les cités n’étaient plus ; à leur place, ils purent admirer des vergers scintillants, composés d’arbustes disséminés sur des collines noires et basses.

— Là, c’en est trop, murmura Denbord.

À quelques dizaines de mètres des premiers arbres, les marcheurs formèrent un cordon afin d’évaluer la situation.

— Ils n’ont pas l’air dangereux, dit Shewel.

Il se tortillait dans son armure ; apparemment, il n’avait pas gratté tous les endroits qui en avaient besoin.

— Ce verger comporte-t-il un danger ? demanda Tiadba à son armure.

Il arrivait qu’elle réponde à des questions directes, lorsqu’elle en était capable. Cette fois-ci, alors que Tiadba voyait des choses de petite taille se déplacer entre les arbres, l’armure tarda à réagir.

— L’évolution est en marche dans cet endroit, finit par répondre son casque. Il conviendrait de faire remonter cette information.

— Ouais, eh bien, je ne vois pas comment, s’énerva Shewel. Ne sait-elle pas qu’on nous a interdit de faire des rapports ?

— C’est quoi, « l’évolution » ? demandèrent simultanément Frinna et Herza.

— Des ajustements qui permettent la survie dans des conditions changeantes. Parfois, les ajustements stabilisent les conditions.

Macht renifla.

— Et ça veut dire quoi, en mots plus simples ? demanda Shewel.

— Il se pourrait qu’il y ait une occasion, ici. Les conditions de réalité et de stabilité sont maintenues sans l’aide de machines ou d’outils. Ces conditions pourraient interférer avec nos armures et les générateurs ou au contraire les renforcer.

— Maintenant, on est fixés…, ajouta Shewel en reniflant.

— Retournez-vous, dit l’armure de Tiadba.

Ils pivotèrent sur leurs talons et virent des silhouettes, au loin : des marcheurs en armures. Ils étaient trente ou quarante, qui descendaient le coteau, mais avec le corps penché vers l’avant, comme s’ils escaladaient une pente.

Bientôt, ils ne furent plus qu’à ce qui paraissait une centaine de mètres.

— De nouveaux marcheurs ! s’enthousiasma Khren.

Il voulut partir à leur rencontre, mais Tiadba le retint par le bras.

— Préparez-vous à fuir, les prévinrent les armures. Ils sont beaucoup plus dangereux que ce verger.

— Des échos ? demanda Tiadba.

— Ce sont des échos, confirma son armure.

Les autres marcheurs – quelle que soit leur nature – se mouvaient lentement, avançaient péniblement, et pourtant, se rapprochaient très vite. Khren gémit. À présent, ils pouvaient voir que les armures portées par ces créatures tombaient en morceaux. Leurs casques déchirés pendillaient mollement sur leurs épaules. Leurs visages étaient ratatinés, sombres, leurs yeux enfoncés, épuisés et désespérés, le regard dans le vague.

Ils semblaient être aveugles.

Ils n’allaient nulle part, répétant des mouvements sans fin. Ils n’étaient plus que des échos.

— Installez un générateur, programmez une bulle très dense et pelotonnez-vous les uns contre les autres, instruisit Tiadba.

La jeune créature venait de se rendre compte qu’elle recevait des instructions – sous la forme d’une succession rapide d’images – alors que son armure était silencieuse. Ses compagnons lui obéirent, se regroupant au centre de l’hémisphère scintillant telles des créatures tout juste sorties de la crèche. Ils se mirent dos à dos, mêlèrent leurs mains, leurs bras et leurs jambes, et surveillèrent les alentours.

Les échos aveugles passèrent de part et d’autre de l’hémisphère, puis bifurquèrent vers la forêt clairsemée, où ils entrèrent en contact avec les branches lumineuses… et éclatèrent comme des bulles de savon. Leur peau, semblable à une combinaison en matière plastique, resta suspendue aux branches, avant de devenir poussière et d’être emportée par le vent.

— Où est Perf ? demanda Shewel.

Ils se retournèrent dans tous les sens. Tiadba se leva, s’extirpa de la masse compacte de leurs corps, mais ne le trouva pas. Ils crièrent, appelèrent, mais n’osèrent pas briser l’hémisphère.

Alors Tiadba le vit, qui s’inclinait vers un groupe de marcheurs aveugles, agitant lentement les bras, comme s’il nageait dans un liquide épais et essayait de rester debout.

Leurs armures en lambeaux, quasi décomposées, les silhouettes grises s’accrochèrent à lui, changeant son rouge vif en gris mort. Puis son armure pela comme la peau d’un fruit bien mûr, et Perf tournoya sur lui-même comme une toupie, tandis qu’on le déshabillait.

À l’intérieur de leur bulle, les créatures assistèrent à ce spectacle sans réagir, tétanisées par la peur. Sous leurs yeux, Perf se tortilla, se trémoussa et se retrouva nu sur le sol couvert de cailloux noirs.

D’autres échos gris et las passèrent autour de lui, à travers lui, effaçant sa substance jusqu’à ce qu’il ne reste plus de lui qu’un mannequin translucide, luisant et tremblotant, comme constitué de gélatine.

Soudain, il fut réduit en poudre, en une poussière qui s’envola, se dispersant dans les volutes noir-violet du ciel.

— Il y en a d’autres ! cria Khren, le doigt pointé vers la crête.

Des milliers de faux marcheurs – de marcheurs morts –, d’échos, s’étaient rassemblés et déferlaient en vagues désespérées vers l’apparente destruction promise par la forêt d’arbres brillants.

— Ce sont ceux qui ne sont pas arrivés vivants jusqu’ici…, lâcha Nico. Pourquoi veulent-ils nous tuer ?

— Serrez-vous les uns contre les autres ! cria Tiadba.

Elle vit clairement l’image dans son esprit, sentit ses muscles réagir, les sentit tous réagir simultanément, protégés et contrôlés par les armures.

L’hémisphère se réduisit et prit une teinte argentée ; il rapetissa, résonnant contre leurs combinaisons. Tiadba fut poussée contre le pied du générateur. Le ciel, l’horizon, tout sembla basculer, se renverser. Leurs visières ne produisaient plus aucune approximation du paysage qui les entourait, car toute leur énergie était utilisée pour assurer leur survie.

Pour la première fois, ils faillirent « voir » le Chaos tel qu’il était vraiment. Mais c’était impossible, évidemment. Ils avaient tellement mal qu’ils ne pouvaient ni bouger ni émettre le moindre son. Leurs armures remplacèrent les choses inconcevables que percevaient leurs yeux par des lavis de couleurs. Du moins Tiadba pensait-elle qu’il s’agissait de l’œuvre de son armure. Il n’y avait aucune façon de le savoir avec certitude, ou même de réfléchir à quoi qui ce soit…

Quelque chose – un semblant d’inquiétude – lui fut transmis par sa visiteuse. Dans cette mer de couleurs changeantes et confortables, elle sentit la présence de l’autre, qui voyait par ses yeux et pensait : Avant de mourir de froid, on sent une chaleur…