« Tout ce que vous croyez savoir est faux.
»
Firesign Theatre
La Kalpa
Venir à la Tour brisée était dangereux.
Seul en bordure d’une salle vide large de sept cents mètres et ceinte de fenêtres en cristal nombreuses et imposantes, le Conservateur Ghentun s’entoura de sa cape pour se protéger du froid mordant. Des bulles d’air fines bouillonnaient à ses pieds, et une fine brume glaciale flottait entre l’ascenseur et lui. Cette partie de la cité n’était pas habituée aux gens comme lui, à son état physique, et rechignait à s’adapter à ses besoins.
Les serviteurs du Bibliothécaire se déplaçaient rarement pour rencontrer les pétitionnaires des niveaux inférieurs. Ghentun avait demandé et obtenu une audience, alors qu’il était presque impossible d’obtenir un rendez-vous.
Les hautes fenêtres offraient une vue panoramique sur les alentours de la cité : les terres intermédiaires, la frontière du réel et, au-delà, le Chaos du Typhon. Dans toute la Kalpa, seule la Tour possédait des fenêtres qui donnaient sur l’extérieur. Le reste de la cité s’était détourné depuis longtemps de cette vision stupéfiante et terrifiante.
Ghentun s’approcha d’une ouverture et se prépara à regarder. Juste en dessous, trois gigantesques structures incurvées pareilles à des proues de navires sur le point de plonger dans les ténèbres, se dressaient les derniers bions de la Kalpa, qui contenaient ce qui subsistait de l’humanité. Un anneau noir et irrégulier s’étirait derrière l’étroite ceinture grise qui entourait ces édifices : les terres intermédiaires. L’ensemble était protégé par une phalange de spires pointées vers l’extérieur qui tournaient lentement sur elles-mêmes et dont le spectacle semblait troublé par une eau vaseuse : les Défenseurs, les plus éloignés des générateurs de réalité de la cité.
À l’extérieur, les restes des bions perdus de Kalpa, quatre cratères emplis de débris répartis sur un vaste arc de cercle qui s’enfonçait dans les ténèbres et se refermait des kilomètres plus loin pour former l’anneau originel de la cité.
Au milieu du Chaos, la sphère massive du Témoin balayait les bions perdus et les terres intermédiaires de sa poursuite grise et coupante comme un couteau. Après avoir passé en revue les Défenseurs alignés dans la brume, le faisceau d’une intensité douloureuse se braquait subitement sur le sommet de la Tour, comme pour l’attraper.
Ghentun détourna les yeux au moment où la lumière pénétrait dans la salle.
Sangmer, le premier à avoir tenté de traverser le Chaos, avait planifié son itinéraire depuis l’endroit exact où il se tenait aujourd’hui. Quelques veillées plus tard, il était descendu de la Tour brisée – déjà appelée « Malregard » à l’époque – et s’était lancé dans sa dernière quête en compagnie de cinq braves. Tous des aventuriers-philosophes, comme lui.
Aucun n’était rentré.
Malregard… La Tour portait bien son nom. Une vue sur le Mal, en effet.
Il sentit une présence derrière lui et se retourna, tête baissée. Comme le Bibliothécaire avait de nombreux serviteurs, il ne savait jamais à quoi s’attendre. Celui-ci – petit angelin au physique féminin – lui arrivait à peine au-dessus du genou. Ghentun colora sa cape en infrarouge, ce qui fit bouillir et disparaître les flaques de bulles d’air les plus proches. Le serviteur changea aussi de spectre, avant d’augmenter la température de la salle et de générer un peu de pression.
Ghentun se baissa pour donner à l’angelin une particule de sol primordiale, un morceau de basalte terrien : le paiement traditionnel pour une audience. Au moindre soupçon d’impolitesse, le Bibliothécaire et ses serviteurs étaient capables de s’enfermer dans un mutisme total pour au moins dix millénaires, ce que la Kalpa ne pouvait plus se permettre.
— Quelle est la raison de votre venue, Conservateur ? demanda l’angelin. Y a-t-il du nouveau de ce côté-ci du réel ?
— C’est au Bibliothécaire d’en juger. Loués soient ses serviteurs…
L’angelin devint argenté et se figea ; il cessa purement et simplement de fonctionner pour une raison inconnue de Ghentun. Le protocole avait pourtant été respecté. Le Conservateur bascula sa cape et son plasma en mode lent pour maintenir un certain confort. Cela allait manifestement durer plus longtemps que prévu.
Deux veillées passèrent.
Autour d’eux, rien ne bougea, à l’exception du puissant faisceau blanc du Témoin, qui balaya la salle à trois reprises.
L’angelin finit par se débarrasser de sa coque argentée et parla :
— Le Bibliothécaire va vous recevoir. Rendez-vous vous sera donné dans moins de mille ans. Transmettez cette information à vos successeurs.
— Personne ne me succédera, rétorqua Ghentun.
L’angelin réagit avec une célérité surprenante.
— L’expérience est terminée ?
— Non. La cité…
— Nous ne sommes plus très au courant ; expliquez-vous.
— Trêve de procrastination. C’est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre. Des décisions doivent être prises sans attendre.
L’angelin grossit et devint translucide. « Sans attendre » pouvait être interprété comme un affront par n’importe quel Eidolon, en particulier par un serviteur du Bibliothécaire. Difficile d’imaginer que de telles créatures se réclamaient toujours de l’humanité, et pourtant, c’était bel et bien le cas.
— Dites-moi ce que vous pouvez sans empiéter sur les privilèges du Bibliothécaire.
— Les résultats de l’expérience sont troublants. Il y a des signes avant-coureurs. La Kalpa est le dernier refuge de la vieille réalité, mais notre influence est trop faible. Comme l’avait prévu le Bibliothécaire, l’Histoire pourrait bien être en train de se déliter.
— Le Bibliothécaire ne prévoit rien ; tout est permutations.
— Certes. Néanmoins, les lignes-mondes sont coupées et reliées de manière peu naturelle. Certaines ont sans doute été dissoutes. Des segments entiers de l’Histoire sont peut-être déjà perdus.
— Le Chaos a reculé… dans le temps ?
— Quelques-unes de mes créatures ont ressenti quelque chose de ce genre. Elles sont nos indicateurs ; elles ont été conçues pour cela.
Intrigué, l’angelin rétrécit et se solidifia.
— Des canaris dans une mine de charbon, dit-il.
Ghentun ignorait ce qu’étaient des canaris et n’était pas sûr de comprendre la notion de mine de charbon.
— Ceux de l’ancienne lignée font des rêves étranges ? demanda l’angelin.
Ghentun resserra sa cape autour de ses épaules.
— Je vous ai révélé ce que je pouvais. Je réserve le reste au Bibliothécaire. Il faut à tout prix que je lui fasse mon rapport en personne, comme il se doit.
— Depuis Malregard, nous voyons vos créatures traverser la frontière du réel, violer la loi de la cité. Elles semblent déterminées à se perdre dans le Chaos. Aucune d’entre elles n’est jamais revenue. Votre rapport est-il un aveu d’échec ?
Ghentun considéra sa position avec soin.
— Par nature, les créatures de l’ancienne lignée sont un peuple sensé et déterminé. Je suis humble devant les Eidolons – ces observations sont votre privilège – et j’accepterai les critiques du Bibliothécaire si elles sont méritées. Mais je veux les entendre de vive voix…
Une autre longue pause.
Le faisceau gris du Témoin balaya une nouvelle fois la salle et traversa l’angelin. Ghentun observa l’écheveau de sa structure interne, ensemble constitué de matière noötique de type saphir. L’angelin oscilla devant le visage de Ghentun. Ses lèvres ne bougeaient pas, mais sa bulle de froid miroitait.
— Persuadez un individu victime de ces rêves de vous accompagner à la Tour brisée.
— Quand ?
— Nous vous le ferons savoir.
Une boule de frustration monta dans la gorge de Ghentun.
— Je viens de vous dire que c’était très urgent.
— Non, rétorqua l’angelin. Soit vous m’expliquez tout en détail, soit vous exécutez ces instructions. Le Bibliothécaire vous recevra dans soixante-quinze ans. Cela sera-t-il assez rapide à votre goût ?
— Oui…
— Paix et permutation, Conservateur.
L’angelin s’en fut comme une flèche, déroulant dans son sillage des vecteurs argentés qui s’additionnèrent avant de disparaître. Il fut un temps où les vecteurs de l’angelin constituaient un spectacle merveilleux ; désormais, ils étaient pâles et étriqués.
Destins réduits, chemins étroits.
Ghentun souleva sa cape et quitta Malregard. Il n’avait pas répondu à la question de l’angelin car il comptait garder pour lui ce qu’il savait de ces rêves aussi longtemps que possible. Plus tard, il révélerait tout à l’esprit central du Bibliothécaire lui-même. Du moins l’espérait-il avec ferveur. De toute façon, il n’avait jamais été très optimiste quant au succès de cette entreprise.
La fin de l’Histoire, de tout ce qui était humain et comptait – la disparition dans la masse folle du Chaos, qui menaçait depuis une éternité –, était sur le point de subvenir.
Après cent billions d’années, rien ne pourrait plus sauver la Kalpa.