12
L’infirmière pesa Jack et le conduisit au box du médecin, petit espace gris et rose. Elle lui prit le pouls avec des doigts experts, avant de passer un brassard gonflable autour de son biceps fin et nerveux et de lui mesurer la tension.
Quelques minutes plus tard, le médecin arriva et referma la porte. Miriam Sangloss avait la quarantaine, était mince, avait la mâchoire carrée et les cheveux bruns et courts. Elle était vêtue d’une blouse blanche et d’une jupe en laine grise qui lui descendait sous les genoux. Des chaussettes noires ornées d’horloges orange et des baskets noires complétaient sa tenue. Sur sa main gauche, il remarqua un grenat d’au moins deux carats.
Elle lui lança un sourire furtif et l’examina en plissant ses yeux marron.
— Comme va l’ami des rats, aujourd’hui ? demanda-t-elle.
Il se demanda comment elle pouvait savoir. Peut-être Ellen lui avait-elle parlé de lui.
— Bien. Je perds juste des morceaux de mes journées.
Il refusait d’admettre qu’il était malade. Être malade revenait à perdre sa forme. Bientôt il serait lent, ridé, courbé, et plus personne ne voudrait le regarder.
— J’ai des absences, expliqua-t-il.
— Combien de temps ?
— Combien de temps durent mes absences ?
— Non, depuis combien de temps en avez-vous ?
— Deux mois.
— Et vous avez quel âge ? Vingt-cinq, vingt-six ans ?
Elle retourna la feuille de sa planchette porte-papier. Il se demanda comment elle avait pu recueillir autant de données sur lui.
— Vingt-quatre, la corrigea-t-il.
— C’est beaucoup trop vieux. Arrêtez tout de suite.
— Trop vieux pour quoi ?
Regardez-vous : séduisant comme un jeune démon, fort et agile, mince. Vous ne tombez jamais malade. Vous vivez votre vie comme vous l’entendez. Et vous continuerez à le faire – nous n’en attendons pas moins de vous. Alors, quel est votre problème ?
Il vit presque ses lèvres bouger pour prononcer ces paroles, sauf qu’elle n’avait pas parlé à voix haute. Tout était dans son long regard. Elle soupira, regarda sa tablette et dit :
— Racontez-moi comment cela se passe.
— Ce n’est sans doute rien. C’est comme si je n’étais plus là pendant quelques minutes, voire une heure. Cela m’arrive deux ou trois fois par jour. Parfois, je suis tranquille pendant une semaine, et puis cela revient. La semaine dernière, j’ai fait du vélo en pilotage automatique pendant tout l’après-midi. Je me suis réveillé pas loin des docks.
— Pas de bosses ni de bleus ?
Jack secoua la tête.
— Avez-vous eu un traumatisme, récemment ? Vous êtes-vous surpris à agir de manière étrange, à commettre des erreurs de jugement ? Avez-vous des hallucinations ?
Encore non.
— Vous êtes sûr ?
Il contempla une affiche encadrée sur le mur opposé et accrochée à côté d’un tableau en liège ; l’œuvre d’un artiste médical représentant une tête d’homme en coupe et de profil. Elle lui rappela l’époque où il avait appris à avaler des balles de ping-pong et de petites oranges.
— Un genre de rêve. Un endroit. Un état d’esprit.
— Un goût, une odeur ou un son juste avant ou après ces épisodes ?
— Non. Enfin… parfois. Un mauvais goût.
— La sensation évanescente d’un rêve oublié, c’est cela ?
— Je ne sais pas. Je vous assure, ajouta-t-il en la voyant sceptique.
— Pas de drogues ? Du cannabis ?
Il nia solennellement avoir pris de la drogue.
— Ce n’est pas bon pour mon timing, expliqua-t-il.
— Bien. (Elle inspecta sa main gauche, en écarta les doigts, regarda de près ses callosités.) Des cas d’épilepsie dans la famille ? de narcolepsie ? de schizophrénie ?
— Non. Je ne crois pas. Je ne sais pas grand-chose de ma famille maternelle. Ma mère est décédée lorsque j’avais douze ans.
— Votre père fumait-il comme un pompier ?
— Non. Il était grand et très gros. Il rêvait de devenir humoriste.
Il loucha.
Sangloss agita la main, agacée.
— Il faudrait effectuer quelques examens. Pas d’assurance ?
— Zéro.
— Une association de saltimbanques ? Un syndicat ?
Jack sourit.
— Nous pourrions peut-être vous obtenir un rendez-vous à Harborview. Vous iriez, si je m’arrangeais pour qu’ils vous reçoivent ?
— Pour faire quoi ? Une biopsie ? demanda-t-il d’un ton incertain.
— Une IRM. Un scanner du cerveau. En général, le petit mal touche les enfants et disparaît à la puberté. Ces gamins peuvent avoir des dizaines, voire des centaines de crises chaque jour, mais elles ne durent jamais plus de quelques secondes. Vos symptômes semblent différents. La narcolepsie ? Possible, quoique pas tellement plus probable. Quelqu’un vous a-t-il déjà vu pendant ces absences ?
— Je viens d’en avoir une dans la salle d’attente. J’ai continué à tourner les pages, et personne n’a rien remarqué.
Il désigna la chaise, où le magazine dépassait de la poche de sa veste.
— Ah. (Elle lui dirigea le faisceau d’une petite lampe torche dans les yeux.) Un numéro de téléphone ?
— Je vous demande pardon ?
— Votre numéro, pour le rendez-vous.
Il lui donna le numéro de Burke. Elle le nota dans son dossier.
— Je m’arrangerai pour que le docteur Lindblom vous reçoive à Harborview. Allez-y, ne serait-ce que pour ne pas ruiner ma réputation.
Jack hocha la tête, mais regardait déjà ailleurs.
Sangloss brandit une spatule.
— Ouvrez grand. (Lorsqu’il ne fut plus capable d’émettre que des voyelles, elle reprit :) Je vous ai vu dans le centre, il y a trois semaines. Les gens se plaignent-ils que vous jongliez avec des rats ?
— Argh, répondit-il.
Elle souleva le bâtonnet de bois. La langue de Jack pointa entre les doigts de la femme, puis retomba mollement dans sa bouche. Il sourit.
— Cela arrive, reprit-il. Je les laisse câliner les rats, je leur montre comment je les manipule.
— Vous jonglez avec quoi d’autre ? Je veux dire, de vivant ?
— Avant, je jonglais avec un chaton.
— Vraiment ? Pourquoi avez-vous arrêté ?
— Il a grandi, alors je l’ai donné à un ami. Très peu de chats acceptent de se faire manipuler comme cela. Celui-là était spécial. J’ai eu un serpent, aussi. Avec les serpents, c’est plus délicat.
— J’imagine, commenta-t-elle en prenant des notes.
Jack serra la mâchoire.
— Qu’est-ce que j’ai ? finit-il par demander.
— Rien de manifeste, répondit-elle. Gardez un carnet à portée de la main. Notez tout ce que vous pourrez : la fréquence des épisodes, les sensations, l’impression, tout ce que vous vous rappellerez. Ils vous demanderont tout cela à Harborview.
— D’accord.
— Et arrêter de jeter vos rats en l’air le temps d’en savoir un peu plus, d’accord ?
Le docteur Sangloss termina sa journée, dit au revoir à la réceptionniste et aux infirmières, ferma les portes à clé, baissa le chauffage, vérifia les robinets dans les salles de bains et le laboratoire, les serrures et les caméras de sécurité de la pharmacie, puis s’arrêta un instant dans le bureau principal. Le dispensaire soignait des patients très divers. Tous n’étaient pas dignes de confiance.
Le bureau était calme, la rue, derrière les stores à moitié baissés, déserte. Un vent léger s’engouffra en sifflant dans quelque fissure. Le bâtiment était vieux et plein de courants d’air.
Elle traversa le couloir et se rendit dans son bureau du fond, où elle rangea quelques classeurs, et ouvrit le tiroir du bas de son caisson. Tandis qu’elle prenait son téléphone cellulaire, un frisson la parcourut ; étrange, car la vieille chaudière venait de s’allumer pour la dernière fois de l’après-midi.
Presque assez étrange pour qu’elle ouvre le livre que lui avait donné Conan Arthur Bidewell, un livre qu’elle ne devait ni lire ni tenir dans ses mains trop longtemps. Bidewell était un homme bizarre, quoique très convaincant. C’était lui qui payait les factures du dispensaire.
Depuis quatre ans.
Ce soir était le quatrième anniversaire de leur rencontre dans l’entrepôt vert de South Downtown. Un entrepôt vert, un livret relié de cuir vert, à moitié dissimulé sous une pile de manuels et de revue sur une étagère en métal.
Elle fixa son dos court et craquelé, au milieu duquel figurait un chiffre : « 1298 ». Un chiffre ou une date ?
Qu’apprendrait-elle si elle le lisait pour de bon ?
Le docteur Sangloss se détacha de l’emprise du livre et pianota un numéro sur son téléphone. Une femme répondit.
— Ellen ? C’est Miriam. J’ai examiné votre jeune ami. Cela ne fait aucun doute. Vous avez son adresse, n’est-ce pas… ? Je ne sous-entends rien, ma chère. Je suis certaine que notre instinct maternel à toutes se réveillera. Saluez les Sorcières pour moi. Je ne pense pas venir ce soir ; cela pourrait l’effrayer. Faites-moi savoir ce qu’elles en pensent.