Le canal de Ténébros

Pahtun s’était habitué à la pénombre perpétuelle qui régnait dans les parties les plus éloignées des vieux canaux. Il montait rarement dans la Kalpa et se satisfaisait d’accomplir son travail dans les bas-fonds, à l’abri de la lumière de la veillée qui éclairait les Gradins, qu’il appelait par leur ancien nom : la colonie.

Pahtun entraînait déjà les marcheurs avant la naissance des premières créatures. Grand, mince, le visage brun expérimenté, il longeait les canaux en les scrutant de son regard gris et circonspect. Il savait que la cité était mourante… Elle se mourait depuis bien avant sa propre création, mais sa fin approchait pour de bon.

La lumière de la veillée se levait par intermittence sur la voûte lointaine. Des anneaux rouges clignotaient, palpitant autour des zones craquelées et meurtries : une intrusion avait presque détruit les étages inférieurs du premier bion, juste au-dessus de sa tête.

Il finit de parcourir les trente kilomètres qui séparaient le camp de Ténébros et le point de rendez-vous situé entre la première et la deuxième île, où il attendit l’arrivée des gardiens marron et de leurs fardeaux à demi-conscients.

Cette fois-ci, ils n’étaient que neuf, contre vingt en temps normal.

— Grandes destructions, expliqua le gardien de tête. Beaucoup de pertes. Ceux-ci seront peut-être les derniers.

Les jeunes créatures rampèrent à l’ombre des arbustes qui poussaient dans le canal en gémissant doucement. Pahtun les examina une à une tandis que les gardiens s’en allaient. Il souleva leur tête, usant de son doigt-fleur pour capter leurs signes vitaux, et les trouva en forme. Les gardiens ne livraient jamais de créatures blessées ou incapables.

Comme ils se remettaient, il les aida à se relever, les calma en chantant des mélodies composées pour les crèches. Pendant ce temps, ses quatre cohortes traversèrent les canaux jusqu’à l’étendue sablonneuse. Inexpérimentés, mais déjà las de leur tâche, ces jeunes Soigneurs s’occupaient néanmoins toujours des recrues avec patience et professionnalisme. Très vite, ils les remirent sur pieds et les firent marcher en file indienne vers le mur extérieur sombre et le camp d’entraînement qui s’y trouvait depuis que les Gradins et les marcheurs existaient… soit trop longtemps pour que Pahtun veuille se donner la peine d’y penser.

Six mâles et trois femelles. Il observa les créatures désorientées et, comme chaque fois, les envia et eut pitié d’elles… Elles étaient peu nombreuses, petites, perdues. Il se demanda ce qu’elles verraient durant leur voyage.

Seules de jeunes créatures étaient choisies pour les marches : engendrées par la masse primordiale, élevées dans les Gradins, dotées des meilleurs instincts, dont certains ne se révéleraient que dans le Chaos. Personnellement, cette version de Pahtun ne s’était jamais aventuré au-delà des terres intermédiaires. Si ces neuf jeunes créatures étaient véritablement les dernières recrues dont il aurait à s’occuper, alors il ne connaîtrait sans doute jamais la vérité à propos du Chaos et du Typhon.

Il leur montra leurs tentes et s’assura que tout le monde était confortablement installé. Bientôt, ils dormaient tous profondément.

Les cohortes dressèrent leur campement tout près de là, quoique à l’écart des créatures et de la tente solitaire de Pahtun. Elles craignaient et respectaient l’instructeur, mais le trouvaient aussi vieux et étrange. Et puis, quel était le but de tout ceci ?

Peut-être n’y en avait-il pas. Aucun des autres Pahtun envoyés dans le Chaos en violation des lois de l’Astyanax n’était jamais revenu pour raconter ce qu’il avait découvert. Aucun marcheur n’était revenu non plus…