Le premier bion
Les pieds fermement plantés dans un disque de lumière dure et froide, Ghentun volait entre les conduits argentés et brûlants, se faufilait dans des canyons brillants, entre des murs éclatants hauts de plusieurs kilomètres, s’élevait vers les niveaux supérieurs du premier bion : les quartiers des Grands Eidolons.
À une époque reculée – si l’on en croyait les mythes –, les hommes pensaient que l’univers ne vivrait pas plus de quelques dizaines de milliards d’années. Au temps de l’Éclat – le cœur chaud, les origines brillantes des derniers billions de siècles –, personne n’aurait pu deviner que l’Histoire traînerait aussi longtemps, que ses cycles cruels se répéteraient : des guerres succédant à des guerres pendant des dizaines de milliards, voire des billions d’années, faisant des billiards de victimes parmi les êtres intelligents, consumant d’innombrables paradis dans les flammes stupides d’innombrables enfers.
À la divinisation inévitable de milliards de civilisations avait succédé une chute tout aussi inévitable, un retour vers une dissociation individuelle, le règne de l’ignorance, l’oubli : essors et chutes cycliques, pareils aux battements d’un cœur soumis au temps infini et impitoyable.
Durant les milliards d’années primordiales de l’humanité, personne n’aurait pu prévoir la décrépitude et la fragmentation du cosmos vieillissant, ni le fait que certains de ses éléments auraient besoin d’être rénovés ou remplacés. Et encore moins la manière dont les débris du passé se détacheraient, partiraient à la dérive et entreraient en collision avec le présent.
Quant à la dernière partie du Trillénium, passée à l’ombre du Chaos… certaines légendes parlaient des Guerres de masse. Après s’être assurés la maîtrise des années-lumière sombres, les Ashurs bosoniques avaient tenté de prendre l’ascendant sur tout, avant d’être vaincus par les Kanjurs mésoniques, plus tard défaits par les Devas, lesquels étaient construits autour de quarks intégraux. Très vite, les Devas furent alors contraints de se soumettre aux noötiques. La matière noötique, contrat passé entre l’espace, le destin et deux aspects du temps sur sept, était à peine de la matière.
Les noötiques – qui se faisaient appeler Eidolons – réunirent les survivants des dernières galaxies artificielles et les forcèrent presque tous à se convertir. Les vestiges de matière ancienne furent réservés et transportés dans des reliquaires à la longue histoire continue, dont la Terre.
Seuls les serviteurs de la vieille Terre – pour la plupart des Soigneurs et des Modeleurs – reçurent l’autorisation de rester primordiaux, ce qui n’empêcha pas nombre d’entre eux de se convertir. Même Ghentun avait succombé, avant d’être nommé Conservateur. La matière noötique garantissait des environnements plus sûrs et plus coopératifs, des modes de pensée plus efficaces, ainsi que des équipements divers aux contrôles extrêmement fins. Grâce à la noötique, chaque particule était préprogrammée pour réagir de diverses manières, et intégrée dans un système plus vaste aux possibilités infinies.
Durant la dernière période du Trillénium, le contrôle mental absolu de leur enveloppe noötique avait conduit la plupart des convertis à tester toutes sortes d’excentricités, sans pour autant renoncer à leur domination.
Pour Ghentun, les légendes des Guerres de masse contenaient une leçon essentielle : dans une société de prétendus dieux, l’homme humble se devait de rester poli.
Le disque de photons traversa une alternance de masse et de lumière, d’habitats solides et de routes le long desquelles se déplaçaient des citoyens matériels qui, lorsqu’ils étaient lassés de marcher, s’élevaient comme des tourbillons et empruntaient des chemins plus éthérés : des esprits qui vibraient avec les arts et les inventions accumulés au fil d’une Histoire longue de dix billions d’années.
Le disque survola des quartiers rubans peuplés d’anciens Devas qui rejetaient la quasi-totalité des technologies extrêmes. Selon leurs exigences, leurs territoires consistaient en des bobines entassées de paysages urbains qui se renouvelaient en se déroulant lentement. Larges de sept cents mètres et festonnées d’habitats dépliants, elles abritaient des galeries d’expériences et des fermes de régénération. Une foule d’images – des projections de citoyens – apparut autour de Ghentun, vaguement curieuses. À la vue de ce simple Soigneur, elles s’aplatirent et disparurent comme des portraits retournés contre un mur.
Il arrivait à Ghentun de penser que les zones habitées les plus avancées de la Kalpa n’étaient pas moins étranges que le Chaos à l’extérieur. Jusqu’à ce qu’il revoie ce dernier… En comparaison, les districts supérieurs et les rubans étaient familiers et douillets.
Ici, il est difficile d’égarer son esprit – son âme –, mais là-bas, au-delà des frontières du réel…
Le disque de photons se faufilait de manière experte. Il dansait, dessinant une trajectoire fantaisiste pour son plaisir propre, semblait-il, puis il ralentit et profita des derniers kilomètres pour communiquer avec la sécurité de l’Astyanax, essaim de machines semblables – sauf par sa taille et sa puissance létale – aux gardiens des Gradins.
Au sommet de la Kalpa, autour de la base de la Tour brisée, des blocs pareils à des méduses géantes s’élevaient au-dessus de fondations montagneuses, surplombées par une lumière bleutée et diffuse qui se répandait sur la voûte. Ils disposaient des ailerons verticaux violets, verts ou rouges hauts de neuf à douze kilomètres, qui ondulaient lentement. De près, on se rendait compte que ces ailerons étaient composés d’habitats empilés les uns sur les autres et en perpétuel mouvement ; leur profil n’était jamais le même.
Chacun d’entre eux accueillait des millions d’Eidolons.
Même ici, dans la dernière cité…
L’ennui, l’ennui, la répétition infinie des mêmes divertissements, suivie par une période d’oubli triste. Puis il y avait la redécouverte ravie…
Une image minuscule et lumineuse apparut au milieu des essaims de sentinelles, tandis que le disque approchait de la plate-forme de réception. Il s’agissait d’une sphère équipée d’une ceinture équatoriale de lumière émeraude, du sceptre qui annonçait la présence et affirmait les privilèges de l’Astyanax de la Kalpa.
Les sentinelles examinèrent Ghentun, avant de s’écarter pour le laisser passer.
Ghentun descendit sur la plate-forme, et son disque disparut en produisant un « pop » audible, libérant une lueur bleue qui se propagea dans le sol et laissa dans son sillage des polygones rouges et dorés, motifs rituels aussi anciens que le bureau de l’Astyanax lui-même.
Les polygones se déployèrent pour indiquer au Conservateur le chemin qu’il devait emprunter.
Ce dernier conduisait à une porte toute simple. Derrière celle-ci, il le savait, se trouvaient les appartements et les bureaux privés de l’Astyanax. Pour la première fois, le Conservateur des Gradins allait rencontrer le dernier Prince de la Cité dans son sanctuaire le plus secret.