La Tour brisée
Comme on le lui avait demandé : une créature vivante, engendrée dans une crèche à partir de la matière primordiale, pour servir le Bibliothécaire.
Enveloppé d’un scintillement lent, Ghentun se tenait à une extrémité de la grande et haute salle, à une dizaine de mètres de la première fenêtre. À sa taille flottait un jeune mâle anesthésié, recroquevillé et inconscient, blessé, mais sur le point de guérir, soigné et protégé par sa cape.
Le Conservateur des Gradins était comme engourdi. Rien de ce qu’il pourrait faire n’aurait plus aucune importance.
Le temps, la décadence, les conspirations infinies et incompréhensibles – des millions d’années à se protéger de l’innommable, à puiser dans la force vitale de la cité – avaient précipité la fin d’une façon qu’il n’avait pas envisagée.
À son arrivée, Ghentun avait fait le tour de la salle pour observer, par les hautes fenêtres, les trois bions de la Kalpa. L’intrusion avait sérieusement endommagé les niveaux inférieurs du premier bion, dont les fondations enveloppaient les Gradins, et d’où s’élevait la Tour brisée. Le bion méridional et le bion tertien avaient également été très gravement touchés. Des plumets de fumée argentés et lugubres montaient en spirales vers la barrière de pression intérieure.
Au-delà de la frontière du réel, les monstruosités se rapprochaient, comme pour se réchauffer près des flammes qui s’élevaient de la Kalpa attaquée. Le faisceau éternel du Témoin avait accéléré son mouvement de rotation, et son énorme masse de chair solidifiée – autrefois humaine, désormais sans âge et indigne d’être prise en pitié – penchait vers les Défenseurs, anticipant un nouveau sacrifice.
Les Gradins avaient toujours attiré les intrusions les plus puissantes et les plus destructrices. À présent, Ghentun se demandait si une des raisons de cette attention particulière n’était pas en train de flotter près de lui. Depuis la création des Gradins, le Typhon avait sondé la cité comme s’il savait ce qu’il faisait ; si tant est qu’une telle chose soit capable de penser et d’élaborer des plans.
Il regarda vers l’est, à l’opposé du Témoin, et chercha des yeux les marcheurs. Avec un peu de chance, ils partiraient avant l’effondrement final, avant le triomphe du Typhon.
Le Bibliothécaire avait hésité pendant des millions d’années. Un esprit qui dépassait l’imagination… Comment Ghentun aurait-il pu le critiquer ou même le comprendre ? À sa connaissance, cependant, il n’y avait jamais eu de plan… en tout cas, aucun plan explicable à un Soigneur ou à une créature. Il ne valait décidément pas plus que ses charges, que ce morceau de chair, ce jeune né dans une crèche, qui avait persisté malgré toutes les tromperies et toutes les barricades intellectuelles dressées en travers de sa route.
Tout comme les Soigneurs – et Ghentun –, les créatures connaissaient la honte, comme si leur matière primordiale avait préservé l’héritage de cette émotion oubliée des Grands Eidolons.
Un angelin fit son apparition, d’abord au centre de la pièce sous la forme d’une minuscule particule argentée, puis tout près de lui, à quelques mètres seulement. Comme la fois précédente, il était bleu pâle, avait les formes d’une femelle et ne dépassait pas le genou de Ghentun. Cette fois-ci, cependant, il préféra marcher plutôt que de voleter ou de planer.
Peut-être était-ce l’angelin auquel il avait déjà parlé, mais rien n’était moins sûr. L’identité avait peu d’importance dans cette classe de serviteurs.
Ghentun poussa légèrement sa créature. Jebrassy leva la tête, cligna des yeux et regarda autour de lui, mais resta recroquevillé, comme pour profiter de quelques derniers instants de chaleur et se protéger de cette folie.
— Loué soit le Bibliothécaire, chanta l’angelin d’une voix qui rappelait le bruit de l’eau qui ruisselle. L’expérience est-elle terminée ?
— Oui, répondit Ghentun.
— Vous avez apporté le spécimen demandé ?
— En effet. Le Bibliothécaire requiert-il aussi ma présence ? s’enquit Ghentun sans trop y croire.
— Vous accompagnerez la jeune créature.
Jebrassy déplia les jambes et, lentement, descendit au fond de la cape, où il se tint debout tout seul, sous le regard du Grand. Il contempla ensuite avec stupéfaction la forme bleue qui, à quelques mètres de là, émettait un froid intense, malgré la protection de la cape.
Jebrassy était au-delà de la confusion et de la peur. N’importe quoi pouvait arriver. Il l’espérait d’ailleurs : qu’il se passe quelque chose pour mettre un terme à cette horreur.
Alors, il pensa à Tiadba. Il comprit qu’il venait d’émerger d’un sommeil profond et sombre, et eut un frisson. Combien de temps avait-il été absent ? Où était-elle ? L’intrusion l’avait-elle avalée ? Était-elle encore en vie ?
Jebrassy grogna et mit les mains devant son visage pour se protéger de la lumière.
Une voix pareille au couinement d’un insecte-lettre lui parla dans l’oreille.
— Ne fais pas cela. Le froid règne dehors, et le Bibliothécaire ne veut que ton bien. Vous allez tous les deux suivre cette ridicule forme bleue. C’est un grand plaisir pour moi que de vous escorter dans l’endroit le plus extraordinaire de la Kalpa… l’endroit le plus merveilleux qui soit, pour les humains du cosmos tout entier.
Jebrassy leva les yeux vers le Grand, puis considéra la chose bleue avec étonnement : en dépit des apparences, ils étaient tous humains. Était-ce cela, le grand secret ? Il commença à traîner les pieds et se rendit compte que le scintillement protecteur le suivait. Il continua donc à avancer à une allure normale et emboîta le pas au personnage nu. Ghentun resta à sa hauteur.
Rien ne ralentit leur progression, pas même le faisceau tranchant comme un couteau – menace de cécité instantanée – et lointain qui balayait le toit de la salle. Toutefois, Jebrassy ne put s’empêcher de courber l’échine à son approche.
Lorsqu’ils arrivèrent au centre de la pièce – après seulement quelques minutes de marche, semblait-il –, il se retourna, étudia l’alignement courbe de hautes fenêtres et comprit où ils se trouvaient. Les histoires du livre venaient de lui revenir en mémoire.
— Nous sommes à Malregard, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Ghentun.
— Certains l’appelaient en effet ainsi. En tout cas, nous sommes tous les deux très loin de nos quartiers et des nôtres, jeune créature. Ceci est le domaine des Grands Eidolons, qui ne pensent pas et n’agissent pas comme nous.
— Pourtant, nous sommes tous humains.
Le Conservateur se toucha le nez, amusé, un geste propre aux créatures.
— Faites attention où vous mettez les pieds, les mit en garde l’angelin. Vous devriez fermer les yeux. Notre vecteur nous conduit tout droit vers le sommet de la Tour… du moins de ce qu’il en reste.
— Qu’est-ce qui a cassé la Tour ? demanda Jebrassy.
Ghentun produisit un bruit ambigu.
— Vous ne devriez pas vous préoccuper du passé. Il s’agit d’un sujet beaucoup trop vaste. Contentez-vous de regarder droit devant vous. Pour une fois, le futur semble à votre mesure.
Jebrassy se demanda s’il aurait dû se sentir insulté.
Des courbes argentées dansaient autour d’eux comme s’ils étaient en mouvement, toutefois, le décor resta le même. Soudain, ils se retrouvèrent sous un ciel horrible empli de cercles de feu et de mondes tournoyants. Quelque chose les considéra de haut… quelque chose d’invisible et d’impossible à mesurer. Jebrassy mit ses poings serrés devant ses yeux.
Il avait l’impression qu’il tombait, qu’il volait toujours au-dessus des Gradins avec Tiadba, et que le gardien l’avait lâché…
Des voix résonnaient tout autour, prononçant des mots qu’il ne comprenait pas ; des fréquences graves secouaient son corps tout entier.
Jebrassy ne pouvait supporter l’idée de tomber sans être en mesure de voir son point de chute. Il devait absolument savoir. Il baissa les bras, mais, pendant un instant, ses yeux refusèrent de s’ouvrir. Il en avait déjà trop vu : quelque chose de lumineux et multicolore, d’où partaient des énormes grues argentées qui montaient vers une voûte grise, attrapant et déplaçant des formes rouges et brillantes, comme des fermiers nouant des balles de chafe…
Au-dessous ou en dessous – il n’aurait su dire –, des milliers de silhouettes blanches étaient alignées, au repos, les mains dans le dos. Chacune avait deux bras, deux jambes, ainsi qu’une tête blanche et ronde… mais pas de visage, pas de traits, juste une surface lisse immaculée.
Il ne tombait pas. Il flottait – la tête en bas, semblait-il – au-dessus d’un immense écheveau de passerelles sur lesquelles de très nombreuses silhouettes blanches formaient des rangs, ou bien avançaient de diverses manières ; certaines marchaient, d’autres survolaient la chaussée, quelques-unes filaient dans les airs à une vitesse stupéfiante, fondant sans émettre le moindre son et traçant dans le ciel de magnifiques courbes argentées. D’autres encore disparaissaient d’un seul coup, tandis que ceux qui restaient – des dizaines de milliers dont les rangées se perdaient dans l’obscurité – attendaient des instructions, telle une immense armée de corps dépourvus d’esprit.
L’angelin apparut près de lui et lui donna un coup. Même à travers le chatoiement qui l’entourait, son contact faillit lui glacer les orteils. Toutefois, Jebrassy se remit doucement dans le bon sens et fit face à la lumière arc-en-ciel et aux grues qui s’étiraient pour attraper des taches enflammées.
— Le Conservateur a livré une créature, annonça l’angelin d’une voix si suave que Jebrassy en eut mal aux oreilles.
Puis un autre message – émis ni par le Grand ni par la forme bleue –, une onde, un faisceau de mots à peine visibles à travers le scintillement qui l’enveloppait.
« Que le primordial trouve un endroit où il pourra se soigner. Nous le rencontrerons lorsqu’il sera remis et calmé. Je ne veux pas l’affoler. Après tout, il est le citoyen le plus important de toute la Kalpa. »
Jebrassy leva les yeux vers le Grand qui se tenait à son côté.
— Il sera fait selon vos désirs, dit Ghentun. Après cinq cent mille ans de travail, j’ai accompli mon devoir envers les Eidolons.