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L’enchevêtrement des vieilles structures de Nataraja trembla au-dessus d’eux, et le bruit craint et si familier des collisions – des montagnes s’écroulaient, des grottes s’effondraient, de la poussière s’élevait en tourbillons – annonçait une nouvelle compression.

Glaucous sentit son corps se rétracter, comme si on le pinçait entre deux doigts géants.

Whitlow continuait à tituber devant, avançant dans les décombres de la cité tel un cafard dans une forêt humide. De temps à autre, la Mite, présence grise dénuée de substance mais à l’autorité certaine, lui montrait le chemin. Glaucous se résolut à les suivre, le souffle court et les yeux irrités par la façon dont la lumière et les ombres s’enroulaient autour du squelette dénudé du cadavre de la cité.

Whitlow s’arrêta, gratta sa barbe de trois jours et examina Glaucous d’un œil critique.

— De plus en plus petit, dit-il. Il y a moins de tout. Les distances et les directions changent. Vous le sentez ?

— Oui, répondit Glaucous.

Il se voûta, tel un mineur après un éboulement : sa bougie menaçait de s’éteindre et l’air se transformait en poison…

— Ce n’est pas encore terminé, ajouta Whitlow en secouant la tête. Un jour, tout cela rentrera dans un pois. Et alors…

Glaucous savait bien qu’il aurait suffi à Whitlow et à la Mite de le distancer dans ce dédale pour qu’il se perde pour de bon. Peut-être était-ce leur intention. Toutefois, il n’avait d’autres choix que de les suivre.

— Je ne vous en veux pas de m’avoir abandonné, reprit Whitlow, le regard rivé sur lui. Nouvelles circonstances, nouveaux codes, mais pas de nouveau sens de l’honneur… surtout pas ! Si la situation avait été inversée, je vous aurais sans doute abandonné, moi aussi.

— Vous êtes déjà venu ici avec la Maîtresse ? demanda Glaucous.

— Quelle question ! Cela se peut tout à fait, sauf que je ne me rappelle plus rien. Vous pourriez facilement oublier que nous nous trouvons ici en ce moment…

— Je reconnais certaines choses, dit Glaucous d’un ton calme. Des fois où j’ai failli y passer, et où j’ai eu un aperçu de ce qu’il y avait de l’autre côté…

— Quand j’étais plus jeune, je m’imaginais que ceci était la vie après la mort. Et vous ?

— Je ne me suis jamais posé la question, répondit honnêtement Glaucous.

— Pour me dédouaner, je me disais que nos proies auraient une vie satisfaisante, ici. Que leur sort ne serait pas pire que le nôtre ou celui de la Mite. Mais les erreurs s’accumulent comme le reste. Des chasseurs maladroits tombés dans un Gouffre. Il y en a eu beaucoup à travers les âges. Lorsque cela arrive, il n’y a aucun retour en arrière possible. Vous avez perdu des partenaires. Vous aimeriez peut-être en retrouver quelques-uns ?

— Non, mais merci quand même, murmura Glaucous.

— Nous les croiserons peut-être sur la route du Cœur. Nous sommes les seuls survivants. Sur des milliers, des dizaines de milliers, même…

Whitlow regarda autour de lui. Cela faisait quelque temps maintenant que la présence grise et autoritaire ne l’avait pas touché pour lui indiquer la route à prendre. Il siffla une longue note grave, comme pour appeler un chien.

— Où est dont passée cette créature ?

— La Maîtresse… réside-t-elle dans le Cœur ? s’enquit Glaucous.

Whitlow se retourna lentement en martelant le sol de son pied bot, regarda au-dessus de lui, leva les mains et écarta les doigts pour tâter les espaces sombres, comme s’il était à la recherche d’une ligne à tirer pour les remonter à la surface.

— Ce n’est pas à elle. C’est la Mite qui l’a trouvé. C’était du grand jeu, mais aujourd’hui c’est plus modeste et plus faible, car tout est réduit à son minimum. Mais les petits auront leur rôle, monsieur Glaucous. C’est notre dernière chance.

— Je ne comprends rien à ce que vous racontez, monsieur Whitlow. De mauvaises énigmes, comme d’habitude.

— Vous ne diriez pas cela si j’étais en pleine possession de mes moyens. Vous m’écouteriez obséquieusement, le sourire aux lèvres, et vous me comprendriez, à n’en pas douter. Cependant, la chaîne de commandement a été cassée. La chaîne de l’autorité est pleine de nœuds, bloquée. La Mite…

— Je ne sens plus sa présence. Où est-il passé ? demanda Glaucous en se rapprochant de Whitlow.

Celui-ci le considéra d’abord avec une certaine appréhension, puis eut un sourire en coin.

— Parlez-moi de votre ami le mauvais berger, monsieur Glaucous. Avant que vous décidiez de prendre votre revanche.

— C’est vous qui l’avez trouvé. Je n’ai fait que vous suivre.

Le décor se remit à trembler, et Glaucous eut un mouvement de recul.

Whitlow brandit ses index, les écarta d’un demi-centimètre et les agita au visage de Glaucous avec un sourire carnassier et menaçant.

— Il y a des lustres de cela, la rumeur disait que certains bergers, fatigués d’être pourchassés, pourraient acquérir une compréhension du jeu, une certaine efficacité. En cas de danger, ils seraient capables de quitter leur fil de soie pour en attraper d’autres, de devenir ces autres pendant un certain temps. Une technique à n’utiliser que dans les cas désespérés. La piste de leurs rêves serait forcément effacée : d’où une amnésie chronique. Et pourtant ils ne se sépareraient pas de leurs messagers et continueraient à se laisser guider…

Glaucous sentit le contact léger d’une main énorme dans son dos, ainsi qu’un parfum légèrement irritant de poudre sèche. La Mite était de retour.

Whitlow se remit à boitiller.

— Voilà qui est mieux. La Mite ne devrait pas nous laisser de la sorte. Ce que nous avons découvert est déconcertant, reprit-il à l’attention de Glaucous. Les rideaux ont été écartés. Les forces ont bougé. Nous soupçonnons la Princesse de Craie de ne plus être activement engagée dans la partie, mais nous avons besoin d’une autre opinion.

Glaucous baissa la tête.

— Il se peut qu’elle ne soit pas très au courant. Beaucoup de choses ont été réduites, pas seulement les distances, reprit Whitlow, avant d’attirer Glaucous à lui et de lui chuchoter à l’oreille. Ce n’est pas de très bon augure pour la Mite, évidemment.

Il cligna de l’œil et posa l’index sur ses lèvres.

La Mite les poussa de nouveau, avec vigueur, mais sans brutalité aucune. Glaucous sentit le changement comme une brûlure, comme si sa peau cuisait. Cette sensation se dissipa, puis il eut l’impression de se faire tatouer sur tout le corps. Il n’était pas familier des picotements produits par les destins prédateurs. Normalement, chacun vivait son destin, alors que ceux-ci étaient en train de le vivre, lui. Leur examen fut rapide, impersonnel, basique. Jamais auparavant Glaucous n’avait été si proche des couches premières de son être, et il trouva cela à la fois terrifiant et excitant. De même, il n’avait jamais été aussi près d’apprendre sa véritable raison d’être, de connaître un ultime moment d’espoir… l’espoir en une possible amélioration, en un salut improbable.

Une proposition de grâce impersonnelle ; une absolution à distance.

Les picotements cessèrent. Glaucous avait l’impression d’être constitué d’une matière friable, qui se désagrégeait et se reconstituait chaque fraction de seconde.

La Mite les protégeait du mieux qu’il pouvait.

— Bienvenue au centre de l’univers, entendit-il Whitlow dire ou penser.

Leurs yeux – ils n’avaient plus de corps, semblait-il – voyaient un profond bassin noir dans lequel deux énormes aiguilles barattaient un liquide épais. Les aiguilles se rencontraient sous la surface et tournaient comme l’arbre d’un moteur au mouvement aussi précis que celui d’une horloge.

— Le Cœur n’a ni centre ni rayon, expliqua Whitlow. Préparez-vous à voir des résidus déplaisants. Autrefois, une chose puissante concentrait sa frustration et son malheur ici. Elle a dévoré notre monde avant de le recracher en morceaux dégoûtants. Vous la sentirez bientôt.

— Le Typhon ? demanda Glaucous.

Whitlow haussa les épaules.

— Ces fils d’acier sont les deux derniers destins disponibles. Dans le premier, le Typhon échoue, et nous finissons tous dans le néant. Dans le second… il y a un succès relatif. Mais qui peut dire lequel est le meilleur ? Maintenant…

» Dites-nous où nous nous trouvons. Attrapez le bon fil et dites-nous ce que nous devons faire. C’est en cela que consiste votre talent, non ?

Glaucous ne pouvait pas fermer les yeux, n’avait aucun endroit où se réfugier pour prendre sa décision, mais cela n’avait aucune importance, puisqu’il l’avait déjà prise.

Une bonne cinquantaine d’années plus tôt.

Sans trop savoir comment, dans ce Cœur abstrait dénué de centre, sans l’aide de la Mite, il choisit le meilleur destin – le dernier bon destin – et l’attira à lui comme une main chanceuse dans une partie de cartes ou un ultime demi-tour salvateur dans un jeu de pile ou face.

Respectueux, soumis à ses employeurs, il s’assura que la Mite et Whitlow approuvaient son choix.

Très loin de là, un bruit horrible résonne de nouveau à travers la Fausse Cité.

Et les Dieux morts se mettent en branle.