Ire Avenue Sud
Ginny poussait son chariot chargé de cartons dans des allées flanquées de murs de caisses. Elle le poussait d’une main, avec aisance, telle une locomotive avançant en marche arrière, anticipait les tournants, conduisait à l’envers… Ces cartons étaient arrivés deux jours plus tôt et avaient été jetés sans aucune cérémonie sur l’aire de chargement froide mais sèche de l’entrepôt, sous une saillie en tôle ondulée. Il y en avait tellement… D’où pouvaient-ils provenir ? Où Bidewell trouvait-il l’argent nécessaire à l’envoi de ses émissaires aux quatre coins du monde et à l’expédition de tous ces livres ?
Et – question plus mystérieuse encore – pourquoi ?
Elle poussa le chariot jusqu’à sa table de travail, tout près de son lit. Elle avait entouré son coin personnel d’un mur de caisses et de cartons. On peut vraiment vivre dans les livres, alors.
Heureusement, l’entrepôt était chauffé : partout, la même atmosphère sèche à dix-huit degrés. Bidewell était peut-être fou, mais il ne réunissait pas tous ces livres pour les laisser moisir et se décomposer.
Tandis qu’elle déchargeait les cartons, le vieillard sortit de la section qui abritait ses appartements et sa bibliothèque en poussant une grande porte en acier montée sur roulettes. Vêtu de son habituel costume marron foncé, son corps abîmé dessinait un point d’interrogation géant sur la toile de fond blanc terne du métal. Il s’arrêta et prit une inspiration profonde et saccadée, comme s’il repensait avec lassitude à un travail qui ne serait jamais terminé, à un travail que personne n’aurait eu la force de terminer.
Il tourna lentement la tête et demanda :
— Uniquement des livres de poche ?
Ginny nota que c’était effectivement le cas. Elle travaillait en pilotage automatique depuis une heure, répétant les mêmes gestes mécaniques pendant que son esprit vagabondait.
— Pour l’instant, oui, confirma-t-elle.
Bidewell joignit ses mains.
— Les livres produits en grandes quantités semblent aimer les mutations plus que les autres, en particulier dans les stocks des éditeurs modernes. Serrés les uns contre les autres, compressés, non lus, ils atteignent leur masse critique et commencent à changer. C’est un symptôme de l’ennui, vous ne croyez pas ?
— Comment des livres pourraient-ils s’ennuyer ? Ils ne sont pas vivants.
— Ah !
Elle étala les livres sur la table et les empila par cinq. Tous étaient en anglais et avaient moins de vingt ans. Beaucoup étaient en mauvais état, d’autres presque neufs. Pages brunies, coins ou dos très légèrement abîmés. Ils sentaient le moisi. Elle n’était plus très loin de haïr l’odeur des livres.
Bidewell la rejoignit. Ginny n’avait pas peur de lui, ne se sentait jamais menacée, mais ne pouvait pas s’empêcher de se dire qu’il valait mieux l’avoir à l’œil.
Il étudia les ouvrages qu’elle venait d’empiler. Il les manipula comme un donneur de cartes, les examina, les feuilleta avec le pouce et les rapprocha de son nez pour les sentir, ne s’intéressant même pas aux tables des matières.
— Une fois le texte imprimé, il n’y a plus de nouveaux livres, juste de nouveaux lecteurs, murmura-t-il. Pour un livre comme celui-ci – pour un texte pareil, une longue chaîne de symboles –, le temps n’existe pas. Même un livre tout neuf, tout juste imprimé, rangé dans un carton avec ses compatriotes – tous identiques –, peut être vieux.
Ginny croisa les bras.
Bidewell sourit de toutes ses dents… des dents couleur de bois.
On dirait le râtelier de George Washington, sauf que celui-ci est vrai et a l’air bien solide.
— Tout ce qui est vieux s’ennuie, reprit-il. Dissimulé dans des piles identiques, des vies et des histoires exposées, étalées, immuables. Dans de telles circonstances, si on vous en donnait l’occasion, vous joueriez aussi, non ? (Il se retourna vers les rangées de caisses, haussa les épaules et se moucha avec un bruit sec de sirène.) Une lettre retournée, un mot changé ou perdu… Qui s’en rendra compte ? Qui vérifiera, qui s’en souciera ? Des scientifiques se sont-ils intéressés à ces déviations, à ces différences minuscules ? Ce que nous cherchons n’est ni trivial ni ordinaire, mais bien le produit d’un génie permuté : le livre qui a arrangé son sens, qui a gagné du sens pendant que personne ne regardait, que personne ne lisait. Et, plus fascinant encore, le livre qui a altéré sa chaîne de texte au cours de ses différentes éditions, à travers le temps, de façon que personne ne puisse reconnaître la vérité de l’original. La variante devient le standard. La contribution de cette nouvelle version est forcément intéressante.
— Mais comment repérer ces changements ?
— Je me souviens de ce que je lis, répondit Bidewell. Et j’ai beaucoup lu au cours de ma vie. Parmi cet échantillon assez vaste, je ne manquerai pas de remarquer une altération. (Il agita ses longs doigts au-dessus de la table et renifla.) Ceux-ci sont d’un intérêt mineur. Ils ont varié individuellement : une lettre ici, une lettre là. Leurs variations sont intéressantes, peut-être même significatives, mais inutiles, vu le peu de temps qui nous reste.
— Désolée…, rétorqua Ginny, irritée.
— Ce n’est pas votre faute. Tout comme moi, les livres peuvent être fastidieux. (Il cligna de l’œil.) D’ici le crépuscule, nous devrons en avoir terminé avec cette livraison, après quoi nous commanderons quelque chose à manger.
Avec un regard impénétrable et sévère, Bidewell retourna à la porte d’acier et s’enferma dans ses appartements, laissant Ginny finir seule son tri et ses piles.
Elle ouvrit le carton suivant sur le chariot et en sortit un livre de poche qu’elle approcha de son nez. L’odeur de pâte à papier pourrie la fit éternuer.