L’entrepôt vert

Jack s’agenouilla à côté du lit de Ginny et posa la main sur son bras. Elle dormait depuis des heures. La lumière couleur d’étain de l’aube ne l’avait pas réveillée en se déversant par les fenêtres de l’entrepôt. Elle se raidit à son contact, ouvrit les yeux et regarda dans le vide. La paix dont elle avait joui au sortir de la pièce sombre n’était plus qu’un souvenir. L’inquiétude et la peur étaient de retour : surtout pendant son sommeil. Elle dormait énormément, au contraire de Jack, qui, depuis son étrange expérience, ne rêvait presque plus, ou alors des rêves anodins.

— Ils sont très gros, murmura-t-elle. Ils ressemblent à des raies pastenagues, sauf qu’ils ont un visage sur le côté. Leurs bras et leurs jambes dessinent des rides sur la route lorsqu’ils la frôlent, comme des araignées d’eau sur un étang. Ils sont trop rapides pour qu’on les voie. Ou alors, ce sont eux qui nous voient, et alors, il est trop tard.

Jack essuya une larme de sa joue, car il ressentait des émotions qui ne lui appartenaient pas encore.

— Où es-tu ? demanda-t-il.

— Nous sommes à des kilomètres de la cité… j’ignore combien. C’est toujours la nuit ; il fait toujours noir. Le soleil n’émet aucune lumière, mais rougeoie vaguement, au loin. Nous n’avons même pas d’ombre digne de ce nom. L’armure dit que le Chaos est fin, ici… que quelques-unes des lois anciennes prévalent encore. On pourrait même retirer nos casques et respirer normalement, sauf que l’air nous glacerait les poumons. De la fourrure sur le nez… c’est une bonne chose. (Elle jeta un coup d’œil alentour, comme si elle cherchait son visage, comme si elle ne voyait ni l’entrepôt ni Jack.) Quelque chose arrive ?

— Je ne sais pas, répondit-il, le visage contorsionné. Tu as beaucoup d’avance sur moi.

— Le signal continue à chanter dans nos casques. C’est si beau… C’est lui qui nous guide. On a du mal à évaluer les distances, mais on avance quand même. J’ai l’impression que le Typhon sait que nous sommes là, mais qu’il s’en moque. Il a le ventre plein, il a presque tout avalé, et nous lui donnons une indigestion. Il a gagné, mais il nous a à l’œil. Et son œil est très, très gros. Le Témoin est toujours là. Mon Dieu, j’espère que nous n’en sommes pas trop près !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jack.

— Il n’y a pas de mots pour le décrire. L’autre ville n’est… Elle a changé. Il y a quelque chose d’horrible à la place. Je le sais, mais je ne peux pas le lui dire. Jack… Elle ignore la vérité.

Jack posa la tête sur la poitrine de la jeune femme, lui couvrant les yeux de la main. Ses yeux au regard distant, scrutateur…

— Je serai là, murmura-t-il.

— Trop tard. Ils nous ont trouvés.

Elle retomba sur son lit de camp. Jack lui caressa le front et se releva. Il ne supportait pas de la voir souffrir et de se sentir impuissante à ce point. Il sortit de sa chambre de fortune en bousculant des boîtes.

Assis près du poêle, Bidewell lisait un livret vert, le visage éthéré, comme s’il était sur le point de se changer en verre ou en brume. Ellen sortit de l’espace de stockage principal avec, à la main, un sac tricoté, dans lequel on distinguait la forme de son propre livre.

— Où sont les autres ? demanda Jack.

— Rien ne les retenait plus ici, répondit Bidewell. Elles vont tenter de retrouver les gens qu’elles aiment.

— Je croyais qu’elles étaient seules.

— Vous seul êtes complètement solitaire, expliqua Bidewell d’un ton étrangement envieux. Notre temps, dans ce cycle, est presque révolu. Le vôtre ne fait que commencer.

Ellen regarda Jack, à la fois pleine d’espoir et affligée. Le jeune homme comprit qu’ils avaient tous les deux pleuré. Mal à l’aise, il prit congé et trouva Daniel assis sous les rayonnages presque vides de la salle annexe, où il était occupé à feuilleter un épais volume. Il avait l’air épuisé. Comme Jack aussi était mort de fatigue, cela lui rendit le personnage sympathique.

À son approche, Daniel posa son livre.

— J’ai entendu la porte s’ouvrir, commença-t-il.

— Trois des femmes sont parties, expliqua Jack.

Il étudia le visage de Daniel, à l’affût d’un signe d’étrangeté, mais n’y trouva rien de désagréable ni de suspect. C’était à cause de Glaucous, se dit-il. Il reconnaissait les symptômes : subtils, mais identiques. Pourquoi Glaucous protégerait-il Daniel ?

Comptait-il en faire son nouveau partenaire ?

— Je n’entends pas grand-chose, dehors, reprit Daniel. Et il n’y a rien de neuf ici non plus. Si nous montions sur le toit pour jeter un coup d’œil ?

Pour le moment, le rideau et les rides au-dessus de la ville s’étaient écartés et avaient cédé la place à des ténèbres encre de Chine et à un ciel constellé d’étoiles. Toutefois, quelque chose clochait. Les étoiles, tout comme la lune, étaient sales, déformées, entourées d’anneaux arc-en-ciel… et palissaient à vue d’œil.

Une à une, elles s’éteignaient comme des lucioles épuisées.

— Elles sont mangées, lança Jack. La lune, les étoiles…

— Bien dit, acquiesça Daniel. Mais nous devons examiner la situation en détail et nous demander qu’est-ce qui est mangé ? Et quand ? Je veux bien croire que la lune a été grignotée par cette chose, cet horrible arc lumineux. On verrait cela presque tout de suite. Mais les étoiles, elles, sont beaucoup trop éloignées. À moins que… (Il s’essuya le front.) … à moins que le passé ait été mangé d’abord. Cela signifierait que les étoiles ne sont déjà plus là et que les dernières vagues de lumière émises rebondissent contre le Terminus… et maintenant elles sont en train de disparaître aussi. Nous sommes comme le trognon d’une pomme, les graines que l’on garde pour la fin.

— Les graines…, répéta Jack. C’est comme cela que Bidewell appelle les pierres.

— Ce qu’il raconte n’a aucun sens, Jack.

— Néanmoins, les choses nous reviennent bien de quelque part, insista Jack.

Daniel prit le temps de réfléchir, le front plissé, les joues rondes pâlichonnes. Il lança à Jack un regard nerveux, mi-incrédule, mi-envieux.

— D’accord, monsieur le magicien. Vous savez quelque chose.

— C’est évident. On se sert de nous. Quelqu’un a renvoyé ces pierres dans le passé, comme l’a dit Bidewell.

— Comme il l’a laissé entendre, le corrigea Daniel.

— Et cette chose qui dirige les chasseurs – la Princesse de Craie, la Livide Maîtresse de Glaucous –, elle vient peut-être du futur aussi. Sauf que ce qui nous utilise n’est plus dans notre futur, puisque nous avons nous-mêmes été poussés contre l’avenir… enfin, contre ce qu’il en reste. Vous me suivez ?

— Pour l’instant, oui, acquiesça Daniel, intrigué par le fait que Jack se soit engagé sur le terrain de la théorie.

— Nous recevons en quelque sorte les dernières ondes des séquelles. Ce qui va arriver est déjà arrivé… ici. Sauf pour l’entrepôt et pour nous.

— Grâce aux pierres ou à l’étrange bibliothèque de Bidewell ?

Ils fixèrent tous les deux la ville fragmentée. Ce qu’ils ressentaient était au-delà de la stupéfaction et de l’émerveillement. Puis ils se regardèrent et partagèrent un même étonnement : celui d’être toujours en vie et capables de penser et de parler.

— Aux deux, peut-être, répondit Jack. Nous sommes saufs – pour le moment –, mais cela ne va pas durer. Alors, il faudra bien faire quelque chose.

— C’est-à-dire ?

Jack secoua la tête.

Autour de l’entrepôt, le paysage urbain était constitué d’immeubles écroulés, entre lesquels coulaient des torrents d’eau boueuse, surplombés de nuages torturés qui peinaient à masquer le ciel meurtri. L’arc de feu hideux termina de disparaître derrière la ligne d’horizon. Les nuages s’embrasèrent aussitôt, prenant une teinte rouge sang, avant de virer au marron, tandis que leur ventre était parcouru de volutes ondoyantes vertes et orange.

— La ville tout entière est un sac dans lequel se bousculent passé et présent, expliqua Daniel. Si vous avez raison, cela signifie que la Princesse de Craie est peut-être toujours dans les parages, à attendre que la situation se stabilise pour venir nous chercher. Glaucous me semble étrangement confiant.

— Il vous protège.

— Vraiment ? Bizarre. Je n’ai pas besoin de protection. (Il désigna la ville du doigt, puis se massa la tempe avec le pouce.) Je ne vois aucune trace des femmes qui sont parties… de vos amies.

Glaucous s’assura que Daniel et Jack n’étaient pas dans le coin, puis se faufila vers le coin de Ginny. Telle une chauve-souris, il pouvait l’entendre bouger des quatre coins de l’entrepôt.

Ginny cligna des yeux et prit un air perplexe lorsqu’il tira le mince rideau.

— Je ne veux pas de vous à côté de moi, le prévint-elle, la langue épaissie par un sommeil trop long et trop profond. Je vais appeler à l’aide.

— Je vous présente mes plus plates excuses pour mon apparence et mes manières, dit Glaucous. (Il leva les yeux au plafond.) Les jeunes hommes sont sur le toit pour satisfaire leur curiosité. On dirait qu’ils apprennent à se faire confiance.

— Jack sait ce qu’il fait, dit Ginny.

Nerveuse ou irritée – elle n’aurait su dire –, elle clignait des yeux. Tout lui paraissait graveleux, grumeleux. Tout fonctionnait au ralenti, y compris son cerveau.

— Peut-être. Quoi qu’il en soit, je ne représente pas une menace, reprit Glaucous d’une voix douce. J’ai même éliminé ceux qui étaient venus ici pour vous capturer. L’homme à la pièce, la femme qui fait du feu et de la fumée. Un duo très dangereux. J’ai mes allégeances, bien sûr, qui diffèrent sans doute des vôtres. Toutefois, sans maître à qui obéir, je ne suis pas plus dangereux que les chats de cet entrepôt. Vous n’êtes pas ma souris. À qui vous livrerais-je ? Et pourquoi ?

— S’il vous plaît, laissez-moi.

— Pas avant d’avoir soulagé ma conscience. Vous avez mal placé votre confiance, et je crains le pire. Bidewell se cache depuis de nombreuses années, mais nous – les autres chasseurs et moi – nous le connaissons depuis beaucoup plus longtemps. Pour nous, il était un genre de légende.

— Il s’est montré gentil avec moi.

— Nous savons faire cela : nous montrer charmants quand il le faut, et ce en dépit des apparences. Ne ressentez-vous pas la même chose en ce moment même ? (Il baissa les yeux et porta la main à son front, feignant la honte.) Pardon. C’est instinctif. Je me retire immédiatement.

Il brisa l’ambiance sirupeuse.

Ginny eut un mouvement de recul, mal à l’aise.

— Je ne me rapprocherai pas davantage et je compte vous laisser très bientôt. Cependant, je dois vous dire… la chasse reprendra avant longtemps. Bidewell vous a tous attirés ici pour les mêmes raisons qui m’ont fait m’attacher à l’homme qui se fait appeler Daniel. Un étrange garçon, vous ne trouvez pas ? Il n’est pas ce qu’il paraît. Il est très vieux. Nous appelons les gens comme lui les « mauvais bergers ». Mais peu importe… Quiconque possède une pierre exsude une atmosphère protectrice et permet aux autres d’avancer dans cette stupéfiante phase finale. Comme vous, jeune Virginia. Voici comment va se dérouler la suite de la partie : tout comme moi, Bidewell va jouer le rôle qui lui a été dévolu. Il vous livrera à sa maîtresse, tandis que je livrerai Daniel et Jack à la mienne.

— Je ne vous crois pas, murmura Ginny, alors que ses yeux criaient le contraire.

De toute façon, elle n’était pas du genre à faire confiance aveuglément.

— Pardonnez-moi d’avoir dit la vérité, ajouta Glaucous, mais nous avons nous aussi un code de conduite.

Il recula, laissant le rideau se refermer, puis s’en fut dans la zone de stockage, le visage de pierre, gris.