La Tour brisée
Les ténèbres chaudes qui entouraient Jebrassy s’éclaircirent dans une direction et révélèrent la présence d’une passerelle lumineuse aux contours verts. Une silhouette blanche marchait dessus : un des nombreux épitomés du Bibliothécaire. Bien que dépourvus de visage, ils ne lui faisaient plus peur. L’épitomé attendit patiemment que Jebrassy s’habille, puis parla de sa voix familière et évasive : une voix qu’on connaît depuis toujours, mais dont on ne se souvient pas.
— Nous allons monter au sommet. Vous avez récupéré et êtes presque prêt.
— Est-elle partie ? demanda Jebrassy en terminant de s’habiller. La marche a-t-elle commencé ?
L’épitomé lui fit signe de le suivre et le précéda dans des endroits à la fois sombres et vides, lumineux et pleins… des endroits où circulaient de nombreuses silhouettes blanches.
Jebrassy avait du mal à appréhender l’architecture de la Tour. Lorsqu’il levait les yeux, il voyait un genre de toit, mais celui-ci paraissait s’éloigner ou se rapprocher selon qu’il marchait au milieu ou au bord de la passerelle, selon qu’il bougeait les yeux de telle ou telle manière. Loin au-dessus, il distinguait des arches dont il ne parvenait pas à savoir si elles soutenaient quelque chose ou si elles flottaient librement. Peut-être ne servaient-elles à rien. Peut-être étaient-elles des éléments de décoration.
Ou alors se mouvait-il dans un genre de rêve ?
L’épitomé le guida sur ce qui lui parut plusieurs milliers de mètres : promenade bienvenue après un sommeil intermittent et agité.
Ils approchaient d’une énorme paroi incurvée dotée de hautes fenêtres, très semblable au mur près duquel il avait rencontré l’angelin pour la première fois. À présent, l’épitomé arborait un visage que Jebrassy associerait toujours au Bibliothécaire, aussi incomplète que soit cette équation. Le Bibliothécaire était partout. Il emplissait la Tour, occupait toutes les silhouettes blanches, dirigeait les angelins et sans doute d’autres qu’il n’avait pas encore rencontrés. Les personnages blancs étaient-ils comme des bras et des jambes détachées de son corps… et les angelins des genres de serviteurs ? Il lui restait tant de choses à apprendre. Et pourtant, il se sentait incapable de poser les bonnes questions, ce qui le frustrait énormément.
Le Bibliothécaire lui parla avec la même voix que les fois précédentes, quoique plus enracinée, plus réelle et plus immédiate.
— Vous avez été patient. C’est une qualité que l’admire.
— Cela n’a pas été difficile. Je dors tout le temps.
— Vous avez bien récupéré de vos nombreuses blessures. Un jour, j’ai subi une blessure terrible. Alors j’ai dormi, et j’ai pris le temps de réfléchir à un problème que je n’avais jusque-là pas eu le temps de résoudre.
— Quel problème ? demanda Jebrassy, pourtant certain que la réponse ne voudrait rien dire.
— De quelle façon mourra l’univers et quelles possibilités cette mort offrirait. Je ne vivais pas dans la Kalpa à l’époque, mais de l’autre côté de l’univers, où je recevais les enseignements de maîtres non humains, quoique relativement naturels. Des maîtres condamnés… Ils ont refusé de venir avec moi sur Terre, alors le Chaos les a mangés. Voilà la raison de notre présence ici, jeune créature. Venez plus près, venez voir ce qu’il y a autour de notre pauvre cité.
Jebrassy se redressa. Du Chaos, il n’avait encore vu que l’étrange faisceau gris qui transperçait les hautes fenêtres.
Elle est peut-être déjà là-bas…
Ils se tinrent l’un à côté de l’autre, à peine assez grands pour voir au-dessus du bord inférieur de la fenêtre.
— C’est effrayant, mais vous ne risquez rien, ici, expliqua le Bibliothécaire. Le Chaos a beaucoup changé ces quelques dernières veillées. Les bouleversements ont été fondamentaux, bien plus importants que tout ce que nous avions pu observer depuis l’encerclement de la Kalpa.
Il y avait un genre d’horizon, pareil au tracé du canal au-delà des Gradins. Toutefois, là où la voûte aurait dû disparaître dans l’ombre s’élevait autre chose… un ciel. Un ciel illogique : masse de tissu froissé, dont les plis brûlaient d’un feu terne et violet qui, telles les braises d’un incendie, faiblissait à certains endroits et grossissait à d’autres.
— Il n’aime pas être regardé, dit Jebrassy.
— C’est une vérité absolue. Le Chaos ne raffole pas des observateurs.
Sous l’horizon et le ciel froissé, s’il se concentrait suffisamment, Jebrassy pouvait distinguer un fouillis de formes : peut-être des ruines lointaines, de vieilles cités ou simplement des monceaux de pierres ou de gravats. Il n’avait aucun moyen de se faire une idée de leur échelle : quelle en était la largeur, la hauteur, combien y avait-il de ces choses si bizarrement disposées ? À quelle distance se trouvait cette ligne située entre le « ciel » et le « sol » ? Son regard ne parvenait pas à se fixer sur les détails, qui persistaient à le fuir, tels des grains de poussière.
Le Bibliothécaire le prit par l’épaule.
— Voilà ce que votre femelle verra bientôt.
— Elle n’est donc pas encore partie ?
— Et vous la rejoindrez. Mais nous devons d’abord nous assurer que nous avons résolu un problème de taille. Face à ce problème, je suis et j’ai toujours été aussi impuissant et décontenancé qu’une de vos bêtes de somme.
— Vous n’imaginez pas à quel point les podes sont stupides, rétorqua Jebrassy.
Le Bibliothécaire se toucha le nez du bout du doigt.
— Dans mon monde, il m’arrive d’être tout aussi stupide. Observez. Demandez. Je tâcherai de décrire et d’expliquer.
— Quelle taille font ces choses, dehors ?
— Dans le Chaos, les distances sont difficiles à mesurer ou à estimer. C’est d’ailleurs l’obstacle principal qui se dresse en travers de la route de vos pèlerins : partir de là où ils pensent être pour arriver là où ils croient vouloir aller.
— Ça a l’air confus, dit Jebrassy. Il n’est pas terminé – on sent qu’il est incomplet. Il ne veut pas être vu tout nu.
— C’est une façon intéressante de voir les choses, même si nous ne devrions pas prêter au Typhon des sentiments qui nous sont propres. Je ne suis pas certain que ce dernier ait des sentiments ou des raisons de se comporter comme il se comporte. En termes simples – applicables à notre expérience dans la Kalpa –, d’un horizon à l’autre, nous contemplons plus de mille cinq cents kilomètres. En bas – observez les régions les plus proches, juste en dessous –, vous voyez un étroit cercle gris, puis une bordure noire plus large. Il se peut même que vous voyez capable de distinguer un genre de labyrinthe, et un mur peu élevé.
Jebrassy suivit la direction indiquée par le Bibliothécaire et vit une courbe grise entourée par ce qui aurait pu être un mur de crasse noir, à deux largeurs de main de grandes silhouettes arrondies et brillantes situées immédiatement en dessous. Le mot s’imposa à lui : les bions.
La Tour s’élevait au centre du bion central, qui paraissait endommagé. Les deux autres bions étaient en encore plus mauvais état.
— J’ai déjà vu cela, murmura-t-il. Mon visiteur m’en a parlé.
Son visage se crispa de frustration, mais le Bibliothécaire paraissait le comprendre.
— Continuez…
Jebrassy essaya d’aller au bout de sa réflexion.
— Il y a une zone en perpétuel mouvement… Je crois qu’on l’appelle « la zone des mensonges ».
— Très dangereuse. Nombre de créatures ont vu leur voyage s’y terminer avant même d’avoir commencé, mais je crois que les Soigneurs ont parfait votre éducation et votre entraînement depuis cette époque.
— Vous parlez de nos vies, protesta Jebrassy.
— Ne vous fâchez pas pour cela. Dites-moi que ce que vous voyez ne vous attire pas déjà…
— Oui, cela m’attire ! cria Jebrassy en essayant en vain de se détourner de cette vision. (Il était fasciné. Il mourait d’envie d’y aller. Alors il ajouta d’une voix qui était presque un gémissement :) Cela m’a toujours attiré.
— J’ai mes penchants et vous avez les vôtres. Pour le moment, nous travaillons ensemble. Mais quand vous serez dehors, quand vous rejoindrez votre femelle comme vous l’avez rêvé, vous serez porteur d’informations que personne d’autre ne possède. Des informations qui vous permettront peut-être de survivre et de réussir. Si vous échouez, ma demi-éternité de travail se conclura sur un échec, sur rien de concret.
» Tout ce que je suis repose donc sur vos frêles épaules, jeune créature. Le Typhon est en train d’absorber le vieil univers, du début à la fin. Notre temps et notre histoire sont brisés, dissous… regardez par la fenêtre. Le Chaos est juste derrière la frontière du réel. Il attend.
Jebrassy se força à examiner le paysage torturé, ondulé et noirci. En deçà de la zone des mensonges, des silhouettes hautes se découpaient sur la toile de fond du Chaos ; elles étaient comme entourées de brume et difficiles à distinguer. Les Défenseurs.
— Seuls trois fils nous connectent encore au passé brisé qui nous rattrapera bientôt ; votre femelle, qui s’apprête à plonger dans le Chaos ; vous, et un autre, un être irrésistiblement attiré par le Chaos, forcé d’abandonner tout principe et qui se soucie peu de la vie. Mais qui se doit de revenir.
Jebrassy fronça les sourcils en essayant de se raccrocher à un souvenir de haine et de malheur.
L’épitomé tapota la fenêtre en cristal avec un doigt blanc.
— Votre vie et celle de votre partenaire onirique sont des perles sur les derniers fils du cosmos. Elles s’apprêtent à entrer en collision. Si tout se passe idéalement, cette collision aura lieu à Nataraja. C’est là que vous irez : la destination que tous les marcheurs ont tenté d’atteindre. Il n’y en a d’ailleurs pas d’autre.
» Vous devez réussir là où Sangmer a échoué.
Jebrassy pensa aux livres et aux histoires que Grayne leur avait fait découvrir.
— C’est vous qui avez mis ces rayonnages de livres chez nous, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Une de mes incarnations, confirma l’épitomé. Il n’y a pas très longtemps.
— Quand ? insista Jebrassy.
— Et si je vous répondais cent millions de veillées, pourriez-vous les compter, vous les rappeler ou même commencer à comprendre combien de temps cela représente ?
Jebrassy essaya de soutenir le regard de l’épitomé, mais échoua lamentablement.
— Non.
— Nous sommes adaptés à notre temps comme à notre espace. Même cet épitomé aurait bien du mal à imaginer cent millions de veillées sans aide, alors, ne soyez pas gêné. C’était il y a encore plus longtemps que cela.