Jonathan Swift, La Bataille des livres.

— Que sont vraiment ces choses ? demanda Miriam, la main suspendue au-dessus des deux boîtes grises posées sur la table. Tout semble les désigner, tout le monde paraît les vouloir, mais je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elles sont, ni de ce dont elles sont capables.

— Ce dont elles sont capables importe peu, répondit Bidewell. Ce qui compte, c’est ce qu’elles feront quand le moment viendra. La manière dont elles sont venues à nous illustre parfaitement leur pouvoir, néanmoins, il n’y a pas d’explication simple.

— Bien sûr, acquiesça Agazutta.

Bidewell déboucha une deuxième bouteille de vin apportée par Miriam. Il semblait apprécier cette boisson. Il servit les femmes. Jack et Ginny n’en voulurent pas ; Jack n’avait jamais aimé l’alcool.

Bidewell leva son verre, et les femmes l’imitèrent.

— À la survie, contre toute attente.

— À la survie, murmura Jack en levant sa main vide.

— Nous ne serions pas contre quelques certitudes, Conan, dit Miriam.

Bidewell fit tourner son verre et examina le liquide rouge. Pendant quelques secondes, la vision de Ginny sembla se brouiller : le verre et le vin rouge formèrent une tache de couleur.

— La moindre petite chose laisse une trace, reprit le vieil homme. C’est une évidence. Nous pouvons visualiser toutes ces pistes, ces empreintes. Parfois, nous les appelons des « lignes-mondes ». Les lignes-mondes se raccordent à d’autres lignes-mondes. Certaines se rejoignent en une ligne d’observation, un destin. Le destin d’un observateur file et lie des lignes qui, autrement, ne se seraient jamais touchées, ce qui crée des difficultés, des complications… des intrications.

» Plus étrange encore, toutes les lignes-mondes, tous les destins ne sont pas reliés au début. Car l’origine de la création ne se situe pas forcément au commencement. La création est – ou était – en cours ; de nouvelles choses apparaissent tout le temps, dont certaines qui impliquent des histoires longues et complexes. Ces nouvelles créations et leurs histoires ont besoin d’être réconciliées avec ce qui est venu avant. C’est là que Mnémosyne devient nécessaire. Dès son apparition – un événement remarquable, même s’il s’agit peut-être d’un rajout de dernière minute –, elle a commencé à œuvrer. Elle a trouvé des lignes perdues, des contradictions emmêlées, et a entrepris de les tisser de nouveau… de les réconcilier avec le commencement. Elle a fait le ménage, a tout catalogué, tout remis à sa place sur des étagères, si l’on peut dire : tâche monumentale que la pauvre chose n’est pas près de terminer.

» Toute création implique la destruction de l’ancien. Ce qui est créé n’est pas forcément destiné à subsister ; parfois, on efface et on recommence. Ainsi, il me semble que Mnémosyne doit être secondée par quelqu’un d’autre, une force sœur, appelons-la Kali, bien que, Dieu merci, je ne l’aie jamais rencontrée. Kali se débarrasse des choses qui ont été détachées, séparées, que Mnémosyne ne peut réconcilier : objets, personnes, destins.

— J’ai la tête qui tourne rien que d’y penser, dit Miriam.

— Kali est-elle blanche comme de la craie ? demanda soudain Ginny.

Jack se tourna vers elle.

— Kali est souvent décrite comme une vieille femme ratatinée, à la peau couleur de peste et de mort : noire, répondit Bidewell sans lâcher des yeux les deux jeunes gens. Dans ce rôle, cependant, elle peut être pâle, blanche comme de la craie. Après tout, elle retire les excès de détails et de couleurs. Elle blanchit.

— Je n’en crois pas un mot, intervint Farrah.

Bidewell trouva sa réaction amusante.

— J’aimerais bien pouvoir en dire autant, reprit-il, mais j’ai découvert il y a longtemps de cela que j’avais un don : j’étais capable de me libérer, pendant un temps, des destins et des lignes-mondes qui glissaient en arrière afin d’être réconciliés. Je pouvais voir très clairement des choses qui avaient été. Quand j’étais jeune, j’ai appris à reconnaître les signes, à observer les gens condamnés, les endroits et les objets sur le point de disparaître, de devenir sans importance. J’ai appris à me souvenir d’eux en détail. J’ai le regard aiguisé et une mémoire sans faille.

— L’esprit empli de bêtises sans intérêt, marmonna Agazutta, pourtant pressée d’entendre la suite.

Elle trouvait excitante l’idée qu’il existe tant de possibilités étranges.

— Au début, dans ma jeunesse, j’étais un adepte de la confrontation. J’essayais de remonter la trace de choses perdues ou sur le point de disparaître jusqu’au moment où elles commençaient à être effacées. Ou alors je descendais vers le moment de leur création. C’était une tâche impossible, comme je m’en suis rendu compte. Même si, à une ou deux reprises, je me suis retrouvé dangereusement près de réussir.

» Très vite, je me suis rendu compte que les restes des choses perdues pouvaient être retrouvés, qu’ils étaient enregistrés : dans la terre, dans les couches géologiques, par exemple, mais aussi dans les animaux ou les enfants disparus, dans les manuscrits. Les livres. Les textes de tous genres.

» Mnémosyne chérit les textes par-dessus tout ; elle garde leur modification et leur réconciliation pour la fin, sans doute pour les déguster. Ainsi, j’ai commencé à trouver les livres qu’elle et sa sombre sœur avaient laissé passer.