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Les pensées de Jack voletaient comme un oiseau en cage. Moins de cinq minutes s’étaient écoulées depuis qu’il avait appelé. Il pourrait se laisser glisser de la terrasse, se suspendre à la gouttière… prendre ses jambes à son cou. Toutefois, une chaleur sucrée le dissuada de bouger.

De l’autre côté de la porte : des amis, épais et doux comme de la mélasse. Inutile de fuir, aucune raison d’avoir peur. Ses pieds refusaient de lui obéir. Tous les chemins, toutes les conséquences se valaient.

— Nous sommes là ! cria Glaucous. Vous avez appelé, et nous sommes venus pour répondre à vos interrogations. (Puis il ajouta d’une voix presque inaudible :) J’ai peur de l’avoir un peu assommé. Tu peux forcer l’entrée, ma chère.

Même après un troisième coup d’une violence rare – on aurait dit qu’un parpaing s’abattait sur la pauvre porte –, Jack avait le sentiment que toutes les issues seraient favorables et excellentes.

Il se reprit suffisamment pour reculer d’un pas. Le quatrième coup enfonça la porte comme un morceau de carton et la décrocha de ses gonds, en brisant le montant, qui se détacha de la serrure devenue inutile. Un courant d’air s’engouffra dans le salon. Quelque part, les rats de Jack couinèrent. Malgré le bruit, le vent et les gouttes de pluie, le jeune homme n’avait pas peur ; ses pieds étaient comme collés à la moquette.

Un type petit, trapu et nerveux, vêtu d’un costume en tweed gris, entra et retira son chapeau avec ses doigts puissants. Son visage était plat et rose comme celui d’une poupée – une poupée hideuse –, et ses yeux, petits et efficaces, balayèrent l’appartement et Jack avec une grande économie de mouvements. Son sourire instantané fut franc, plein de dents, pareil à celui d’une de ces chopes antiques en forme de tête coiffée d’un tricorne. Il inspirait la gentillesse, la sincérité.

— Bonsoir.

Sa présence imposait le respect, mais aussi la joie.

— Salut, répondit Jack.

Dans l’encadrement de la porte brisée, il vit passer une ombre, un bras et, au bout de ce bras, une main impossible : la main d’un héros ou d’un méchant de bande dessinée, avec des jointures carrées et des doigts qui, bien que se pliant difficilement, dégageaient une impression de force. L’ombre s’avança dans la lumière : une femme, très grande. Elle se redressa, ce qui sembla prendre une éternité. Son visage avait la pâleur de la glace ou de la porcelaine tendre. Des gouttes de pluie dégoulinaient sur les courbes et les creux de sa blancheur, jusqu’au bout de son gros nez épaté, dont les narines s’ouvraient telles des bouches d’égout noires. Ses yeux vides étaient recouverts de cataracte. Un bref sourire sur ses lèvres épaisses, verdâtres et humides, révéla des dents petites et parfaitement alignées. Une mèche de cheveux pareille à de la mousse grise et morte dépassait de son chapeau plat ridicule.

Les rats hurlaient comme des enfants terrifiés. Glaucous et la femme ne pouvaient être que des personnages imaginaires – Jack en était persuadé. Ils étaient des symptômes, la preuve qu’il avait définitivement perdu la boule.

— On peut entrer ? demanda Glaucous, alors qu’il était déjà à l’intérieur de l’appartement.

Au prix d’un effort de volonté considérable, Jack parvint à refaire un pas en arrière. Il entendit presque le bruit de succion produit par la mélasse sous ses chaussures.

L’énorme femme se pencha pour entrer à son tour.

— Je vous présente ma partenaire, reprit Glaucous. Elle s’appelle Penelope.

Jack eut le souffle coupé et faillit tomber à la renverse, mais la déception attristée du gnome le retint. Soudain, tout devint logique : les courants d’air, les volutes de poussière, la succession d’événements insignifiants. Tout concourait à le figer. Jack trouvait cela fascinant. Extrêmement fascinant.

Glaucous se retourna pour dire quelque chose à sa partenaire.

De manière inattendue, Jack parvint à se secouer. Momentanément libéré de la colle qui l’empêchait de bouger et de réfléchir, il encaissa de plein fouet la terreur exhalée par le duo : l’homme et la femme, moitiés jumelles d’un même soufflet. Un vent d’effroi parcourut l’appartement. Sans même y penser, Jack fila de monde en monde, chevaucha d’autres versions de lui-même, mêla d’une manière furtive et discrète son âme à la leur.

Mais quelque chose réussit à l’agripper.

Glaucous tira les lignes-mondes adjacentes vers la sienne, changeant les circonstances directement plutôt que de les fuir. Jack n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille ; il est vrai qu’il était encore jeune. Il se concentra sur le pouvoir de l’homme, sur sa technique, tenta de trouver un moyen de lui échapper de nouveau. Glaucous était fort, mais Jack était très doué pour explorer les chemins possibles en dépit de la mélasse omniprésente. Il ne se laisserait pas arrêter par ces deux-là. Il ne se laisserait pas épingler.

Glaucous fronça les sourcils et lui lança un regard noir.

— Comment s’échapper quand tous les chemins paraissent valables ? Quel virage prendre ? J’ai vraiment de la chance ; toutes les routes me conviennent, et donc vous conviennent aussi. Penelope, je crois qu’il n’est pas convaincu, ajouta Glaucous en désignant Jack de la tête. Il veut nous quitter. Tu veux bien essayer de lui faire changer d’avis ?

La femme pencha la tête en arrière, ce qui gonfla davantage son énorme cou. D’un mouvement d’épaules, elle fit glisser son imperméable marron sur le sol. Ses épaules larges et nues étaient humides et constellées de fossettes, comme de la pâte à pain.

Jack était hypnotisé.

Sous son manteau, elle ne portait aucun vêtement, et pourtant elle n’était pas nue. Des taches sombres masquaient sa pudeur informe. Son corps était couvert de masses mouvantes de guêpes. Des milliers et des milliers de guêpes déferlaient sur sa chair flasque telles des vagues lentes, tombant sur ses genoux et ses chevilles en lambeaux vivants et bourdonnants.

La seule véritable peur de Jack, l’unique destin qu’il était incapable d’éviter : un essaim d’insectes en colère. Il avait appris à ses dépens que les colonies et les ruches possédaient leurs propres cartes routières constituées de milliers de lignes-mondes individuelles emmêlées comme des spaghettis trop cuits, paquet inextricable de colère et de détermination. Les guêpes, les abeilles et même les fourmis pouvaient bloquer ses décisions, entraver ses mouvements dans une infinité de destins.

Les guêpes lui avaient montré les limites de son talent et l’avaient rendu sensible à leur venin. Une seule piqûre suffirait.

Ils savent ce que je suis !

Les insectes s’élevèrent à la manière d’une brume noire, s’évaporant du corps de la femme, et filèrent à travers la pièce. Mise à nu, Penelope était un amas de graisse et de plis juché sur des jambes comme des troncs d’arbres. Elle n’était pas du tout gênée ; elle garda son sourire vide pendant que les guêpes emplissaient l’appartement.

Il n’avait aucune chance d’échapper à l’essaim qui fondait sur lui.

— Penelope, ma chère, faisons ce que nous savons faire de mieux, commença Glaucous. Sauvons ce jeune homme.

Pour une personne de sa taille, Penelope était rapide, mais moins que Glaucous. La pièce parut s’emplir de mains avides, d’ailes vrombissantes, de minuscules abdomens durs et rayés, armés de longs dards, d’yeux à facettes noirs et haineux, jusqu’à ce qu’insectes et humains ne fassent plus qu’un.

Un bruit comme des cartes géantes battues, distribuées et claquées violemment.

Jack bougea.

Sans laisser à Glaucous le temps de l’attraper avec ses mains démesurées, le jeune homme se libéra de la mélasse et de sa peur, et sauta par-dessus des centaines, des milliers de destins, des bouquets entiers de destins, juste pour échapper à ces affreuses piqûres. Jamais il n’avait fourni un tel effort. En comparaison, le numéro dont il avait gratifié Ellen et ses amies n’était rien.

Glaucous fixa du regard le jeune homme allongé, inerte sur le sol, et un voile de doute couvrit son visage brutal. Il repensa au vieux bossu et aux oiseaux misérables et ébouriffés qu’il jetait en pâture aux rats affamés.

Il se pencha sur le corps.

— S’est-il enfui ? demanda-t-il.

— Il est ici, dit Penelope en agitant une grosse main sur laquelle grouillaient des guêpes.

Glaucous considéra Jack, dubitatif. Soudain, le jeune homme ouvrit grands des yeux emplis d’une terreur vide.

Glaucous se baissa et tâta les vêtements du garçon. Dans sa veste légère, il y avait un morceau de papier plié. Il fourra sa main dans la poche. Un picotement remonta le long de son bras et ses dents s’entrechoquèrent. Il retira sa main, et le papier tomba par terre.

Inutile que Whitlow lui confirme qu’ils avaient la bonne proie. Toutefois, il n’osa pas prendre la boîte.

La pierre et le gibier devaient être livrés en même temps.