Le centre-ville
Les sorcières ne trouvèrent aucune rue familière.
Le centre-ville tout entier avait été fragmenté, mélangé, réorganisé selon une chronologie aléatoire. Les seules structures à peu près reconnaissables étaient les librairies, dont certaines avaient fermé leurs portes des décennies plus tôt. Leurs enseignes étaient de retour, même si leur intérieur était vide de livres et de clients.
Agazutta, Farrah et Miriam restaient groupées et échangeaient des blagues creuses à voix basse. C’était tout ce qu’elles pouvaient faire pour s’encourager. L’état dans lequel se trouvait leur ville autrefois magnifique les emplissait d’une peur intense qu’elles ne parvenaient pas à dissimuler.
— Je n’aurais jamais cru que cela se passerait de cette façon, dit Miriam. Moi qui m’étais imaginé mourir dans mon lit…
— Seule et sans amour ? demanda Agazutta avec un sourire en coin. Finalement, ce qui t’arrive aujourd’hui n’est pas si grave, en comparaison.
— Parle pour toi, protesta Miriam.
— C’est ce que j’ai toujours fait.
— Les filles, intervint Farrah en les entraînant derrière un coin gris et dentelé. C’est la Ve Avenue.
— Mon Dieu, sommes-nous déjà si loin ? demanda Miriam.
— Loin ne veut plus dire grand-chose, ajouta Agazutta.
Elles restèrent immobiles quelques secondes. Le vent charriait de la poussière et les glaçait comme une main douce et morte.
— Là-bas, c’est le nord, reprit Farrah. (Elle nettoya ses yeux et fronça les sourcils d’un air décidé.) Et maintenant ?
— Je reconnais quelque chose de ce côté-ci, s’exclama Miriam. C’est la bibliothèque centrale.
— Nous avons eu notre dose de livres, non ? lâcha Farrah.
— Si nous sommes arrivées jusqu’ici, rétorqua Miriam, c’est grâce à nos petits livres verts. Peut-être pourrions-nous atteindre un des étages supérieurs pour tenter de nous repérer.
— Je propose d’aller vers l’est, dit Farrah, le doigt pointé. Enfin, je crois qu’il s’agit toujours de l’est. L’autoroute n’est pas loin, si elle existe toujours.
— Ma maison est au nord, fit remarquer Agazutta.
— J’ignore si nous pouvons y arriver, douta Miriam. Il fait beaucoup trop froid.
Elle remonta le col de son manteau en laine, le genre de manteau qu’on avait souvent l’occasion de porter à Seattle.
Agazutta se tourna vers une vitrine crasseuse à l’encadrement craquelé. Derrière la surface lisse et poussiéreuse, des ténèbres insondables… Des empreintes de mains et de doigts striaient la poussière, comme si des gens avaient longé cet immeuble le bras tendu, afin de ne pas se perdre dans le brouillard… avant de disparaître pour de bon.
Elle fixa la vitre du regard et se rendit compte que le reflet qui la regardait était celui d’une autre personne : un visage différent et en colère. Elle laissa échapper un cri, eut un mouvement de recul, et le visage s’évanouit.
Au sud-ouest, au-dessus de l’entrepôt de Bidewell, se formait une colonne de nuages bouillonnants, qui émettait un sifflement constant d’orgue de Barbarie : la voix d’une mère démente fredonnant une chanson à ses enfants.
— Partons d’ici, lança Farrah. Allons n’importe où. Pourquoi pas dans une bibliothèque…
Elles marchèrent au milieu des décombres fragiles – tellement fragiles qu’ils craquaient comme de la meringue sous leurs chaussures – et prirent la direction de ce qui, autrefois, était le nord. Vers la grande bibliothèque.
À l’intérieur, la bibliothèque était remarquablement intacte. Déserte, mais à peine affectée par les changements intervenus derrière ses hautes fenêtres échelonnées et ses murs en aluminium. Dans l’entrée et l’escalier qui conduisait aux étages supérieurs régnait un calme vide.
Agazutta se pencha sur un bureau et toussa dans son mouchoir.
— On va attraper une anthracose, dehors.
— La poussière du temps, dit Miriam.
Elle plongea la main dans son sac en toile, produisit son livre et le brandit bien haut, le montrant aux autres sorcières.
Elles sortirent leurs propres volumes : les livres que Bidewell leur avait donnés des années plus tôt, lorsqu’elles avaient commencé à travailler pour lui.
— Les livres sont spéciaux, expliqua Miriam. Ils comptent beaucoup plus que je l’aurais cru. Non pas que je ne les aime pas, mais enfin, regardez cet endroit : il est quasi intact.
Agazutta voulut défaire la serrure en cuivre de son livre, mais Farrah posa la main sur la sienne pour l’en empêcher. Dans un soupir, Agazutta rangea le livre dans son sac.
— Tu as peut-être raison. Il n’empêche que cela n’a pas changé grand-chose pour les gens qui travaillaient ici.
— Il se peut qu’ils soient partis, proposa Miriam.
— Je détesterais penser que nous sommes spéciales, dit Farrah. (Comme les autres la regardaient avec étonnement, voire avec colère, elle ajouta d’un air penaud qui ne lui ressemblait pas :) Je ne veux pas être la dernière en quoi que ce soit : surtout pas la dernière vieille bonne femme.
— Qu’est-ce que cela veut dire, « vieux », ici ? demanda Agazutta.
— Je veux retourner à mon dispensaire, se plaignit Miriam.
— Le temps ne s’écoule plus, sauf pour nous, reprit Farrah, sévère.
Elle désigna les fenêtres hautes et larges. Elles gelaient ; un genre de givre noir et cristallin les recouvrait telle une ombre froide.
Farrah, qui s’était faufilée derrière un comptoir abandonné, brandissait un épais volume de la Cambridge Ancient History. Elle l’ouvrit pour le feuilleter. Soudain, un fluide sombre et argenté s’écoula à ses pieds, où il forma une flaque luisante. Miriam se pencha et la toucha. Ses doigts étaient couverts d’une matière iridescente et sombre, d’arc-en-ciel de lettres… de mots en hématite.
— Oh non…, lâcha Agazutta, avant de s’éloigner de la cage d’escalier la plus proche.
Un liquide noir jaillit de sous la porte de l’ascenseur, tandis qu’une quantité importante de la même matière s’écoulait en cascade sur les marches de l’escalier. Les femmes reculèrent.
Un ruisseau se forma sur le sol en béton.
Derrière le comptoir, Farrah secoua les dernières gouttes de son livre, qu’elle ouvrit devant les autres. Dans la lumière terne, ses pages semblaient aussi immaculées et vierges que de la neige fraîchement tombée.
L’expression de Miriam passa de la stupeur à la résignation – elle comprenait presque –, puis à l’acceptation.
— Attrapez vos affaires, dit-elle. Bidewell nous avait mises en garde contre ce qui est en train d’arriver. Sans lecteurs, les livres réagissent d’une manière imprévisible.
— Ils attendent de nouveaux personnages, de nouvelles histoires, ajouta Agazutta.
— Nous ? s’exclama Farrah d’une voix d’enfant, effrayée et douce.
— Non, ma chère, répondit Miriam. Nous n’avons jamais été très importantes.
Telle une bibliothécaire, Farrah lissait les pages blanches du livre pour le maintenir ouvert. Sous ses doigts, des lettres apparurent, apparemment au hasard, illisibles : des embryons d’histoires qui cherchaient à naître. Cela la calma quelque peu.
— En es-tu certaine ? demanda-t-elle.
— Mon Dieu…, dit Miriam.