L’entrepôt vert

Jack se tenait derrière le portail du hangar et regardait fixement le fantôme gris de la Ire Avenue. Le froid de cendres qui émanait de l’autre côté du grillage le fit frissonner. Ellen avait garé la voiture, et les femmes s’étaient engouffrées dans l’entrepôt, le laissant seul devant l’entrée. Il avait besoin de quelques minutes pour s’adapter.

Ginny était revenue près de la porte pour le regarder.

En seulement quelques heures de ce qui était son temps personnel, la ville autour de l’entrepôt vert était devenue une forêt d’ombres vacillantes. Les nuages défilaient beaucoup trop rapidement, entrant en collision et fonçant avant de disparaître dans le ciel gris.

Sur le chemin – leur voiture était la seule à rouler –, ils avaient vu des gens avancer, des échos marcher à reculons, recommençant des séquences, à demi-conscients de ce qu’ils faisaient. Quelques-uns se rendaient compte de leur terrible dilemme et en étaient effrayés.

Plus terrifiant encore, la plupart ne remarquaient rien du tout.

Étrangement, les pierres dans leurs boîtes et l’entrepôt avaient un effet apaisant, paraissant les protéger, maintenant qu’ils avaient ricoché contre le Terminus. C’est Ellen qui avait utilisé ce mot dans la voiture : « le Terminus ». La fin, mais pas tout à fait la fin ; le monde était comme une balle qui rebondissait de moins en moins haut, jusqu’à s’arrêter.

Jack ressentait une tristesse quasi insupportable. Tous ces gens complètement perdus qui essayaient de reprendre le contrôle de leur vie dans ce temps balbutiant qui n’avait de cesse de les tirer en arrière, à des intervalles de plus en plus courts… jusqu’à ce que la balle ne rebondisse plus. Alors ils resteraient coincés, ignorants, immobiles, comme des mouches collées sur du goudron.

C’était arrivé si soudainement… et pourtant les signes avant-coureurs avaient été nombreux.

Ginny en eut assez d’attendre. Elle descendit de la passerelle et, les bras enroulés autour des épaules, se planta devant Jack. Elle était plus jeune que lui – dans les dix-huit ans –, mais son regard n’était pas celui d’une simple adolescente. Ils n’avaient pas échangé plus de deux mots depuis qu’ils étaient arrivés à l’entrepôt.

— Comment la tempête vous a-t-elle trouvée ? demanda-t-elle.

Jack haussa les épaules, embarrassé.

— J’ai composé un numéro de téléphone. Un homme et une femme m’ont enlevé. Après cela, je n’en sais pas tellement plus que vous.

— C’était le Gouffre.

— Le quoi ?

— Le Gouffre. C’est ce qui se produit quand on rencontre la Reine en blanc.

— Qui est-ce ? Une autre de ces vieilles bonnes femmes ?

— Je ne sais pas. Elle a de nombreux noms. Rentrons. Il fait meilleur à l’intérieur, et vous pourrez parler à Bidewell.

L’entrepôt embaumait le bois sec et le vieux papier. Jack examina les hauts murs, les traverses non peintes, les poutres épaisses sculptées dans le cœur de vieux et grands cèdres. Une lumière grise et diffuse entrait par les fenêtres et les lucarnes. Partout, des montagnes de caisses et de boîtes en carton. Ginny le suivit comme une petite sœur pendant qu’il explorait les lieux. Au début, cela ne lui plut pas beaucoup.

Il s’approcha de la grande porte métallique et frappa avec ses phalanges. De l’autre côté, les femmes discutaient avec un vieil homme, mais il n’entendait pas ce qui se disait. Il se tourna vers Ginny. Ses yeux brillaient d’un éclat furtif, semblable à ceux d’une pouliche s’apprêtant à fuir.

— Qu’y a-t-il de l’autre côté ? demanda-t-il.

— Le bureau et la bibliothèque de M. Bidewell.

— Encore des livres ?

— Plein. Des vieux, des nouveaux… Il en a des caisses et des caisses, qu’on lui envoie du monde entier. Certains sont vraiment… impossibles. Je me demande bien où il les trouve. Je l’aidais – je l’aide – à les cataloguer. Ceux qui vous ont enlevé… à quoi ressemblaient-ils ?

— L’homme s’appelait Glaucous. La femme était grande, énorme. Je crois qu’il l’appelait Penelope.

— Un duo de ce genre est venu pour moi à Baltimore. Je me suis enfuie, mais ils m’ont suivie jusqu’ici. Le docteur Sangloss m’a envoyée à Bidewell dès mon arrivée.

— Vous avez eu de la chance. Les miens se servaient de guêpes.

Ginny plissa les yeux.

— De guêpes ?

— Oui, des guêpes, confirma-t-il en imitant le mouvement d’une aile d’un geste de la main. Elle a ouvert son manteau, et elles m’ont foncé dessus.

— Oh, mon Dieu !

— Et les vôtres ?

— Un homme avec une pièce en argent. Une femme toute maigre, qui allumait du feu avec ses doigts.

— J’ai toujours pensé que le monde était bizarre, dit Jack, mais pas à ce point. Pas aussi étrange que mes rêves, en tout cas.

— Vous vous rappelez vos rêves ?

— Un tout petit peu. Vous rêvez aussi ?

Elle hocha la tête.

— Tous les Changeurs de destin rêvent. C’est ce que m’a expliqué M. Bidewell.

Jack fit la moue et s’efforça de garder son calme.

— Des « Changeurs de destin » ?

— Vous et moi. Nous changeons quand la situation nous est défavorable. (Elle traça une ligne imaginaire du bout du doigt.) Nous nous déplaçons à l’horizontale. Vous voyez ce que je veux dire ?

— J’ignorais que cela avait un nom.

— Cela ne nous rend pas la vie facile. Moi, je commets quand même des erreurs. Parfois, je me dis que…

Encore un regard furtif.

Jack entreprit de refaire le tour de l’entrepôt. Ginny lui emboîta le pas sans y avoir été invitée.

— Pourquoi des guêpes ? demanda-t-elle.

— Il est impossible de quitter une pièce emplie de guêpes. Les probabilités sont contre vous, partout. (Il n’avait pas envie d’aborder le sujet de la ligne-monde dans laquelle il avait atterri, ni la manière dont cela avait pu distraire la tempête… le Gouffre.) De quoi discutent-ils ? De nous ?

— Je l’ignore.

Ils arrivèrent devant le coin que s’était aménagé Ginny. La jeune femme souleva le rideau qui le délimitait et l’invita à entrer. Jack s’assit sur une caisse, car il était réticent à l’idée de lui emprunter une chaise ou – pire – son lit. Il croisa les jambes.

— Je suis un saltimbanque, commença-t-il.

— Je vous ai vu, l’autre jour, à la fête.

— Amusant. Moi, je ne vous ai pas vue.

— Vous sembliez en colère.

— Et vous, vous faites quoi ?

— Je me mets dans le pétrin, puis je prends mes jambes à mon cou.

Ginny s’assit aussi sur un carton. Le coin s’affaissa dans un nuage de poussière ; la jeune femme se releva à la hâte, épousseta son jean et prit place sur la chaise.

— D’où fuyez-vous ?

— La seule chose qui compte, c’est je vais, répondit-elle dans un haussement d’épaules. On s’est déjà rencontrés. J’en suis certaine. Et pas seulement à cette fête. Vous ne vous souvenez pas ?

Jack frissonna de nouveau, mais pas à cause du froid. Il était en train de se livrer, alors qu’il n’en avait pas envie. Pas ici, pas devant cette fille.

Ils levèrent des yeux curieux et apeuré vers les lucarnes. La nuit était tombée. Le jour ne se lèverait peut-être plus jamais. Deux étoiles scintillaient derrière les panneaux en verre. Jack essaya de s’imaginer le temps qui s’arrêtait, se figeait et faisait un bond en arrière – si c’était bien cela la nature du phénomène – sur toute la distance qui les séparait de ces étoiles.

Il échoua.

Il se leva, souleva le rideau et retourna dans le fond de l’entrepôt.

Ginny le suivit.

Jack cogna à la porte coulissante en acier. Les voix continuèrent à bourdonner comme si de rien n’était.

— Ils nous appelleront quand ils seront prêts, expliqua Ginny. Un saltimbanque, c’est un artiste de rue, n’est-ce pas ?

— Ouais.

— Pourquoi un orage s’intéresserait-il à un jongleur ? lâcha-t-elle avant de se couvrir la bouche.

Jack la regarda, stupéfait. Extralucide, elle riait, maladroite mais intrépide, et il se sentit honteux, tout petit.

— Qui est Bidewell ? demanda-t-il.

— Son nom complet est Conan Arthur Bidewell. Je crois qu’il vit ici depuis très longtemps.

— Il est un peu comme le Magicien d’Oz, en somme.

— C’est ce qu’il semble penser. Il a passé sa vie à rassembler ces livres. Dans ce bâtiment, il y a des salles dans lesquelles aucun être humain n’a mis les pieds depuis plus d’un siècle. Enfin, c’est ce qu’il dit. J’ai l’impression qu’il voudrait nous enfermer dedans pour voir ce qui se produirait.

— Et vous croyez ce qu’il raconte ?

— Je ne pense pas qu’il mente, répondit Ginny.

La porte coulissante s’ouvrit en grondant. La tête de Miriam apparut dans l’embrasure.

— Vous pouvez entrer. Jeremy…

— Jack, la corrigea-t-il.

— Jack… il est temps que vous fassiez la connaissance de M. Bidewell.

Ginny se rapprocha de lui.

— Comment pouvez-vous accepter tout ceci sans rien dire ? lui demanda-t-il.

— J’ai connu des moments de doute, mais j’ai toujours fini par revenir. On est en sécurité, ici. C’est même l’endroit le plus sûr de la ville, voire du monde tout entier. Dehors…

Inutile d’en dire davantage sur les rues, la ville, le ciel.

Le vieil homme – Bidewell, supposa Jack – attendait derrière une longue table en bois sur laquelle trônait une pile de livres reliés d’épaisseur moyenne. Il était vêtu d’un costume marron foncé rapiécé et recousu de partout.

Miriam rejoignit les autres femmes qui, toutes ensemble, prirent place autour d’un poêle à bois dont la porte en mica diffusait une douce lumière orangée. Agazutta prit la seule chaise rembourrée et s’y affala comme une star de cinéma trop gâtée.

Jack et Ginny se tenaient devant la table comme des étudiants venus passer un oral.

Bidewell étudia Jack, prit deux livres dans la pile, les ouvrit et les fit glisser sur la table – l’un vers Ginny, l’autre vers Jack. Les jeunes gens les examinèrent. Les pages étaient incompréhensibles ; pas de mots ni de paragraphes, juste des suites aléatoires de lettres et de nombres. Jack détourna les yeux et referma violemment son livre.

Ginny laissa le sien ouvert. Bidewell lui avait donné The Gargoyles of Oxford par le professeur J. G. Goyle ; elle reconnaissait la reliure, mais ne pouvait plus déchiffrer la moindre phrase. Même les illustrations étaient devenues floues et sales.

Les femmes étudièrent un troisième volume, dont le titre, sur le dos, avait également été effacé.

— Vous avez devant vous les effets de ce qui vient de se passer dehors : ce que certains appellent « le Gouffre », expliqua Bidewell, tandis qu’Agazutta reposait le troisième livre sur la table. À dire vrai, deux événements sont survenus en même temps : le Gouffre et le Terminus. Le Gouffre nous coupe de notre passé. Le Terminus nous interdit tout futur. Ainsi, nous sommes isolés de toute causalité et de toute éventualité, les deux vagues qui font avancer le temps. Les effets de ce désastre sont visibles dehors. Ma bibliothèque est saccagée, mais elle continue à nous protéger.

— Tous les livres sont comme ceux-là ? s’étonna Miriam. Il est vrai que vous collectionnez les curiosités

— Tous ceux que j’ai examinés, y compris certains qui me sont très familiers, répondit Bidewell. En dehors de ces murs, tous les livres de la région – et peut-être de toutes les régions qui nous entourent – sont inutilisables. Je n’ai jamais vu un phénomène d’une telle ampleur.

Jack prit un air distant et ennuyé ; il attendait.

— Virginia, vous avez récupéré votre étrange petite pierre. Maintenant, il y en a deux. Jack, Ginny, pourriez-vous sortir vos pierres de leurs boîtes… ?

Jack manipula sa boîte et l’ouvrit. La pierre était là : torsadée et noire, elle émettait une lueur rouge foncé.

Ginny produisit la sienne.

— Personne ne manque à l’appel, lança-t-elle d’un ton qui se voulait joyeux.

— Étant donné leur forme et la manière dont elles semblent faites pour s’assembler – non, nous n’allons pas essayer, s’il vous plaît, tenez-les éloignées l’une de l’autre –, je suspecte qu’il en existe une troisième, voire davantage. Malheureusement, nous ignorons où elles se trouvent. Aucune de nos sentinelles ou de nos éclaireurs n’a rapporté l’existence d’un troisième individu possédant vos aptitudes. Pour l’instant, toutefois, nous n’avons pas le temps de nous soucier de cela. Ce qu’il y a dehors, à l’extérieur de cet entrepôt, dépasse notre capacité d’intervention.

Agazutta renifla.

Bidewell hocha la tête.

— S’ils sont bien ce que je pense qu’ils sont, alors ils ont presque terminé leur voyage. Ils sont parvenus au total. Tenez les pierres au-dessus de la table, je vous prie… au-dessus de ce volume. J’ai choisi un livre particulièrement précieux, un ouvrage jusque-là illisible, que je gardais dans ma réserve depuis un bon bout de temps. Les enfants…

Jack suivit l’exemple de Ginny et prit position à côté du vieil homme. Bidewell ouvrit le livre au hasard. Les deux jeunes gens brandirent les pierres. Les femmes se rapprochèrent de la table, curieuses.

Jack et Ginny tinrent les pierres au-dessus des pages.

Au début, le texte resta inchangé. Mais soudain, comme s’ils étaient éclairés par la lumière de la raison, les mots commencèrent à se reformer. D’abord quelques mots seulement, puis quelques phrases, puis des paragraphes entiers.

Aucune lettre ne bougea, rien de visible ne se produisit, mais, sous les pierres, le livre redevint lentement lisible.

Jack ne pouvait s’empêcher de fixer le premier paragraphe à s’être révélé… qu’il lisait à l’envers, une astuce qu’il avait appris des années plus tôt.

« Le langage est aussi fondamental que l’énergie. Avant d’observer l’univers, il faut le réduire, l’encoder. Un univers qu’on n’observe pas est un endroit désordonné. Le langage devient l’ADN du cosmos. »

 

Il releva les yeux. Ginny l’avait lu aussi.

— Je suis impressionné par votre pouvoir, les enfants, reprit Bidewell d’un ton révérencieux. J’ai attendu des siècles pour observer un tel spectacle. Vous donnez corps à ce qui, jusqu’à présent, n’était rien de plus qu’une philosophie.

— Que sont ces pierres ? demanda Ginny, la main tremblante. J’ai la mienne depuis toujours. Mes parents l’avaient avant moi. Je ne suis jamais restée éloignée d’elle très longtemps, mais je ne sais rien d’elle.

— Jack ?

Bidewell fixa le jeune homme d’un air confiant pour l’encourager à parler.

— Ma mère l’appelait « la pierre occasionnelle » : parfois elle était là, parfois elle disparaissait. Un jour, elle l’a appelée « la pierre de la bibliothèque ».

— Comme c’est étrange. Était-elle au courant de… ?

— De quoi ? demanda Jack.

— Pour le moment, ce ne sont que des coquilles incomplètes. Le voyage est terminé ; elles sont fortes, mais encore immatures. Néanmoins, comme vous avez pu le constater, elles ont des pouvoirs remarquables. (Bidewell agrippa leurs mains et les écarta lentement. En dessous, le texte resta compréhensible… la tache de texte lisible grossit encore.) Il y en a eu beaucoup au cours de l’Histoire. Certaines ont échoué et sont devenues des cailloux inutiles. D’autres ont été capturées – en même temps que leurs gardiens –, gardées puis détruites, pour ce que nous en savons. Les noms qu’on leur donne sont autant d’indications sur leur nature et leur fonction. Vous pouvez les ranger pour le moment.

— Si quelque chose a bouleversé l’ordre de toute chose, comment se fait-il que nous soyons capables de penser et de voir ? demanda Miriam. Pourquoi notre chair n’a-t-elle pas souffert ? Tout aurait dû être modifié ! ajouta-t-elle d’une voix aiguë.

Sa remarque dérangeante fut accueillie par un silence sévère.

Bidewell tourna une à une les pages restaurées du livre. Le vieil homme avait les yeux pleins de larmes… des larmes de soulagement et d’admiration.

— Nous ne faisons qu’entrevoir la profondeur de ce mystère. Pour le meilleur et pour le pire, le temps est désormais subjectif. Partout. Tous les destins sont locaux.

Il se retourna vers une grande pendule électrique suspendue au-dessus de la porte coulissante. Les aiguilles en étaient tordues, bloquées, comme déformées par des doigts invisibles. La trotteuse, elle, gisait au fond du boîtier en verre.

— Aucune pendule ne mesurera plus les secondes qui nous restent, reprit-il. Si nous nous retrouvons figés et aplatis contre le Terminus, nous sommes perdus. Même ces pierres ne nous seront d’aucune utilité. Toutefois, il serait contre-productif de se précipiter. Pour commencer, nous devons apprendre à nous connaître.

Bidewell attrapa une chaise pliante par le dossier et, avec un sourire, la présenta à Jack.

Le jeune homme s’assit, l’air méfiant.

— Juste pour cette occasion, je propose que nous organisions une petite fête, reprit Bidewell. Ginny sait où se trouvent les conserves de soupe et les ingrédients nécessaires à la préparation de sandwichs. Ellen, voulez-vous commencer ?

 

Ils s’assirent autour de quelques sandwichs de pain de seigle au bœuf fumé et d’une soupe à la tomate réchauffée sur le poêle. Farrah sortit une bouteille de vin rouge et un tire-bouchon de son sac volumineux.

— Je me demande quel effet a le Terminus sur le vin ? demanda-t-elle. (Elle versa un peu de liquide couleur rubis dans un verre, le goûta, haussa un sourcil approbateur et servit tout le monde.) Difficile de gâcher un mauvais merlot.

Ellen leva son verre et en fit tourner le contenu.

— Toutes les quatre, nous nous sommes vraiment rencontrées pour former un club de lecture, commença-t-elle. Nous continuons d’ailleurs à nous réunir deux fois par mois pour manger, boire et discuter littérature.

— Nous appartenons à un milieu plutôt aisé, expliqua Farrah. Quand on n’est pas obligé de gagner sa vie, il vaut mieux trouver à s’occuper.

— Bref, reprit Ellen. Après le décès de son père, Agazutta a vidé sa maison. La demeure appartenait à sa famille depuis plus d’un siècle. Dans un coin du grenier, elle a trouvé une vieille boîte couverte de poussière et, à l’intérieur, un livre inhabituel. Il devait être caché là depuis l’époque de son grand-père.

Bidewell se frotta les mains et s’appuya contre le rebord de la table. Malgré son âge avancé, il était souple. Pas très alerte, mais souple. Et fort.

Ce récit semblait ennuyer Agazutta.

— Tout est ma faute, intervint-elle.

— Agazutta nous l’a montré. Une bouteille de pinot gris et une salade au melon, aux pignons de pin et au jambon cru plus tard, nous étions toutes d’accord sur le fait qu’il devait être rare, quoique écrit dans une langue que nous ne reconnaissions pas. Il paraissait appartenir à une série. Nous avons pensé qu’il serait amusant de le montrer à un spécialiste : à John Christopher Brown, une connaissance.

— Ils sont sortis ensemble à l’université, précisa Farrah.

— En effet, confirma Ellen en regardant son amie de travers. Je peux continuer ?

Farrah eut un sourire sucré.

Jack s’affala sur sa chaise pliante.

— M. Brown possède une boutique de livres anciens sur Stone Way. Il sait beaucoup de choses sur les livres – sur les livres anciens et inhabituels – et sur ceux qui tournent autour. Et il connaissait un acheteur potentiel.

Bidewell écoutait aussi attentivement qu’un enfant.

— Notre cher Conan, ajouta Ellen.

— Ah ! fit Bidewell, c’est donc là que j’interviens…

— Tout à fait. Vous nous avez acheté le livre. Au début, M. Brown ne nous a pas révélé votre identité et s’est contenté de nous verser une partie de votre paiement. Une somme suffisamment importante pour nous encourager à fouiller nos greniers respectifs, nos caves et même les murs de nos vieilles maisons.

— Farrah en a trouvé un autre, dit Agazutta.

— À la cave, dans une boîte à chaussures. Je ne l’avais jamais vu avant. Vraiment… Il est apparu comme cela, comme un cintre dans une penderie. C’était un livre de poche, un exemplaire pas très vieux : il datait des années cinquante. Et sa couverture était sinistre, ajouta-t-elle, le sourcil levé.

— Non seulement sa couverture était hideuse, expliqua Agazutta, mais le moindre de ses mots était mal orthographié, sauf sur une page, qui, avons-nous découvert, était de l’hébreu translittéré. M. Brown a vendu ce livre-là encore plus cher que le premier.

— Des dames remarquables ! l’interrompit Bidewell. Elles avaient trouvé deux ouvrages extraordinaires dans leur environnement immédiat. Elles semblaient douées pour cela. J’ai donc donné à M. Brown la permission de leur donner mes coordonnées. Vous comprenez, ces trouvailles n’arrivent pas entièrement par hasard.

— Comment arrivent-elles, alors ? demanda Ginny.

— Qui peut le dire… ? commença Bidewell.

Soudain, tout le groupe – excepté Jack – l’interrompit et répéta à l’unisson :

Qui peut le dire ? !

Bidewell accepta de bonne grâce qu’elles se moquent de lui.

— Le livre de poche était très intrigant, mais n’était qu’un symptôme. En revanche, la première découverte de nos Sorcières d’Eastlake était en tout point remarquable, puisqu’il s’agissait du treizième volume d’une encyclopédie extraordinaire et très rare.

— C’est là que cela devient intéressant, dit Agazutta.

— Un exemplaire en avait apparemment été imprimé à Shanghai dans les années 1920 pour un Argentin nommé Borges. On ne sait rien de ce señor Borges. Son nom figure dans l’index, et il a laissé sa signature sur la page 412 du premier tome. Ces dames venaient donc de faire une des plus incroyables découvertes de ce siècle : un volume de l’Encyclopedia Pseudogeographica. Il n’en existe qu’un autre volume connu, un exemplaire incunable retrouvé à Tolède en 1432 et conservé sous clé – sage mesure – à la British Library.

— Heureusement que nous étions incapables de le lire, reprit Farrah en s’étirant comme un chat.

Ce qui rappela à Ginny qu’elle n’avait pas vu Minimus et les autres chats depuis plusieurs heures. Ils devaient avoir trouvé une cachette sûre en attendant que la situation se calme et que les invités s’éclipsent.

— Autrement, nous serions devenues folles, ajouta Farrah.

— Je dirais plutôt encore plus folles, la corrigea Agazutta.

— Ah bon, et qui saurait voir la différence ? marmonna Ellen.

Bidewell eut un rire léger et riche, comme un cookie idéalement cuit. Malgré lui, malgré tout ce qu’il avait vécu, Jack commençait à apprécier le vieil homme.

— Évidemment, dit Ellen, nous avons toutes trouvé M. Bidewell charmant et fascinant…

— Et riche ! ajouta Agazutta.

Bidewell jeta sur la tablée un regard circulaire satisfait, comme si, enfin, il était parvenu à rassembler tous les membres de sa famille.

— Le reste appartient déjà à l’Histoire, dit Ellen.

— À une histoire bigarrée, précisa Farrah dans un bâillement seulement à moitié dissimulé.

— Ce qui signifie ? demanda Ginny.

— L’Histoire vient en deux couleurs. Normalement, tout le monde vit une couleur, expliqua Agazutta. Depuis notre rencontre avec M. Bidewell, nous vivons la seconde.

— Qu’est-ce que cela a à voir avec moi ou avec elle ? s’enquit Jack en désignant Ginny du menton.

— Il faut rallumer le feu. Il commence à faire froid, intervint Bidewell. Jack, il y a du bois et de vieux journaux dans la trémie. Je propose que nous buvions un dernier verre aux souvenirs oubliés. Au temps perdu9, littéralement. Car il s’agit de cela, votre talent. Nous en parlerons bientôt, ainsi que de l’ordre, du hasard, des temps perdus et de la récupération d’objets qui n’ont jamais été mais continueront d’être pour toujours.

Jack prit des pages de journaux dans la trémie.

Elles étaient blanches, vierges.

La cité à la fin des temps
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