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Ellen conduisait la vieille Toyota de Miriam. Agazutta était installée sur le siège du passager. Farrah était assise à l’arrière avec Ginny, qui fixait du regard le collier en perles ambrées suspendu au rétroviseur. Elles remontèrent une rue humide, en descendirent une autre, à la recherche de quelqu’un… d’un homme jeune, avait cru comprendre Ginny.
L’eau de pluie continuait de ruisseler dans les caniveaux, dégoulinant des routes surélevées et bretelles, et ralentissant considérablement leur progression.
Les événements, déjà déconcertants, avaient viré à l’inexplicable, au stupéfiant. Elle était entourée de femmes mûres un peu bizarres. Elles étaient toutes si curieuses . Elles se préoccupaient d’elle, affirmaient agir selon un plan. Toutefois, tout comme Bidewell, elles refusaient de répondre aux questions importantes. « Vous verrez », ne cessaient-elles de répéter. Elle se sentait liée à leur destinée d’une manière qui la faisait souffrir comme si elle était un animal en cage.
L’orage était un chasseur. C’est ce que les femmes lui avaient dit juste avant d’emprunter le pont de West Seattle. Les orages ne faisaient pas ce genre de chose, évidemment.
Agazutta regarda par-dessus son épaule.
— Qu’est-ce que vous ressentez ? demanda-t-elle à Ginny.
La jeune femme secoua la tête. Il n’y avait rien devant, à part une solidité effrayante… un vide plat et menaçant.
— À vous de me le dire. Moi, je me contente de vous accompagner.
— La tempête n’est peut-être pas le seul phénomène étrange de la journée, expliqua Ellen. Vous pourrez peut-être nous aider à sauver quelqu’un… quelqu’un d’aussi important que vous. Je vous en prie, Virginia, dites-nous ce que vous ressentez.
— Nous sommes une bûche qui a roulé hors de l’âtre, répondit Ginny, avant de s’enfoncer dans la banquette, déprimée et apeurée.
Farrah se frotta le nez.
— Cela sent effectivement le brûlé.
— Vous êtes vraiment des sorcières ? marmonna Ginny.
— C’était juste une blague, ma chère, rétorqua Agazutta, méprisante. Si nous avions de vrais pouvoirs, croyez-vous vraiment que nous aurions laissé une telle chose se produire ?
— Si quelqu’un a des pouvoirs magiques, c’est vous, reprit Ellen. Et peut-être Bidewell. Même si nous n’en avons pas vu la couleur, ces derniers temps.
— Les livres, dit Farrah.
— Fabriqués, ajouta Agazutta.
— Ils sont vieux, la contra Farrah.
Ellen produisit un sifflement désapprobateur.
— Nous devons lui faire confiance. Nous n’avons pas le choix. Et nous devons aussi avoir confiance en Ginny.
— Elle est renfrognée, protesta Farrah.
— Tu l’étais aussi, au début, remarqua Agazutta.
— Merde, je le suis toujours !
— Êtes-vous une lesbienne ? lâcha Ginny à l’intention de Farrah.
S’ensuivit un silence bref et glacial.
— Je crois qu’il y a un malentendu, reprit Farrah. Quelqu’un se dévoue pour lui expliquer ?
— De toute façon, cela n’a aucune importance, dit Ellen Crowe. À part moi…
— À part elle …, insista Agazutta.
— … ce groupe a fait vœu de célibat, termina Ellen.
— Ce qui explique que nous buvions autant et passions notre temps à lire des romans érotiques, expliqua Farrah.
— Et vous ? reprit Ginny à l’attention d’Ellen, en étirant le cou dans sa direction. Vous ne l’avez pas fait, ce vœu de célibat ?
— Cela n’a rien à voir avec la magie, ma chère, mais plutôt avec la pêche, intervint Agazutta. Pour pêcher, il faut un appât. Ellen est cet appât.
— Personne ne me croit, quand je dis que c’est juste pour…, commença Ellen avant d’être interrompue par Agazutta.
— Est-ce lui ?
Ellen examina le jeune homme maigrichon, aux épaules affaissées et aux cheveux trempés, qui arpentait le trottoir irrégulier. La Toyota ralentit. Malgré elle, Ginny se redressa. Le jeune homme n’était pas conscient de leur présence… ou faisait mine de ne pas les voir.
— Le pauvre, comme il est débraillé, s’exclama Agazutta.
Vu depuis la banquette arrière, il ressemblait au type qui faisait du vélo, l’autre jour, à ce regroupement d’artistes de rue. Dès qu’elle put voir son visage, elle cria :
— Stop !
Ellen immobilisa la voiture dans un crissement de pneus. Le bruit attira l’attention du jeune homme, qui regarda sur sa gauche, puis se mit à courir.
— On dirait que tu lui as fait peur, remarqua Agazutta.
— Ouais, eh bien, je suis désolée…
— Il s’enfuit ! cria Farrah. Nous allons le perdre. Il va sauter !
Elles semblaient toutes savoir ce que cela signifiait. Agazutta regardait autour d’elle et au-dessus, comme si elle s’attendait à voir un 747 atterrir devant la voiture, ou un arbre se mettre à marcher sur la chaussée.
— Il ne pourra pas, rétorqua Ginny.
— Il ne pourra pas quoi ? demanda Ellen.
— Il ne pourra pas s’échapper , expliqua-t-elle en repensant à la posture du garçon et à sa réaction. Il n’a nulle part où aller.
La voiture le rattrapa, et Ginny abaissa sa vitre.
— Attendez !
Le jeune homme regarda de nouveau sur sa gauche, buta sur une dalle de béton et, avec un cri de surprise, tomba sur les genoux et les mains. Ginny donna des coups de poing dans la portière.
— Laissez-moi sortir ! Je dois l’aider !
Ellen arrêta la voiture.
— C’est la sécurité enfants…, s’excusa Farrah, avant de déverrouiller la portière en fredonnant.
Ginny sortit aussitôt. Elle se redressa, releva le menton et s’avança avec circonspection, comme si le jeune homme était un léopard blessé. Il s’accroupit et la regarda avec colère. Pendant une fraction de seconde, ses contours tremblotèrent, se brouillèrent.
— Non, s’il vous plaît, le supplia-t-elle. Restez.
Ses contours se précisèrent, et il lui fit face, prêt à fondre sur elle, les bras levés, les doigts pareils à des serres.
— Pourquoi ?
— Nous nous sommes déjà rencontrés, répondit Ginny.
Jack lui lança un regard noir.
— L’orage était là pour vous, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas.
— Nous ne pouvons pas nous enfuir, mais je connais un endroit sûr et j’ai des amies. Enfin, je crois que ce sont des amies. Venez avec nous.
— Votre voiture est pleine, observa-t-il. À moins que vous me fassiez monter dans le coffre…
Farrah ouvrit sa portière et donna une tape sur le toit du véhicule.
— Montez. Vous n’êtes pas bien gros.
— Venez, vous serez au sec, enchérit Ellen.
Elle eut un sourire rassurant et lui fit signe de se joindre à elles. Jack se redressa et regarda à travers le pare-brise. Il repoussa une mèche de cheveux mouillés de devant ses yeux.
— Vous me fichez la trouille, dit-il.
— Moi-même, j’ai rencontré la plupart d’entre elles aujourd’hui, dit Ginny.
— Et vous, qui êtes-vous ?
— Je ne sais pas, répondit Ginny. Je ne sais plus.