Seattle
Ginny avait suivi la musique sur des kilomètres. Sa longue marche terminée, elle fixait avec stupéfaction son regard sur la grande banderole rouge et noire d’un cirque qui annonçait : « LE BOULEVARD DU CRIME »5.
Une collision de bruits emplissait l’atmosphère – orgues de barbarie, orgues à vapeur, guitares électriques, flûtes, trombones et trompettes –, cacophonie agressive mais mélodieuse qui s’élevait, triomphante, pour rebondir sur les nuages, dans le ciel constellé d’étoiles.
Un large sourire se dessina sur son visage empourpré.
— Eh, jolie demoiselle ! cria un clown rouge et bleu à l’énorme perruque blanche. Joignez-vous à la Fête des saltimbanques ! Folie assurée et homologuée ! Encore mieux qu’à la foire, on se fend la poire !
Le clown tenait par la main un macaque au sourire forcé plein de dents, qui marchait sur des échasses de un mètre avec méfiance et délicatesse.
La Fête des saltimbanques occupait plusieurs acres de pelouse et de gravier, et surplombait les eaux noires et scintillantes de la baie d’Elliot. Elle était délimitée au nord par un grand silo à grain, et flanquée par des immeubles résidentiels bruns et gris ; au sud, son extrémité effilée accueillait un parc orné de sculptures – fermées à cette heure-là – et un parking débordant de voitures. Des chapiteaux rouges et jaunes ondulaient et claquaient dans la brise légère. Des camionnettes et des remorques de marchands de nourriture rapide étaient agglutinées près du parking.
Un cordon ondulé de petites scènes serpentait entre les véhicules et le silo. Chacune portait un nom distinctif : « THÉÂTRE-LYRIQUE », « CIRQUE OLYMPIQUE », « FOLIES DRAMATIQUES », « FUNAMBULES », « THÉÂTRE DES PYGMÉES », « THÉÂTRE PATRIOTIQUE », « DÉLASSEMENTS COMIQUES »6 , etc., à perte de vue.
Ginny n’avait jamais vu autant d’artistes – clowns, musiciens, acrobates, magiciens et, bien sûr, mimes – réunis dans un même endroit. Soudain, elle eut envie de pleurer et de rire. C’était un peu comme l’enfance qu’elle avait oubliée, mais qu’elle désespérait de retrouver.
Tandis qu’il roulait au pas sur la piste cyclable à la recherche de visages familiers – sa roue avant zigzaguant allégrement pour l’aider à ne pas perdre l’équilibre –, il repéra un terrain d’échauffement et, à l’intérieur de celui-ci, Flashgirl, le Lézard bleu, Joe-Jim et d’autres vieux amis qui se préparaient à entrer en scène.
Des centaines de spectateurs formaient des petits groupes compacts qui riaient – « hi-hi-hi ! ha-ha-ha ! » –, applaudissaient, jetaient des billets et des pièces dans des boîtes et des chapeaux. La soirée serait bonne pour ses amis et collègues : une soirée « bling-paf », comme ils disaient, en référence au bruit produit par des pièces tombant sur un tas de billets.
Sur la première scène, T-square – vêtu d’un collant rouge feu – préparait trois braseros et une rampe circulaire pour son monocycle. Il portait une grande équerre en T bleu vif sur la tête et d’énormes lunettes en plastique serties de faux diamants. Durant son numéro, il ne prononça pas un mot, se contentant d’effectuer des acrobaties dans la lumière vacillante et impressionnante de ses braseros. Jack savait quelque chose que les spectateurs ignoraient : T-square ne tarderait pas à mettre le feu à son chapeau et demanderait l’aide d’une complice, sa fille, gamine dégourdie de neuf ans, qui éteindrait le début d’incendie avec la mousse d’un extincteur chromé.
Somnambule le Dormeur, lui, n’avait pas besoin de scène. Après quelques tours de cartes stupéfiants, il se figeait dans la posture d’un homme qui luttait contre le vent, le mouchoir soulevé par les airs, le chapeau sur le point de s’envoler. Les yeux fermés, la joue posée sur ses mains jointes, il ronflait jusqu’au début du second acte.
Il gratifia Jack d’un clin d’œil. Jack hocha la tête.
Flashgirl ne se servait pas de feu, mais, dans sa combinaison de parachutiste jaune et orange, avec son attitude provocante, son texte de superféministe en colère, elle était d’une beauté incendiaire. Son numéro d’illusionniste à base de couteaux, de baguettes et de danses frénétiques était entrecoupé de piques envoyées aux spectateurs mâles, dont l’attitude sexiste était supposée expliquer les échecs de sa magie. Presque tout le monde riait ; elle était bonne. Pas une seule fois Jack n’avait vu Flashgirl mettre réellement en colère un de ses spectateurs. Néanmoins, à quarante-cinq ans, elle commençait à se faire lente. Il devinait, à ses épaules légèrement affaissées et à la manière dont elle reprenait son souffle en dansant, que les cigarettes qu’elle fumait depuis toujours avaient sapé ses forces.
Les saltimbanques comme elle et lui travaillaient quel que soit leur état de santé. Avec un peu de chance, ce ne serait qu’un rhume.
Jack savait où trouver la zone réservée aux artistes, à l’extrémité d’un chemin qui serpentait jusqu’à la remorque-vestiaire entourée de piquets et d’un ruban. L’ombre de l’énorme silo dominait cette partie du parc. Là, dans le clair de lune, Joe-Jim mangeait une salade de fruits dans une assiette en plastique, accroupi sur un grand seau blanc. Il avisa Jack et, pendant de longues secondes, le regarda d’un air interdit.
Il ne se rappelle pas.
Alors, une connexion se fit – un déclic se produisit dans sa tête –, et Joe-Jim agita sa fourchette.
— Frère Jack est dans la place ! s’exclama-t-il en faisant tomber un morceau d’orange.
— À qui m’adressé-je, ce soir ? demanda Jack en le saluant à la manière caractéristique des saltimbanques de la ville : tape virile dans la main, crochet avec trois doigts.
— Ce soir, nous sommes Jim. Joe est en vacances à Chicago jusqu’à la semaine prochaine. Il m’appelle tous les jours pour donner de ses nouvelles.
Joe-Jim effectuait des acrobaties avec un partenaire invisible. Ses exploits physiques ajoutés à son don de mime lui assuraient toujours un grand succès. Il n’avait que quelques années de plus que Jack, mais semblait beaucoup plus vieux et sous-alimenté. Son regard était hanté, ses pommettes hautes et jaunasses, ses joues et son menton couverts d’une barbe de trois jours.
Autour d’un de ses poignets, il portait un bandage élastique crasseux. Une incision latérale , devina Jack, et non pas une tentative sérieuse .
— Tu ne joues pas, ce soir ? demanda Joe-Jim.
Il insistait pour qu’on l’appelle ainsi, même si l’un des deux personnages était censé être absent. En réalité, presque personne ne savait que Joe et Jim étaient les fruits d’un authentique dédoublement de la personnalité.
— Mes rats sont en grève, répondit Jack.
— Tes rats et moi, nous ne sommes plus tout jeunes, reprit Joe-Jim. Les temps sont durs. (Pessimiste invétéré, Joe-Jim produisit un paquet de cigarettes et le tapota contre sa paume.) Elles m’aident à maintenir les démons à distance, ajouta-t-il avant d’en allumer une en plissant les yeux.
— En parlant de démons, reprit Jack, tu en as vu, ces derniers temps ?
— Pas plus que d’habitude.
Joe-Jim tira un autre seau et invita Jack à s’asseoir. Le mime acrobate avait pas mal souffert : agressions, peines de cœur, des semaines, des mois passés dans des établissements psychiatriques. Plus qu’un an ou deux avant que la rue et les démons finissent de ruiner sa santé déjà fragile. La vie de saltimbanque était difficile.
— Cela t’arrive d’avoir l’esprit libre ? demanda Jack. De n’avoir ni Joe ni Jim en magasin ?
Joe-Jim souffla une volute de fumée.
— Je ne pourrais pas faire mon numéro avec deux personnages invisibles. Pourquoi ?
— Pour rien.
— Non, mais cela m’ennuie quand nous nous bagarrons. Parfois, le mec invisible refuse de jouer son rôle. (Il eut un sourire rusé.) Tu me diras, j’ai su tirer profit de ma particularité.
— Tu as su tirer profit de ta particularité.
— Je ne te le fais pas dire. Je ne pourrais pas bosser dans un bureau avec des collègues qui se demanderaient tout le temps à qui ils ont affaire. (Il jeta sa cigarette à moitié fumée dans l’herbe et l’écrasa avec le talon de sa pantoufle. Ses traits se durcirent.) Attention : voici qu’arrive l’ombre qui marche tel un homme.
Un long personnage émacié vêtu d’un costume et d’un chapeau haut de forme – le costume était blanc à gauche, noir à droite, et affublé d’un squelette argenté dans le dos – approchait avec nonchalance. Son allure générale lui donnait des airs d’un Fred Astaire zombie. Il avait le visage blanc, les yeux cerclés de noir, et irradiait un désespoir intense.
Il ignora Joe-Jim et se dirigea vers Jack avec une précision diabolique.
— Arrière, Sépulcre, menaça Jack en serrant les poings.
Joe-Jim préféra regarder ailleurs et se refermer sur lui-même.
Sépulcre transperça Jack d’un regard profond et affamé – mais pas de nourriture.
— Comment va ton père, Jeremy ? demanda-t-il d’une voix aussi résonnante et perdue qu’un bœuf dans une grotte.
— Toujours mort, répondit Jack.
Cela faisait des années qu’il avait changé de nom, et tout le monde le savait.
— J’avais oublié, reprit Sépulcre. C’est toujours pratique d’oublier les choses désagréables. Et puis, je t’ai vu et tout m’est revenu d’un seul coup.
Sépulcre n’attirait jamais beaucoup de monde et gagnait assez peu d’argent. Certains de leurs collègues pensaient qu’il était en réalité un riche excentrique. Dans tous les cas, son numéro n’était pas à la hauteur : il se positionnait à un coin de rue et restait immobile pendant des heures, suivant les passants du regard et laissant échapper un occasionnel sifflement lugubre.
Les plus mauvais des artistes de rue – qui étaient en général plutôt bons – pouvaient être véritablement effrayants.
Le vrai nom de Sépulcre était Nathan Silverstein.
— J’ai travaillé avec ton père, Jack, dit-il.
En effet, Silverstein et le père de Jack formaient un duo comique une quinzaine d’années plus tôt.
— Je m’en souviens.
Il se retourna pour dire au revoir à Joe-Jim, mais Sépulcre l’agrippa par l’épaule et le serra avec des doigts osseux transformés en étau.
— Je ne voulais pas venir, gronda-il. (Ses joues se creusèrent et ses sourcils maquillés en blanc s’abaissèrent.) Ces gens me détestent !
— Je me demande bien pourquoi…
— Et toi, jeune fils d’un vieil ami, tu as quelque chose dont j’ai besoin.
Jack baissa les yeux.
— Lâche-moi ou je te casse le bras.
Sépulcre le lâcha. Ses doigts enduits de blanc se plièrent ; son index et son pouce formèrent une tenaille et s’écartèrent de huit centimètres.
— Elle est grande comme cela. Sombre, alvéolée, brillante. Brûlée par le temps. Une pierre noire et courbée, avec un œil rouge au milieu. Ils veulent que je la retrouve.
Jack soutint le regard de l’homme et serra les dents.
— J’ai une dette à rembourser, ajouta Sépulcre. Tu l’as, je le sais.
Jack secoua la tête.
— Je ne l’ai pas vue, Nathan, répondit-il.
En un sens, c’était vrai.
Son père et Silverstein s’étaient séparés au bout de quelques mois, alors qu’ils attiraient une foule décente dans les cafés-théâtres du Midwest. À l’époque, Sépulcre était différent, mais Jack ne l’avait jamais aimé.
— Cette pierre…
Sépulcre s’interrompit, incapable de terminer sa pensée. Jack décida de partir sans attendre pour éviter que la situation dégénère. Il dit au revoir à Joe-Jim et se dirigea d’un pas vif vers sa bicyclette pour mettre un maximum de distance entre Sépulcre et lui.
Celui-ci le suivit d’un regard décidé et malheureux ; ses yeux étaient comme des aiguilles dans le cou de Jack.
— C’était ma pierre, Jack ! Ton père me l’avait volée ! Depuis, ma vie est un enfer !
D’autres saltimbanques s’étaient réunis autour d’eux. Lentement, délibérément, ils encerclèrent Sépulcre, et chuchotant, le poussant, le forcèrent avec calme à partir.
Jack pédala vers le sud.
La nuit commençait à mal tourner.
Ginny marchait, joyeuse et étourdie. Elle avait toujours aimé le cirque, les artistes de rue, les magiciens. Elle avait toujours rêvé de fêter son anniversaire sur une vaste pelouse avec des ménestrels, des chiens savants, des jongleurs. Et elle aurait presque pu s’y croire, là, dans ce parc, sous les étoiles. Mon moment magique.
Me voici enfin heureuse, satisfaite.
Elle remarqua alors le jeune homme compact sur son vélo, qui filait vers le sud, roulait sur un chemin asphalté en regardant par-dessus son épaule. Plutôt maigre, mais musclé, les avant-bras proéminents sous sa chemisette rayée, les cheveux noirs ondulés, le regard sombre et intense, non pas effrayé, mais circonspect.
Elle se figea, hypnotisée. Ses bras se mirent à trembler. Elle voulut le rattraper, lui demander qui il était. Mais il se leva sur ses pédales et accéléra, s’éloignant rapidement de l’alignement de chapiteaux, des scènes et de la bannière qui annonçait « LE BOULEVARD DU CRIME ».
Elle le connaissait.
Ils ne s’étaient jamais rencontrés.
Elle commença à courir.
— Attendez !
Le cycliste ne s’arrêta pas. Il disparut dans les lumières et les ombres du quai, sous le ciel piqué d’étoiles du sud.