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Tiadba dériva par bribes dans l’ancienne histoire. Elle ferma les yeux et imagina une nouvelle fois des mots imprimés dans des livres. Cela la ramena à son dernier souvenir réconfortant, celui des moments passés avec Jebrassy : les insectes-lettres, le velours à gratter, les mots découverts ensemble.
Il ne fut pas permis à la femelle d’oublier le temps où elle était tombée amoureuse, ni d’abandonner l’espoir que représentait la mémoire.
« Sangmer trouva Ishanaxade sur un des lointains mondes du Collier des Shens.
Ils s’entretinrent au bord d’une mer de vecteurs argentée.
— Je ne suis la fille de personne. La forme que j’ai aujourd’hui est à mettre au crédit de très nombreuses personnes. J’appelle Polybiblios Père parce qu’il s’est montré très patient avec moi et qu’il m’a aimée à sa manière.
— Où vous ont-ils trouvée ?
— Je suis constituée de morceaux rassemblés sur tous les mondes habités depuis des temps immémoriaux… Certains disent depuis la fin de l’Éclat. Pièce par pièce : un rayon ici, une qualité là, un soupçon ou une particule… Ces morceaux ont été protégés, transportés, échangés par de nombreux voyageurs avant d’être rassemblés par les Shens. Il y en avait tant que j’aurais pu occuper tous les mondes du Collier et les soixante Soleils verts autour desquels ils tournoient.
Sangmer trouva cela peu plausible et le lui fit remarquer.
— Regardez-moi, reprit-elle. Ai-je l’air plausible ? Avez-vous déjà vu quelqu’un comme moi ?
— Non, admit-il, mais je suis encore jeune. Comment ont-ils fait pour vous réduire de la sorte ?
— Les Shens, eux, sont très vieux et incroyablement curieux. Ils ont travaillé longtemps pour me distiller. Disons qu’ils ont gardé l’essentiel. Toutefois, ils se sont vite fatigués de ce jeu. Lorsqu’il est arrivé, Polybiblios a repris le flambeau. C’est lui qui m’a faite telle que vous me voyez. Il est persuadé de comprendre ce que je suis vraiment. Je ne juge pas ses croyances.
— Que croit-il que vous êtes… ou étiez ?
— Une Muse, répondit Ishanaxade.
— Comme une inspiration ?
— Autrefois, les Muses étaient essentielles au cosmos. Elles ont œuvré pendant cent milliards d’années, ont nettoyé derrière Brahma, qui ne pouvait s’empêcher de créer, de dispenser son amour. Protectrice de la mémoire, les Muses ont permis l’éclosion des observateurs, adorés de Brahma… qui était un peu négligent, quoique passionné.
» Puis toute création a cessé. S’en est suivi le Trillénium : rien de nouveau, juste un remaniement intelligent de l’ancien. D’aucuns prétendent que Brahma a dormi. Pendant son sommeil, les Muses deviennent inutiles. Alors nous nous sommes condensées comme de la neige ou de la pluie et, tels des joyaux, nous avons été dispersées à travers les sombres années-lumière.
— Brahma… C’est un nom très ancien.
— “Ancien” n’est pas le mot adéquat. J’ignore si j’ai servi et échoué, ou si j’ai été rejetée car jugée superflue. Quoi qu’il en soit, je me rappelle avoir été éparpillée partout où il y avait des gens. Après cela – jusqu’à mon arrivée ici –, je ne me souviens de rien.
— À présent, vous êtes presque humaine.
— Pourquoi restez-vous ici à parler avec moi ? Suis-je attirante ? Je n’ai pas l’air de plaire beaucoup aux Shens.
Lorsqu’elle parlait, son souffle était comme une brise rafraîchissante, douce et humide. Cependant, lorsque son regard se posait sur lui, il se sentait au chaud et en sécurité. Sangmer l’étudia encore et prit le temps de réfléchir au bord de l’étendue argentée.
— Vous aimez aider les gens, vous occuper d’eux, reprit-il. C’est admirable.
— Vous appréciez d’être chéri ?
— Entre autres choses. Lorsque vous me touchez, je sens un incendie dans mon cœur. Vous voulez que je grandisse, que je trouve ma véritable histoire, ma raison d’être. Vous voulez être présente lorsque je ferai des découvertes, afin d’en profiter avec moi.
— Je découvre ce que tout le monde découvre, expliqua Ishanaxade. C’est une vérité. Toutefois, si je deviens humaine… Ce que vous voyez devant vous n’est pas tout ce qui reste de moi. Je suis double.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Elle est toujours avec moi, et non pas séparée. Polybiblios vous a peut-être mis en garde…
— Non.
— Les Shens ne vous en ont pas parlé ?
— Ils ne m’ont pas du tout parlé de vous. Mon équipage et moi avons fait un voyage très difficile. Peut-être n’ont-ils pas souhaité nous alarmer ?
— En effet, certains Shens me trouvent plutôt inquiétante. Ils seraient heureux de voir mon énigme résolue… ou de m’envoyer loin d’ici. Je ne me contente pas d’inspirer. Je corrige, aussi.
— Et c’est mal ?
— Certaines choses ne peuvent être corrigées, alors je les fais disparaître. Comme si elles n’avaient jamais été.
Sangmer la regarda de près – du moins ce qu’il voyait d’elle – et il crut discerner l’ombre d’une autre autour de ses contours magnifiques et changeants.
— Dans ce cas, vous devriez faire disparaître le Chaos !
— Tant que Brahma dormira, mon pouvoir de destruction ne sera pas plus grand que ma capacité à inspirer. C’est ce qu’on m’a dit, et c’est ce que je crois.
Sangmer fronça les sourcils.
— Eh bien, quoi que vous soyez, vous êtes la femelle quasi humaine la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée. Et j’en ai rencontré beaucoup, dont des Ashurs, qui n’étaient pas des femelles du tout.
Ishanaxade reprit la parole et se condensa davantage.
— Parlez-moi d’elles. Elles étaient belles ? J’aimerais que vous me racontiez comment elles s’y prenaient pour vous faire plaisir. »
Cela faisait si mal. Un cri de désespoir éternel emplit la vaste salle noire, avant d’être étouffé, de se perdre sans aucun écho au milieu des ruines.
Où est-il ? Pourquoi ne vient-il pas ?