Les Gradins
Jebrassy ne ressentit pas l’ombre d’un regret lorsqu’il traversa le pont qui enjambait le canal en direction de la route. Avoir du temps pour soi, le temps de réfléchir, était comme quitter une niche encombrée et surpeuplée.
De l’autre côté du pont, dans les champs en jachère, deux petits gardiens, la tête penchée et les ailes repliées, inspectaient quelque chose dans la poussière. Jebrassy se gratta la tête et leur lança un regard en coin. Un rideau de brume pâle dissimulait à sa vue ce qui avait attiré leur attention. Il voyait rarement dans les Gradins ce type de gardiens : petits, le corps brillant et doré. En tout cas, ils n’établissaient jamais de contact avec les créatures.
Il savait ce qu’ils examinaient : les restes d’une intrusion. Il voulut détourner les yeux, mais ne put s’empêcher de scruter la brume, espérant voir les silhouettes changeantes et fantasmées des maîtres invisibles des Gradins. Les Grands. Jebrassy ressentit une pointe de honte. Il n’était rien pour eux, encore moins que les podes que les fermiers chargeaient de paquets et de paniers pour aller au marché. Les professeurs n’enseignaient que ce que les Grands leur demandaient d’enseigner, et non pas ce que de nombreuses créatures auraient pourtant eu besoin de savoir. Comme il les haïssait !
Il y avait une vieille sama au marché. Il lui avait rendu visite une fois pour lui poser quelques questions : comment expliquait-on le cycle des veillées et des sommeils ? Qu’y avait-il au-delà des Gradins et pourquoi aucun marcheur n’était-il jamais rentré ? Des questions auxquelles les professeurs ne répondaient jamais.
Comment se fait-il que j’erre tout le temps ?
La sama ne répéterait rien à personne… contrairement à Khren.
Il était tard, et elle n’aurait pas beaucoup de temps. Elle n’avait donné aucun nom ; les samas ne disaient jamais comment elles s’appelaient et se déplaçaient souvent d’île en île, d’étage en étage, aussi personne ne savait où se trouvait leur niche. Personne ne les payait : elles travaillaient pour la nourriture qu’elles récupéraient lorsque le marché était terminé, lisaient l’avenir, dirigeaient des prières, soignaient des blessures mineures. Les gardiens s’occupaient des affaires plus sérieuses. Elles étaient généralement pauvrement vêtues, sales et puantes, et cette vieille femelle ne faisait pas exception.
Elle tira les couvertures autour de son petit étal. Les consultations avaient lieu derrière cette barrière destinée à bloquer la lumière et à empêcher les curieux de regarder. Elle poussa sur le côté son bol couvert de croûtes, s’accroupit devant Jebrassy et jeta un bâtonnet lumineux dans la poussière. Le bâtonnet éclairait son visage brun et donnait à ses yeux noirs et expérimentés l’éclat de morceaux de verre cassé.
Ses questions, comme d’habitude, furent brutales.
— Vos patrons vous ont-ils fichu dehors parce que vous vous prenez pour un guerrier et que vous traînez avec des voyous, ou parce que vous errez ?
Jebrassy se pencha en avant et posa ses doigts écartés par terre. Les samas avaient le droit de poser les questions qu’elles voulaient. Elles étaient au-delà des attentes ordinaires.
— Ils ne sont pas mes véritables patrons. Mer et Per ont été emmenés.
— Emmenés comment ?
— Un cauchemar est venu.
C’était un euphémisme, et Jebrassy eut honte de l’utiliser.
La sama ne montra aucun signe de compréhension : la compréhension ne faisait pas partie de son travail. Qui pouvait comprendre ce qui se passait lors d’une intrusion ?
— Comme c’est triste, dit-elle.
— Les nouveaux m’ont patronné pendant quelques centaines de veillées, puis ils se sont lassés, expliqua-t-il.
— Pourquoi ?
— Je suis insolent, curieux.
— Où dormez-vous ?
— Parfois sous un pont. Sinon, je me cache dans les blocs qui surplombent les murs du canal.
— Dans le vieux quartier de Webla ? Là-haut, parmi les faux livres ?
— Pas loin. Il y a beaucoup de niches vides, là-bas. Il m’arrive aussi de passer la nuit chez un ami. (Il se donna une tape sur le genou.) Je me débrouille.
— Quelqu’un a-t-il déjà parlé à votre visiteur, à l’autre ?
Jebrassy leva un doigt : « Oui ».
— Mon ami me parle de lui, parfois.
— Mais vous ne vous rappelez pas leurs conversations.
Deux doigts formant un cercle : « Non ».
— En connaissez-vous d’autres comme vous ?
Son front se couvrit de rides.
— Peut-être. Une flamme que j’ai rencontrée une fois. Elle… elle veut que nous nous mettions ensemble, plus tard. J’ignore pourquoi.
Jebrassy laissa cette pensée en suspens.
— Vous n’êtes pas digne d’être aimé ?
— Je suis un guerrier, un vagabond, je n’ai pas de famille.
La sama émit un sifflement amusé.
— Vous ne comprenez pas les flammes, pas vrai ?
Il lui fit les gros yeux.
— Vous dites que vous êtes indigne, reprit-elle. Mais pourquoi ?
— Je veux savoir les choses. Plus jeune, je me disais qu’à défaut de me joindre à une marche, je combattrais les Grands pour quitter les Gradins.
— Hein ! il vous arrive de voir les Grands ?
— Non, mais je sais qu’ils sont là-bas.
— Vous pensez que le fait de vouloir partir vous rend spécial ?
— Je me fiche d’être spécial ou non.
— Vous croyez que cette flamme est terne ?
La sama n’avait pas bougé depuis qu’ils s’étaient accroupis. Jebrassy commençait à avoir mal aux genoux.
— Elle ne me semble pas terne.
— Pour quelle raison avez-vous envie de la revoir ? demanda-t-elle en se grattant le bras d’un doigt crasseux.
— J’aimerais beaucoup trouver quelqu’un – n’importe qui – qui pense comme moi.
— Vous êtes un guerrier, observa-t-elle. Vous en êtes fier.
Il détourna les yeux et se mordit la lèvre.
— La guerre est un jeu. Ici, rien n’est réel.
— Les Ombres nous donnent naissance ; nos patrons et nos professeurs nous enseignent ce que nous avons besoin de savoir. Nous travaillons, nous aimons, nous disparaissons lorsque le Gardien glacial vient nous chercher. Des jeunes nous remplacent. Ce cycle n’est-il pas assez réel pour vous ?
— Il y a autre chose à l’extérieur. Je le sens.
Elle se balança doucement sur ses chevilles.
— De quoi d’autre rêvez-vous lorsque vous n’errez pas ?
— Je rêve de l’intrusion qui m’a pris Per et Mer. Je l’ai vue. J’étais à peine sorti de la crèche. Après, les gardiens m’ont fait dormir et je me suis senti mieux, mais je continue à en rêver. Je croyais qu’elle était venue pour moi et pas pour eux… Ce n’est pas logique.
— Ah, bon ? Pourquoi ?
— Les intrusions vont et viennent. Les gardiens tirent des rideaux ou les entourent de brume ; ils nettoient, et tout est terminé. Les professeurs ne disent rien. Personne ne sait d’où elles viennent, ce qu’elles font ici, ni même pourquoi nous les appelons « les intrusions »… Viennent-elles de l’extérieur ? Du Chaos, quoi que cela veuille dire ? Je veux en savoir davantage.
— Qu’y a-t-il d’autre à savoir ?
Jebrassy se leva.
La sama continua à se balancer.
— Je ne suis pas là pour offrir du réconfort. Je soigne les morsures d’insectes-lettres, les pinçons de podes, et parfois les mauvais rêves. Mais pas ceux-là.
— Je n’ai pas besoin de réconfort. Je veux des réponses.
— Posez-vous au moins les bonnes questions ?
— Personne ne m’a jamais enseigné quelles questions poser, rétorqua Jebrassy d’une voix un peu trop forte.
À l’extérieur, les bruits du marché diminuèrent. Il entendit une longue plainte : un pode affamé attendait dans une étable qu’on lui serve son repas de mi-cycle composé de tiges et de jule.
La sama eut une moue dubitative, s’assit, étira ses jambes et ses bras, et laissa échapper un long soupir. Il crut que sa visite était terminée, mais la vieille femelle n’écarta pas les couvertures qui entouraient son étal.
— Je vais y aller, dit-il.
— Doucement. Mes jambes me font souffrir. Je suis usée, jeune créature. Le Gardien glacial viendra me chercher avant longtemps. Restez encore un peu. Pour moi… (Elle tapota le sol.) Je ne vais pas vous poser des devinettes. Pourquoi être venu voir une pauvre sama comme moi ?
Jebrassy s’assit et leva des yeux méfiants vers le toit en chaume.
— Cette flamme, dont je vous ai parlé… Elle s’intéresse à moi, et moi à elle, mais ce ne serait pas une bonne idée. Elle a des patrons, et moi non.
— L’avez-vous approchée ?
— Non.
La sama sortit un sachet de jule rouge de sa robe et l’emballa, le nouant avec de la fibre de chafe : de quoi préparer une infusion.
— Buvez ceci. Détendez-vous. Et prenez des notes après vos errances. Vous possédez un velours à gratter ?
— Je peux en trouver un.
— Ah… vous voulez dire que vous en volerez un. Empruntez-le plutôt à votre ami ou à cette flamme, si vous la revoyez. Notez tout et revenez me voir.
— Pourquoi ?
— Parce que nous avons tous les deux besoin d’apprendre quelles questions méritent d’être posées. (Elle se leva, tira les couvertures et laissa la lumière grise de la voûte entrer dans sa cabane de fortune. Le marché était fermé et presque vide.) Peut-être les rêves sont-ils comme des velours à gratter que l’on secoue… pour effacer les mots que l’on n’a pas choisis. Jeune guerrier, nous en avons terminé pour le moment.
Elle le poussa hors de sa cabane.
Une très jeune flamme, tout juste sortie de la crèche – la petite boule rouge encore visible sur son front, les pieds emmaillotés – se tenait devant un étal fermé et nourrissait un pode. L’animal avait enroulé ses segments noirs et luisants autour de ses chevilles et tortillait ses nombreuses pattes. Timide, la jeune flamme leva vers Jebrassy un regard brillant et ravi.
Il se toucha le nez pour partager ce moment avec elle.
Choisir une partenaire, hériter ou recevoir une niche, vivre dans les Gradins dans un état de contentement tranquille, sans prêter attention aux choses qu’on n’était pas capable de comprendre… Patronner un jeune…
Que demander de plus ?
Il avait vu à quel point les intrusions inquiétaient les gardiens. Rien de tout cela ne durerait très longtemps. Il le sentait dans ses os.
Sur le chemin des Diurnes, Jebrassy s’arrêta, regarda le sol, puis s’agenouilla pour examiner le gravier. Jusqu’à ce jour, il ne s’était jamais vraiment intéressé aux matériaux qui constituaient son monde. Il compara ce gravier au matériau utilisé pour construire la plupart des ponts et se demanda en quoi cette substance pierreuse était différente de sa chair, des plantes cultivées ou de la matière flexible des gardiens, qu’il avait tâtée à de nombreuses reprises en se faisant évacuer de tel ou tel champ de bataille.
Le gravier, les plantes, la chair… tous différents de la substance des îles sur lesquelles reposaient les Gradins : gris argent, ni chaude ni froide, étrangement neutre au toucher. Pourtant, cette matière gris métal constituait la fondation, les murs et sans doute la voûte, les limites de ce monde.
Encore une fois, Jebrassy avait désespérément besoin de savoir – de comprendre –, ce qui le rendait différent de toutes les créatures qu’il connaissait. Il se demandait d’ailleurs si une erreur ne s’était pas produite pendant sa conception, si les Ombres ne l’avaient pas laissé tomber sur la tête en le sortant de la crèche.
Des cigognes.
Il secoua la tête pour en chasser ce mot inconnu, ce souvenir partiel.
Les Ombres sont vos cigognes, c’est cela ? Elles vous déposent sous une feuille de choux.
— La ferme.
Pieds nus, il continua à arpenter le chemin.
Vous êtes comme des animaux dans un zoo. Sauf que vous ne savez même pas ce qu’est un zoo. Pourquoi vous gardent-ils ici ?
Jebrassy ne pouvait pas dire qu’il n’aimait pas son visiteur, et il ne le craignait pas non plus. Toutefois, ces résidus de souvenirs ne lui offraient aucune réponse. Lorsque Jebrassy errait – lorsque son visiteur prenait sa place –, rien de spécial ne se passait, comme le lui avait fait remarquer Khren.
— Je ne sais pas ce que tu es, gronda-t-il dans sa barbe, mais j’aimerais que tu disparaisses.
Il s’arrêta près du pont et regarda le marché endormi, les étals couverts, les longues routes qui se déployaient au loin vers les limites des champs, les murs qui ceignaient les Gradins, leur voisinage, large d’une demi-journée de marche et surplombé par la voûte, le mur-rideau et le mur humide qui formait un apex visible à une extrémité, et, du côté opposé, le long mur arrondi sous lequel et à travers lequel passaient les canaux.
Parfois, les professeurs se référaient au mur arrondi comme au mur extérieur, et aux autres comme aux murs intérieurs.
Des limites et rien d’autres.
Des barrières autour de sa curiosité.