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— Nous ne la trouverons jamais, dit Daniel. Nous sommes complètement fous d’être venus ici.
— Où auriez-vous préféré aller, jeune maître ? demanda Glaucous.
— Tout est différent, intervint Jack. Et le sera de plus en plus. Peut-être la situation s’arrangera-t-elle…
Le gouffre entre les deux monstrueuses statues – la porte ouverte sur la cuvette qui abritait la plus improbable des villes – s’était refermé derrière eux, comme s’il n’avait jamais existé.
— Trois choix, reprit Glaucous. Et celui-ci est le meilleur des trois.
— Vous avez dit que la Princesse de Craie était ici, pas vrai ? demanda Daniel. Pourquoi n’est-elle pas encore venue nous prendre ?
Glaucous s’arrêta. Sa respiration soufflait et sifflait comme une locomotive à vapeur en manque de combustible.
— Elle est ici.
— Que va-t-il se passer, à votre avis ? insista Daniel.
— Elle me libérera, répondit Glaucous. Il n’y aura ni récompense ni châtiment. Elle mettra un terme à mon existence. Je ne mérite pas mieux… et pas moins.
Il se remit en marche telle une bête souffrant le martyr depuis une éternité.
Daniel avait du mal à respirer. Il se sentait lourd, comprimé, avait l’impression d’avoir des briques dans la poitrine. Il essaya de comprendre ce qui se passait d’un point de vue scientifique, mais cela ne donna rien.
— L’énergie du vide remonte vers zéro, marmonna-t-il. Le champ de Higgs s’effondre. Trop petit.
— Hein ? demanda Jack.
— Rien. Nous sommes perdus.
Ils semblaient bel et bien privés de la moindre option.
Depuis le début, le paysage était complètement illogique et se résumait désormais à une succession d’ombres absurdes. Ils avaient dépassé depuis longtemps les amas d’Histoire compressés et écrasés, le terrain de jeu complètement fou de ce qui passait pour le temps à l’extérieur de leur bulle. À présent, ils étaient tout simplement nulle part.
Par chance, ce nulle part rapetissait.
— Les pierres continuent à tirer. Les directions existent donc toujours, affirma Daniel en les regardant.
Jack secoua la tête et se remit en route.
Ils pouvaient monter, descendre, avancer – mais pas reculer – et, dans une moindre mesure, tourner à gauche ou à droite. Cette relative liberté de mouvement était une bénédiction sur un territoire autrement dénué de qualités particulières. Évidemment, il n’était pas question de rebrousser chemin ou de tout recommencer. Quelque chose empêchait ces mouvements.
— Des nombres entiers, dit Daniel.
Jack s’enfonça dans une ombre plus épaisse. Pendant un instant, Glaucous et Daniel le perdirent presque de vue, alors qu’il n’avait que deux ou trois pas d’avance sur eux.
— Jack ! appela Daniel.
Ils le rattrapèrent. Glaucous haletait et titubait.
— Vous êtes un nombre entier, répéta Daniel. Un entier !
— Si vous le dites, acquiesça Jack en serrant davantage sa pierre.
— Votre numéro d’appel, reprit Daniel, si long soit-il, est un entier. Il n’est ni irrationnel ni infini.
— Nous leur demandons toujours leur numéro, affirma Glaucous en les regardant tour à tour. Même si nous ne savons pas pourquoi. Comme ils sont trop longs, on ne les prononce pas. Ils sont notés sur un morceau de papier savamment plié. Les soixante-quinze premiers chiffres sont cruciaux, cependant.
— J’y ai réfléchi, dit Daniel. Je n’ai pas ma place dans une bibliothèque. Les livres me rendent mal à l’aise. Je n’ai pas de numéro d’appel. Je n’ai jamais eu de feuille de papier pliée. Et si j’ai un numéro, ce n’est pas un nombre entier. Je n’ai pas d’histoire. C’est la raison pour laquelle vous ne m’avez pas pourchassé.
— Intéressant, admit Glaucous.
— J’ai eu tout le temps d’y penser, continua Daniel. Je n’ai pas ma place ici. Quelqu’un ou quelque chose m’a renvoyé dans le passé, m’a posé là, mais je n’ai rien à faire avec vous.
Jack disparut dans le brouillard.
Une fois de plus, quelque chose leur tournoya autour – les ailes d’un gyroscope – avant de s’évanouir.
— Ralentissez ! cria Daniel.