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Ginny marcha, puis rampa dans les tunnels. Dans sa poche, la pierre tirait avec douceur, avec compréhension et compassion, semblait-il. Peut-être même avec une touche d’appréhension.
La jeune femme n’était pas d’humeur à être traînée par la force. Elle savait qu’elle était proche du but, mais elle commençait à sentir une colère profonde, pas à l’idée d’échouer, mais du fait d’être arrivée jusqu’ici toute seule, sans prendre la moindre décision. Elle n’avait rien choisi de ce qui lui arrivait. Les événements s’étaient imposés à elle. Toute sa vie durant, elle s’était laissé mener par des personnes plus fortes qu’elle ou par les circonstances. On était très certainement parti à sa recherche, car elle avait besoin d’être sauvée, d’elle-même, de ses décisions fâcheuses.
De décisions qui n’avaient, en réalité, jamais été les siennes.
On pouvait lui faire confiance pour tourner du mauvais côté et emprunter le chemin du désastre.
Et pourtant elle était arrivée ici avant les autres.
Elle avait rencontré de nombreux embranchements et avait toujours tourné à gauche, à sénestre : le côté sinistre et maladroit. C’était le meilleur moyen de sortir de ce genre de labyrinthe. À ce propos, d’où tenait-elle ce truc ?
Elle s’était toujours sentie gauche, et donc avait toujours tourné vers la gauche.
Elle arriva enfin au bout du tunnel et s’accroupit dans les ténèbres d’une vaste salle caverneuse. Elle écouta.
Le silence. Ni sifflets ni applaudissements.
Complètement seule dans un endroit où personne ne vivait.
— Je suis épuisée. Je ne veux plus être un missile guidé à distance.
Elle toucha la pierre à travers le tissu de son pantalon, la sortit de sa poche et l’examina dans la faible lumière. Elle tirait toujours, quoique très peu. Elle se retournait, tournoyait librement dans sa main. Ses protubérances et ses arêtes étaient douces et tièdes contre la chair meurtrie de ses doigts.
La lueur rouge, pareille à un œil de loup, était devenue sensiblement plus terne.
— Si tu m’abandonnes, je serai coincée ici, pas vrai ?
Elle se releva et sentit la bulle l’enserrer de si près qu’elle aurait pu être une couche de peinture sur sa peau. Le jeu était presque terminé. Après avoir profité d’un genre de second souffle – que Bidewell aurait sans doute su expliquer –, l’univers tout entier, y compris ses parties démantelées et dominées par le Typhon, était sur le point de refermer ses livres, de clôturer des comptes inexacts… car, de toute façon, tout allait être effacé.
Les jambes engourdies, elle se dirigea vers une lueur lointaine. Elle ne fit pas attention aux piles qui l’entouraient ; elle n’avait plus assez d’énergie pour faire preuve de curiosité.
Seule. Bien. Elle tournerait une dernière fois du mauvais côté sans que personne glousse sa désapprobation. Au sortir du labyrinthe, elle se retrouva face à…
Un long mur de verre fumé s’étirait dans les deux directions. À l’intérieur de la paroi, des dizaines, des centaines – elle regarda des deux côtés –, des milliers de silhouettes figées, contorsionnées… Uniquement des jeunes femmes.
— Il y en a trop, chuchota-t-elle avant de presser sa bulle contre le mur pour les voir de plus près.
Des lignes bleues jaillirent de ses joues, de son menton et de ses doigts pour toucher la silhouette la plus proche.
Elle lui était familière. Un regard vide, désespéré, au milieu d’un visage détendu et neutre, et non pas triste ou souffrant. Elle avait l’impression de se regarder dans un miroir horriblement déformant.
— S’agit-il de mon autre ? murmura-t-elle. Est-ce Tiadba ? Je sais qu’elle est emprisonnée quelque part, comme celle-ci…
Sauf que le personnage sous la couche de verre dur ne ressemblait pas du tout à la Tiadba qu’elle avait vue en rêve. Non, il s’agissait plutôt d’une version d’elle-même, et…
La prisonnière serrait quelque chose dans sa main. Ou, plutôt, cette chose était suspendue, éternelle, entre des doigts légèrement écartés. Comme si, comprenant que tout était terminé, le personnage avait desserré son étreinte, s’était résigné à son sort.
— Tu as pris le mauvais tournant, tu t’es épuisée et tu as fini par abandonner.
Elle commençait à ressentir une attirance, une familiarité, une chaleur envers la prisonnière et son destin. Le confort, l’absence de tracas : plus de mouvements, plus de douleurs. Plus de décisions stupides. Une douce conclusion. Pas vraiment ce qu’elle attendait du Chaos ou des faubourgs de la Fausse Cité.
Pas tant cruel que neutre… vierge.
Les rubans bleus, caresse d’énergie, se déroulaient de ses doigts, de son visage. Ils la picotaient. Elle s’habituerait à cette sensation amicale. Elle rejoindrait ses autres versions, sa famille, celles qui avaient échoué… et été pardonnées.
Elle avait trouvé la voie jusqu’ici pour refaire connaissance avec les siennes.
Bizarrement, cette fin aurait un style tout à fait différent de la cruauté maladroite du Chaos. Une sorte de pitié
Tristesse et douceur, puissance et étrangeté. Elle avait ressenti la même chose au cœur de la tempête, dans la forêt, lorsqu’elle avait été confrontée à ce grand triangle désespéré et tournoyant.
C’était l’endroit où la Princesse de Craie gardait ses captives. L’endroit où elles venaient de leur propre chef pour rejoindre leurs sœurs perdues dans un autoapitoiement continu et un vide.
Les rubans se firent plus lumineux. Le mur ramollit.
Le personnage situé juste devant elle – seulement quelques centimètres derrière la paroi fumée – sembla s’éloigner, et la dernière parcelle de tristesse en Ginny fut recouverte d’une indifférente acceptation de tout ce qu’elle avait été : de tous ses échecs, de ses pertes.
C’était son histoire. Sa vie connaîtrait finalement une conclusion, si peu satisfaisante soit-elle.
D’une manière assez perverse, plus la prisonnière s’éloignait, plus ses traits et ses détails devenaient clairs. Comme si les rubans de lumière bleue la complétaient, la remplissaient.
Ginny devinait la nature de l’objet, dans la main de l’autre fille. Il s’agissait d’une pierre, mais sa lueur s’était éteinte. Un messager mort dont le parcours à travers le temps avait été avorté, dont le berger avait été capturé.
La lumière émise par les rubans devint aveuglante. Ces derniers étaient en train de transférer quelque chose d’essentiel vers la fille figée, inutile, terminée, dans le verre fumé.
Ginny retira sa main. Non pas rapidement, ou par peur et dégoût. Elle la retira simplement avec ce qui lui restait de force. Toutes ces filles – ces jeunes femmes – étaient comme elle. Toutefois, elles avaient connu le luxe de la multitude. Elles avaient échoué, mais d’autres étaient venues, car le jeu n’était pas terminé.
Pour Ginny, c’était différent.
— Je suis la dernière, n’est-ce pas ? murmura-t-elle dans ce tombeau confortable de tous les espoirs.
Si elle avait été un autre type de berger, avec un autre genre d’histoire, elle serait entrée dans la cité par une autre ouverture, aurait rampé dans ce labyrinthe de tunnels d’une autre façon tout aussi instinctive, aurait pris des chemins tout aussi improbables… Et se serait retrouvée face à un autre mur de verre fumé… un mur à la profondeur infini, dernière demeure d’une multitude de versions d’elle-même.
Peut-être y avait-il un mur de Jack et un autre de Daniel ; non, pas de Daniel…
Ginny se tenait à plusieurs mètres de la paroi. Les vrilles bleues qui transperçaient sa bulle protectrice pour être aspirées par la silhouette suspendue dans le verre se rétractèrent, pâles et déçues, semblait-il.
— Je n’ai pas pris le mauvais tournant, cette fois, dit-elle. Mes amis ont besoin de moi. Je suis seule, mais pas pour très longtemps.
Elle tourna une nouvelle fois sur elle-même, puis prit un virage vers l’autre gauche – non pas à droite, car ce n’était pas son style – et traversa cette incompréhensible accumulation de détritus rapportés des quatre coins de ce cosmos mourant.
Et pourtant elle savait qu’elle prenait la mauvaise décision, qu’elle fonçait vers davantage de souffrances et de défis. Cette fois-ci, cependant, c’était pour de bonnes raisons.