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— Les Défenseurs ne dureront plus très longtemps, dit Polybiblios, alors qu’ils marchaient tous les trois sur le sol irrégulier des terres intermédiaires.
L’alignement dentelé des obélisques à la rotation intermittente se perdait dans les ténèbres des deux côtés. La plus proche était penchée, et grondait en produisant des étincelles sous la longue nuit.
L’armure de l’épitomé avait essayé sans trop d’enthousiasme de s’ajuster à son corps, mais elle avait été conçue pour les créatures et ne semblait pas d’humeur à s’adapter. Au début, Polybiblios se donna beaucoup de mal pour marcher, pour un résultat peu concluant – maladroit et haletant –, jusqu’à ce que l’armure décide de marcher d’elle-même.
L’épitomé s’accroupit près d’un monticule de pierres rougeâtres et considéra ses compagnons à travers sa visière fumée avec une perplexité plutôt bien simulée.
— C’est moi qui les ai conçues. Je devrais être capable de m’en servir.
— Qu’y a-t-il d’autre que vous ne sachiez pas ? demanda Ghentun, qui n’avait envie ni de s’arrêter ni d’être aimable avec un ancien Eidolon.
— Oh, beaucoup de choses ! murmura Polybiblios avant de se concentrer sur les jointures de son armure, de tirer dessus, d’enfoncer ses doigts dedans, de marmonner des paroles inaudibles. Appuyez ici, je vous prie, finit-il par leur demander. Et ce segment, tirez-le. Voilà.
Jebrassy et Ghentun l’attrapèrent par les bras et les jambes, poussant et tirant jusqu’à ce que l’armure se mette à briller d’un éclat vert aux jointures et se resserre autour de la silhouette menue de l’épitomé. Elle ne s’ajusterait pas davantage.
— Au moins, maintenant, je peux marcher, dit Polybiblios. (Il se leva et agita bras et jambes.) Bon, ne restons pas ici… cet endroit est dangereux.
— Encore combien de temps ? s’enquit Jebrassy.
— Vous voulez dire combien de temps avant qu’on arrive au Chaos, ou avant que la Kalpa meure de son horrible mort inéluctable ?
— Ce dernier, acquiesça Jebrassy et déglutissant.
— Cela aurait déjà dû se produire. Mais le Typhon n’a pas réussi à ériger des règles fondatrices. En définitive, il se résume à une ombre obscène, à un catalogue de vols commis dans les anciens cosmos. S’il absorbait ce qui reste de notre monde, il pourrait – « pouf ! » – cesser d’exister, tout simplement. Tout retournera à zéro. Si nous échouons… eh bien, il n’existe pas de mot pour décrire ce que le zéro fait ou ne fait pas.
Ils pressèrent le pas et parcoururent ce qui parut de nombreux kilomètres à Jebrassy, suivant Polybiblios à travers le désordre dense de la Nécropole condensée et amplifiée. Jebrassy avait du mal à voir où il posait les pieds. À chaque pas, le sol semblait se soulever, venant à la rencontre de sa botte. Bientôt, ils arrivèrent en vue d’un dôme polymorphe constitué d’un ensemble architectural déformé et insensé. Jebrassy imagina des multiples ponts soulevés à la verticale, tordus, puis lâchés, effondrés, écrasés et, enfin, ornés de longs rubans de mousse.
— Nataraja ressemble-t-elle à cela ? demanda-t-il.
— Je l’ignore. Cette structure trône ici depuis bien avant que la Tour ait été brisée. Je crois me rappeler qu’elle a été rapportée d’une galaxie lointaine. Il y a beaucoup d’autres constructions semblables dans la région. Ici, là, là-bas, ajouta-il en pointant des directions du doigt. Peut-être sont-elles censées attirer les marcheurs un peu trop curieux. Le Typhon… (Polybiblios baissa les yeux sur ses mains tremblantes.) Ce corps ressent de la révulsion. C’est intéressant. Je me croyais au-delà de ce genre de sensation.
Polybiblios les guida le long d’un autre chemin sombre et craquelé, qui contournait les ruines.
— Bien sûr, sans les générateurs de réalité, les Eidolons cesseront d’exister dans les limites de la Kalpa. En dehors aussi, d’ailleurs. Toutefois, les créatures ainsi que la plupart des Soigneurs pourraient survivre.
Ghentun comprenait ce que cela signifiait.
— Et les autres marcheurs ? demanda-t-il.
— Qui peut le dire ? répondit Polybiblios en secouant la tête.
Jebrassy sursauta. Il avait déjà entendu cette phrase…
Ils parcoururent encore de nombreux kilomètres. Ghentun voulut savoir si l’épitomé avait une idée précise de l’endroit où ils se trouvaient.
— Sur les limites externes de la Nécropole, répondit Polybiblios. Ici, tout est plus resserré, rétréci, ratatiné. Nous avançons plus vite que nous le devrions. Et bientôt… ? (Il se rapprocha de ses compagnons et observa plus particulièrement Jebrassy.) Où arriverons-nous bientôt ?
— Vous êtes comme un professeur, se plaignit la créature. Toujours à nous mettre à l’épreuve.
— Les maisons, répondit Ghentun à sa place. Aux dernières nouvelles, il y en avait dix qui se dressaient en travers de la route indiquée par le signal.
— Et après ?
— Le val des Dieux morts. Et après cela, on ne peut que conjecturer…
— N’imaginez pas que, parce que je suis avec vous, vous pouvez vous permettre d’abaisser votre garde, reprit Polybiblios. De grands hommes – des gens d’expérience et de conviction – ont été perdus dans cette région. Beaucoup de marcheurs, mais pas seulement : des Soigneurs, des pèlerins. Nombre d’entre eux ont été sacrifiés pendant que nous attendions.
— Vous avez renvoyé les choses en arrière, dit Jebrassy Maintenant, ils reviennent.
— Disons plutôt qu’ils émergent, comme s’ils surgissaient du fond des océans.
— Je ne sais pas ce qu’est un « océan », répondit Jebrassy en baissant la tête, comme s’il souffrait. Des rochers retournés… de la glace et des montagnes dans le ciel. C’est là que vont les rêveurs. Est-ce cela un « océan » ?
— Non, murmura Polybiblios d’un air pas tout à fait convaincu. Plutôt comme des mondes qui s’écrasent. Un pari désespéré. Et combien de fois nous sommes-nous retrouvés dans ce bourbier de désespoir que seuls les Eidolons peuvent comprendre ?
Jebrassy serra les dents et pressa le pas.