Queen Anne
Le colocataire de Jack, Burke, n’était pas rentré. Après son altercation avec Sépulcre, il avait besoin d’un peu de compagnie… de compagnie humaine et non pas de ses rats. Les cris des mouettes résonnaient par la fenêtre ouverte. Elles semblaient discuter de l’orage qui se préparait au large.
Le temps ne tarderait pas à devenir exécrable.
Le coquelet et le vin rouge avalés à la hâte pesaient comme du plomb dans son estomac. Il mit ses doigts devant sa bouche, mais le rôt qu’il attendait refusa de sortir. Il se rappela l’annonce déchirée dans le magazine et enfonça la main dans sa poche. Il déplia le morceau de papier, le lissa, lut et relut la question toute simple et se demanda ce qu’il devait faire. À qui faire confiance.
Partout où il allait, il avait l’impression étrange d’être suivi. Quelqu’un – tout le monde – le trouvait spécial. Jack n’avait pas envie d’être spécial. Il voulait continuer à mener la vie qui était la sienne depuis plusieurs années maintenant, depuis la mort de son père.
Depuis les funérailles. Depuis qu’il avait trouvé, dans les maigres effets personnels de son père, la pierre fondue à la forme étrange et à l’œil rouge. Œil rouge qui disparaissait parfois…
Harborview. Les médecins. Les aiguilles. Mettre ma vie entre des mains étrangères.
Dans sa chambre, un futon en boule contre le mur. Sa nuit avait été agitée. La plupart de ses nuits l’étaient, ces derniers temps. Il s’affala.
— Ce n’est pas vraiment une ville, murmura-t-il dans les ténèbres. Plutôt un refuge. Une forteresse. La dernière de la Terre.
Un rat se rapprocha des barreaux de sa cage, couina et, les yeux fermés, se redressa et agita les pattes antérieures.
— Et puis, je n’appellerais pas cela « rêver ».
Le front plissé, il étudia le numéro de téléphone. Mieux qu’une visite chez le médecin. Sauf que l’annonce ne voulait rien dire du tout. Elle avait tout faux. Ce n’était pas un rêve, pas une ville… Et cette histoire de fin des temps… ?
L’idée seule de composer ce numéro lui donnait mal au crâne.
Une chose était claire : la liberté, reporter au lendemain les décisions importantes, c’était terminé. Il se concentra sur le coin ouest du plafond pour chercher un meilleur destin. Les lignes qui se croisaient là, les angles qu’elles formaient se tordaient, se tendaient, l’aidaient à visualiser la corde aux fibres multiples qui s’étirait à l’infini ou du moins au loin, vibrant comme si elle était vivante et chantant. Il pouvait passer des jours, des semaines à démêler les nœuds formés par le vent de la malchance…
Ou bien il pouvait ignorer tout cela et prendre une décision immédiatement.
Il se prit la tête à deux mains et se couvrit les yeux, déprimé. Il était en train de perdre ses dernières billes, de les lâcher une à une et de les voir rouler vers une bouche d’égout.
Il donna un coup de pied dans le vieux coffre de paquebot dans lequel il gardait les fragments de ses numéros passés, de son histoire, les objets personnels de ses parents.
La pierre.
Il redonna un coup de pied dans le coffre pour en chasser toute énergie négative.
Tous les rats le regardaient, à présent, immobiles, les moustaches frétillantes.
— Je sais, je saiiiiiiiiis, répéta-t-il pour se calmer.
Le moment était venu de connecter des moments passés, de voir si la pierre était dans sa boîte. La boîte magique, magique… sauf que Jack savait qu’elle n’avait rien de magique.
La mémoire est le secret, mais je ne me rappelle pas toujours…
Il se leva et attrapa le loquet du coffre. Pour l’ouvrir complètement, il devait l’éloigner un peu du mur. Il s’arc-bouta et essaya de le soulever. Ses doigts touchèrent quelque chose derrière le meuble. Surpris, il retira ses mains et essaya de se souvenir de ce qu’il avait mis là, puis attrapa rapidement un portfolio noir. Celui-ci mesurait dans les soixante-quinze centimètres de large et quarante-cinq de haut et était fermé par un ruban de lin sale.
Il en défit le nœud ; il était très bon avec les nœuds.
Le portfolio contenait une dizaine de dessins effectués sur du papier épais, des dessins familiers. Le premier croquis aurait pu représenter les proues allongées de trois navires traversant une mer agitée et noire, des bateaux semblables aux paquebots des anciennes affiches. Mais les proues étaient massives, très arrondies, et la mer pareille à des montagnes, décida-t-il. Les trois objets n’étaient donc pas des bateaux. En tout cas, ils étaient énormes : peut-être des dizaines ou des centaines de kilomètres de haut.
Quelqu’un – pas lui – avait dessiné des détails à l’intérieur des courbes, des lignes fines, des blocs, des ombres. Une tour effilée ou un mât s’élevait sur la proue centrale : la plus impressionnante des trois. Il s’agissait de constructions, et non de bateaux.
Il souleva la première feuille, qui ondula en sifflant, et examina la deuxième en faisant la moue. Ce dessin-ci ne lui plaisait pas du tout. Derrière une version plus petite des trois objets coloriée avec des crayons, des craies grasses et de l’aquarelle, un globe aplati occupait presque toute la feuille. Le globe était entouré d’un feu rouge vif, tandis que son centre était tout noir. Il inclina la feuille de manière qu’elle ne reflète plus aucune lumière et découvrit que le centre du globe ressemblait à un œil voilé, ceint de flammes rouges en lieu et place des cils et des sourcils. Tout autour de la sphère, ce que l’on voyait du ciel avait des airs de tissu déchiré et pourri : une fantaisie de textures et de couleurs foncées rehaussée de gribouillis multicolores.
En esprit, il voyait ces derniers briller comme des enseignes de néon.
Ces dessins n’étaient sûrement pas l’œuvre de son colocataire. Burke n’avait absolument aucun talent d’artiste. En revanche, il était plutôt doué en cuisine, ce qui lui permettait de gagner sa vie plus convenablement que n’importe quel artiste de rue.
Jack essaya de détourner son regard, mais les feuilles l’hypnotisaient, exerçaient sur lui une fascination quasi douloureuse. Il les avait déjà vues ; il savait ce que ces dessins représentaient. Alors…
De quoi s’agissait-il ?
Il referma le portfolio avec un rire nerveux, noua le ruban de lin, et le rangea derrière le coffre. Puis il repoussa le coffre contre le mur. Tout contre le mur.
— Qui d’autre que moi vit dans cette pièce ? demanda-t-il.