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— Vous semble-t-il différent ? demanda Glaucous à Daniel.
Jack avait pris de l’avance et arpentait les rues redessinées, flanquées de murs et d’immeubles écroulés. Son inquiétude était manifeste. Dans ce paysage étrange, n’importe quoi pouvait arriver, et le décor pouvait avoir changé de façon drastique depuis le passage de Ginny.
Se dirigeaient-ils seulement dans la bonne direction ?
— Il se tient plus droit, répondit Daniel.
— Il a l’air plus vieux , ajouta Glaucous. Plus hardi, aussi. Il prend des risques en nous laissant en arrière. Que vous dit la pierre ?
— Elle continue à tirer, confirma Daniel, tandis que le paysage urbain qui les entourait se modifiait et grondait tel un glacier glissant sur une pente rocailleuse. Si la fille ressent cette traction, et s’il s’agit bien de la même traction…
— C’est certain. Avez-vous déjà vu une telle chose ?
Il désigna d’un geste de la main le décor lugubre et changeant, pareil au spectacle donné par une lanterne magique dont les plaques auraient été installées par un idiot.
— Une fois. Tout comme Jack, sans doute.
— En fuyant devant notre Maîtresse ?
— Peut-être bien.
— Elle est de retour. Près du vieil entrepôt. Je sens sa présence.
— Se servira-t-elle de vous pour nous retrouver ?
— Vous voulez savoir si je brise des brindilles et retourne des pierres sur notre passage… Non. Toutefois, la Maîtresse est toujours consciente de la position de tous ses serviteurs. Du moins l’était-elle sur Terre. Ici… peut-être que notre singularité nous protège.
— Nous sommes bien sur Terre, dit Daniel. En partie. Regardez. Vous êtes suffisamment vieux… vous reconnaîtrez peut-être ces bâtiments.
— Je dirais qu’ils sont asiatiques. (Glaucous se moucha, inspecta son mouchoir maculé de traces noires et secoua la tête.) Je n’ai jamais voyagé à l’Est. Nous avons quitté votre ville depuis des kilomètres.
— Bidewell disait que tout se resserre.
— Il a dit cela ? Je ne l’ai pas entendu.
— Tout est brûlé ou rouillé. Ce temps corrompu a les effets du feu et de l’acide.
Le silence s’installa pendant qu’ils contournaient un monticule de briques et de pierres. Avec un clignotement austère, les pierres devinrent des morceaux de béton armé, issus d’un immeuble plus récent en ruine.
— On dirait un champ de bataille, remarqua Glaucous. Il y a presque cent ans de cela, j’ai arpenté les tranchées d’Ypres à la recherche d’un type : un gars bien charpenté et poète. Il rêvait, m’avait-on dit, d’un endroit qu’il appelait « la Dernière Redoute ». Il avait écrit un livre avant de partir à la guerre, dans lequel il détaillait ses rêves…17 Malheureusement, je suis arrivé trop tard. Les guerres sont des périodes creuses pour les chasseurs.
De part et d’autre, les rues et les immeubles s’accrochaient à des coteaux pentus, comme si le plan de la ville avait été déroulé sur un paysage différent, plus abrupt. Certaines structures, bien que penchées, semblaient en plutôt bon état.
Glaucous vit Jack qui passait sous une arche à l’équilibre précaire constituée d’acier et de verre.
Daniel secoua la tête et considéra le décor avec dégoût.
— Jusqu’où cela continue-t-il ?
— Je ne sais pas. Je me contente de vous suivre.
— Vous avez fait plus que cela. Vous avez fait peur à Ginny. Peut-être même l’avez-vous poussée à partir.
— Cela vous embête ?
— J’ignore pourquoi vous êtes avec nous. Jack sait ce que vous avez fait.
— Vraiment ?
Tandis qu’ils atteignaient l’arche, Glaucous leva les yeux et sentit son cou se raidir et ses épaules s’affaisser. Et si ces milliers de tonnes choisissaient ce moment précis pour s’effondrer ?
— Il n’y a pas de honte, reprit-il. Les Changeurs ont peut-être un peu plus de charme que les Opportunistes, mais, à la fin, nous faisons la même chose. Nous nous accrochons à des événements fortuits et n’hésitons pas à voler la chance de ceux qui nous entourent.
— Je n’ai jamais prétendu être un modèle de vertu, dit Daniel.
— Bon d’accord, marmonna Glaucous.
— Et arrêtez d’essayer de me rendre heureux d’être ici.
— Toutes mes excuses. C’est une vieille habitude…
Leurs voix, dans son dos, ajoutées à la conviction que la fin était imminente, faisaient que Jack ne voyait même plus les ruines sinistres qui l’entouraient. D’ailleurs, il les avait déjà aperçues… en un peu moins mortes , peut-être. Maintenant que tout était en miettes, il était capable de visualiser ce qu’avait été son cosmos – ou plutôt sa part infime du cosmos – et comment il avait été en mesure de le traverser en subissant moins de conséquences que la plupart des gens : en n’évoluant jamais, en ne partageant aucune des expériences qui marquaient l’existence de ses congénères.
Ce qui l’étonnait le plus, c’était son inaptitude à ressentir une affection forte. Dans ses rêves, il était animé par une passion enfantine quasi surréaliste. Alors que, dans la vraie vie, il appréciait seulement Ginny. Finalement, il était moins humain que le personnage de ses rêves.
Jack ne laissait jamais rien tomber, parce qu’il ne tenait jamais rien pendant très longtemps. Ellen, qui passait quelques heures avec lui de temps à autre, s’était contentée de son semblant d’affection. Mais avant elle…
Sa mère : une silhouette pâle sur un oreiller éclairé par une lampe d’hôpital. Son père était encore moins défini : gros, il essayait d’être drôle et de l’aimer. Comment ceux qui contrôlaient leur destinée pouvaient-ils se contenter d’aussi peu ? En ce sens, Ginny lui ressemblait. Les Changeurs de destin ne semblaient pas capables de grand-chose. Ils erraient, sans attaches, sans amour, ne laissant aucun souvenir, n’étant regrettés de personne.
Que pourrait-il reprocher à Daniel ou à Glaucous ? Ils étaient tous les mêmes, égoïstes au possible. Ceux qui possédaient les pierres et ceux qui les recherchaient étaient diminués : de minuscules points de conscience dépourvus d’épaisseur et de profondeur.
Même la faveur de Mnémosyne n’était pas parvenue à remonter le moral de Jack. Il arpentait les reliques croulantes de l’histoire humaine, des tas d’immondices noircis révélés l’un après l’autre tels des images dessinées avec des braises fantomatiques. Où allait-il ? Où pourrait-il aller ?
À la recherche de Ginny. Une sœur rêveuse. Qui cherchait quoi, d’ailleurs ?
En chemin, ils rencontreraient…
Daniel l’appela.
— Moins vite. Nous sortons du tissu de la ville.
Les trois hommes se regroupèrent, et leurs protections fusionnèrent avec un bruit creux. Jack jeta un coup d’œil circulaire sur le décor et posa deux doigts sur ses tempes.
— Vous avez déjà vu quelque chose de ce genre ? demanda Daniel.
— Et vous ? le contra Jack en essayant toujours d’accélérer la cadence.
— Mon destin a été taillé en pièces, alors j’ai sauté plus près de vos lignes. Vous vous êtes probablement heurté à cette décrépitude avant qu’elle se referme entièrement. Mais tout est différent, maintenant. C’est tout ce qui nous reste : des fragments détachés, qui entrent en collision.
— Des souvenirs de l’Histoire ?
— Des souvenirs bien réels… (Les lèvres de Daniel bougeaient comme s’il voulait parler avec une autre voix que la sienne.) Désolé. Je dois me colleter avec un proprio effrayé et plutôt curieux.
Jack le fixa longuement du regard, plus dégoûté que choqué.
— Pour dire les choses poliment, vous êtes un genre de bernard-l’ermite.
— Vous voulez dire que je suis un ver solitaire ou une sangsue, rétorqua Daniel. (Glaucous les regarda tous les deux avec des yeux cerclés de rouge.) Toutefois, je ne suis ni inutile ni aussi cruel que vous le pensez. Qu’avez-vous laissé à Bidewell et à votre amie ?
Jack secoua la tête.
— J’ai pensé leur donner une pierre, dit Daniel. J’en possède deux. Quelque chose pour les protéger lorsque viendra la Princesse de Craie…
Glaucous écarquilla les yeux.
— C’est impossible ! s’exclama-t-il. Aucun berger n’a jamais possédé deux pierres.
— Aucun berger n’a jamais été aussi monstrueux que moi, rétorqua Daniel.
Il tourna la tête pour voir de minces arcs bleutés s’abattre entre les pierres grises et éparpiller les ruines. Toujours par paires : un genre de poignée de main cosmique .
— Cependant, reprit-il, je savais que Bidewell refuserait mon offre. Il en faut un minimum de trois… quatre pour être tout à fait en sécurité.
Jack se détourna. Il n’avait pas la moindre idée de ce que Daniel voulait dire.
— Cela ressemble beaucoup à l’endroit où nous allons en rêve, dit-il. À l’endroit où se rend Jebrassy après avoir quitté sa cité.
— Qui est Jebrassy ?
— Je crois que nous n’allons pas tarder à le découvrir. Nous sommes censés nous rencontrer.
— Incarnations passées et futures ? Comment cela se passera-t-il ?
Jack secoua la tête.
— Je ne vais rencontrer personne, dit Daniel. Ne me demandez pas pourquoi…
— Notre chronologie est celle d’un récit, expliqua Jack.
— Encore quelque chose dont Bidewell a parlé avant notre arrivée, je présume, marmonna Glaucous.
— Peut-être, concéda Jack. Ne le sentez-vous pas. ? Nous sommes des obus chargés d’explosif. Quand nous toucherons le sol, tout sera fini. Le texte sera terminé. On refermera le livre.
— Pour en ouvrir un autre, ajouta Daniel.