L’entrepôt vert
Daniel et Glaucous se tenaient, silencieux et attentifs, près de la porte de l’entrepôt ; ils étaient trop fatigués pour parler. Bidewell avait fait entrer les nouveaux visiteurs avant de les confier à Jack le temps, avait-il dit, d’effectuer quelques préparatifs.
— La situation va dégénérer avant longtemps.
Glaucous s’affaissa sur un banc en bois près de la porte, le visage bouffi de fatigue, ses yeux de cochon larmoyant. Il ne prêtait aucune attention aux deux jeunes hommes, les dédaignant ostensiblement. Daniel baissa la tête et se plia en deux, pris de nausées.
— Je ne vous connais pas, dit Jack à Daniel. En revanche, vous, je vous connais, lâcha-t-il à l’attention du gnome trapu. Si vous essayez quoi que ce que soit, je vous jure que… je vous tue !
Glaucous le regarda.
— Bien parlé, jeune maître, répondit-il. Vous devriez savoir que j’ai tué le duo qui pourchassait la jeune dame. Nous avons du bien et du mal en nous.
— Comment êtes-vous sorti de la camionnette ? s’enquit Jack. Où est passée la grosse femme ?
Glaucous agita la main, faisant signe qu’elle s’était envolée.
— À votre place, je ne me soucierais pas de lui, intervint Daniel.
— Et vous, alors ? demanda Jack.
— Toujours sur le qui-vive, à ce que je vois, commenta Glaucous dans un sourire.
Jack s’efforça de garder son calme.
— J’ignore pourquoi le vieil homme vous a laissé entrer.
— Vous croyez sans doute que Bidewell vous a fait venir ici pour assurer votre sécurité… pour vous protéger des gens comme moi, n’est-ce pas ? devina Glaucous. J’imagine qu’il ne vous a pas raconté son histoire…
— Vous ne devriez pas parler en son absence.
— Ah ! c’est vous le patron, dit Glaucous d’un ton songeur, avant de s’abîmer dans la contemplation du sol.
— Combien sommes-nous, ici ? demanda Daniel. Je parle des Changeurs. Je dirais trois, moi inclus.
Jack secoua la tête, peu désireux de révéler quoi que ce soit.
— Où avez-vous trouvé cette pierre ? voulut-il savoir.
Daniel eut une grimace.
— Je ne me rappelle pas. Et vous ?
Jack lui fit les gros yeux.
— Elle vous vient de votre famille, n’est-ce pas ? continua Daniel. Ma famille à moi n’est plus. Ils ne sont pas morts… mais ils ne sont plus là, oubliés, même avant ces événements, ce qui se passe dehors.
— Un bien vilain endroit, marmonna Glaucous. Et aucune porte de sortie…
— C’est ce qui nous arrive, continua Daniel. On nous efface des histoires.
Ginny, qui était entrée sans se faire voir, se tenait dans l’ombre et les observait.
— Vous n’êtes pas dans mes rêves, dit-elle à Daniel. Et lui, qui est-ce ? demanda-t-elle en désignant Glaucous.
— Mon chasseur, répondit Jack.
Bidewell revint avec Agazutta et Miriam. Pleines d’espoir et d’appréhension, les deux femmes examinèrent les nouveaux arrivants. Farrah et Ellen les rejoignirent. Cette dernière prit le bras de Ginny. Le cercle était silencieux, à l’exception de Glaucous, dont la respiration s’accompagnait de ronflements bruyants, alors qu’il ne dormait pas.
— Nous avons du pain sur la planche, commença Bidewell. Pour le moment, une trêve s’impose. Monsieur Glaucous, êtes-vous apte ?
Le gnome se leva en laissant échapper un long soupir sifflant. Il se frotta vigoureusement le nez.
— Je suis un vrai cheval de roulage.
— Je me souviens plus de vous comme d’un bull-terrier, qu’on envoyait fouiller des trous à rats.
— Vous récompensez toujours les ouvriers à la fin d’une dure journée de labeur ? Je crois me rappeler que vous appréciez la boisson.
Bidewell se retourna et vit que les femmes formaient un cercle autour d’une Ginny toute tremblante.
Jack avait du mal à se maîtriser.
— Où est votre grosse partenaire ? insista-t-il.
Glaucous eut un sourire obséquieux.
— Elle me manquera.
Bidewell les surprit tous en frappant dans ses mains.
— Il suffit. L’extérieur va bientôt se faire plus pressant, lança-t-il. Nous n’avons d’autres choix que de mettre en place nos défenses les plus fortes là où nous en avons le plus besoin.
Glaucous souleva le couvercle d’une boîte et effleura le coin d’un livre.
— J’aime bien lire de temps en temps.
— Faites attention, Glaucous ! tonna Bidewell. Ce ne sont pas de simples enfants. Jouez au plus malin si vous le voulez, mais ce sera à vos risques et périls. (Il désigna les empilements de caisses.) Nous devons déplacer ces boîtes vers les murs extérieurs.
— À votre service, monsieur, acquiesça Glaucous en s’inclinant.
Jack s’approcha de Bidewell, tandis que les autres se dispersaient vers les piles de caisses. Daniel lui lança un regard inquisiteur et énigmatique. Ginny ne résista pas lorsque les femmes du club de lecture l’entraînèrent loin des autres. Elles devaient, expliqua Ellen, planifier leur travail.
— Cela ne me plaît pas du tout, commença Jack lorsqu’ils furent seuls.
— Vous avez remarqué ? Nous sommes les seuls à ne pas prendre les choses en main, dit Bidewell.
À l’extérieur, la cacophonie – qui faisait penser à des rochers écrasés dans un mixeur géant – avait gagné en intensité. Toutes les deux ou trois heures, suivant un énorme craquement mat – comme si un mur s’effondrait –, un son de cloche grave résonnait, qui faisaient tomber des rideaux de poussière des poutrelles de la charpente.
Bidewell arpentait les allées de l’entrepôt et constatait que les siens dormaient par intermittence. Il écoutait les voix de Glaucous et Iremonk, qui avaient installé leurs lits de camp dans la zone de stockage, loin des autres pour l’instant. Il est vrai que Jack supportait à peine de les voir. Bidewell gardait pour lui ce qu’il pensait réellement.
En réalité, il était perplexe. Glaucous était un personnage inhabituel, très différent des autres chasseurs et serviteurs de la Princesse de Craie.
Les voix des deux réfugiés se calmèrent, puis se tarirent. Parfaitement éveillé, Bidewell retourna à son bureau et à la chaleur de son poêle. Il ne dormait réellement qu’une fois par mois afin d’éviter ces choses horribles qui passaient pour des rêves. Pour Bidewell, un homme qui n’oubliait jamais rien, qui ne perdait jamais ses connexions avec toutes les histoires possibles, les rêves étaient comme des maléfices ou des quintes de toux non productives. Le passé, tous ses passés refusaient d’être expulsés.
Manifestement, personne, parmi les gens qu’il avait rassemblés – sa famille de cœur –, ne comprenait pourquoi il avait laissé Glaucous entrer dans l’entrepôt. Daniel Patrick Iremonk était une énigme à lui tout seul, un Changeur, avec son propre messager. Toutefois, il était différent de Ginny ou Jack.
Avant même de le voir, Bidewell sentit la présence de l’homme, si on pouvait encore le qualifier de tel. Le chasseur apparut à quelques pas de là, enveloppé dans des ombres bienvenues.
— De plus en plus moche, lança Glaucous d’une voix à peine audible par-dessus les grondements qui se propageaient par le sol. Dehors, je veux dire. Vous devriez sortir pour voir. C’est une sacrée expérience pour les gens comme nous. Conséquences et conclusions…
— Gardez vos accusations pour vous. Vous êtes à peine toléré, ici. Je n’ai jamais encagé d’oiseaux, moi.
— J’ai juste complété votre collection, Conan. Sans mon aide, il ne serait peut-être jamais arrivé jusqu’ici.
— J’ai plutôt l’impression que c’est vous qui avez besoin de lui.
— C’est vrai. Il n’a jamais été capturé, n’a jamais risqué de l’être. Jusque-là, il n’avait jamais attiré l’attention des chasseurs. M. Iremonk est une exception, et son rôle sera crucial.
Glaucous trouva une chaise, s’assit et parvint à croiser ses jambes courtes et épaisses. Il avait des pieds minuscules, surtout pour un homme de sa corpulence, et ses chaussures étaient étroites, effilées et carrées au bout. L’effet était plutôt comique : il était grossier et délicat à la fois, telle une caricature de Cruikshank12.
— Dommage que j’aie oublié mon tabac. Vous n’auriez pas un peu de… ?
Bidewell secoua la tête. Pas question d’offrir plus que le minimum vital à un personnage comme Glaucous. En plus, Bidewell n’avait pas fumé depuis quatre siècles.
Jack ne dormit pas ; il ne trouva pas le sommeil. Quelque chose à l’intérieur voulait désespérément se connecter avec quelque chose à l’extérieur. Assis sur le bord de son lit, il agrippait sa couverture et pensait à ces gens échoués dans la forteresse isolée de Bidewell : des gens, des chats et quoi d’autre ?
Qu’était réellement Glaucous ? Et Daniel ?
Et moi, qu’est-ce que je suis ?
Ses muscles le faisaient souffrir d’avoir déplacé toutes ces boîtes. Il n’était pas habitué à travailler aussi durement. Il se leva et épousseta ses vêtements froissés. Ils dormaient tous tout habillés. Il se demanda à quand remontaient son dernier rêve et sa dernière visite. Deux semaines, environ.
Peut-être était-ce terminé.
Il écouta la respiration douce et régulière de Ginny, de l’autre côté d’un mur de livres. Il chercha autour des caisses, tira un drap déchiré qui servait de rideau. Elle s’était enveloppée dans une des vieilles couvertures en laine marron de Bidewell : des surplus de l’armée, sans doute. Mais de quelle armée, de quelle guerre ?
Les genoux repliés contre la poitrine, elle lui tournait le dos. Ses épaules tressautèrent ; elle rêvait toujours.
Tandis qu’il l’observait depuis l’entrée de sa chambre de fortune, elle se figea. Son expression décrivit une courbe descendante et se raccrocha successivement à diverses branches épineuses – douleur, exaspération, étonnement –, avant de redevenir complètement neutre. Tellement d’espérances et d’incompréhensions. Maintenant, après, jamais : ces mots ne voulaient plus rien dire.
Ginny ouvrit les yeux, tourna la tête et cligna des paupières. Un tic nerveux souleva ses lèvres. Jack eut un mouvement de recul, se cognant à un mur de boîte, avant de comprendre qu’elle dormait toujours. Lentement, avec un respect extrême, il se pencha sur elle et rapprocha son oreille de sa bouche. Qui qu’elle soit, quelle que soit la nature de l’expérience qu’elle vivait – quoi qu’elle soit en train de dire dans une langue qui résonnait étrangement à l’arrière de son crâne –, elle n’était pas contente. Et il ne pouvait rien pour l’aider, ici ou là-bas.
— Qu’y a-t-il ? murmura-t-il.
Ses yeux regardèrent au-delà de lui et à travers lui. Elle fronça les sourcils dans un effort suprême ; parler anglais lui était extrêmement difficile.
— Ils nous suivent.
— Qui ?
— Des échos. Je crois qu’ils sont morts. J’ai marché à travers lui. Il n’est plus là.
Elle ferma les yeux et serra encore plus fort ses genoux contre sa poitrine.
Jack essuya ses propres larmes. Les grondements s’étaient intensifiés : dehors, en dessous de l’entrepôt, et autour de celui-ci. Il attendit un moment, puis retourna dans son espace privatif et but une gorgée d’eau de la bouteille en plastique qu’il gardait dans son sac à dos.
Il s’allongea, puis remonta ses jambes.
Tenta de s’endormir, de rêver, de passer de l’autre côté… de rejoindre Ginny.
Alors, d’une manière qu’il ne parvint pas à contrôler, il provoqua un autre genre de mouvement : un saut. Son effort se heurta à quelque chose d’extraordinairement dur et faillit le faire tomber de son lit. Il avait l’impression d’avoir été frappé avec un marteau. Les muscles secoués de spasmes, couvert de sueur, il resta cloué sur son lit de camp.
Espèce d’idiot ! Tout était écrasé, corrodé, réduit à seulement deux ou trois destins, plaqué contre ce que Bidewell appelait « le Terminus ». Jack savait tout cela, mais sa peur et sa déception n’en étaient pas moins intenses.
Il était piégé comme les autres.
Avec ceux que j’avais l’habitude de distancer. Dès que j’avais peur, je sautais et je me faisais oublier. Je ne mérite vraiment pas mieux.
Il se redressa sur un coude, se massa le cou et les côtes.
Il était au moins parvenu à confirmer quelque chose de crucial.
Dehors, derrière les murs de l’entrepôt, dans le brouillard de cendres où le temps s’était arrêté, Burke était devenu un fantôme désespéré. Des aiguilles jonchaient le sol humide de leur appartement telle une pelouse d’acier et, derrière les fenêtres dépourvues de rideaux, l’horizon de la ville semblait froissé et élimé comme un vieux tapis.
Il y avait désormais deux villes à la fin des temps.
Seattle était la seconde.
— On n’arrive pas à dormir ?
Les bras croisés sur la poitrine, Daniel se tenait dans l’entrée de la chambre de fortune de Jack. Celui-ci se retourna vers l’homme au visage boudiné et au teint terreux : nez mou, regard vert un peu terne. La chose qui regardait à travers ces yeux était en inadéquation avec son aspect physique : un air de brutalité sauvage au milieu d’une mine normalement satisfaite et curieuse.
— Vous vous sentez coupable d’avoir survécu et eux non ?
— Non, répondit Jack. Pas exactement.
— Glaucous parle à Bidewell. La fille dort. Elle ne semble pas très heureuse.
— Elle s’appelle Virginia. (Jack ravala son indignation à l’idée que Daniel avait osé regarder dans la cabine de Ginny…) Vous ne rêvez pas ?
— Tout est vide. Peut-être que je rêve d’un grand rien, immense et profond. Et vous ?
Quelque chose ne collait pas avec cet homme qui regardait avec des yeux qui ne lui appartenaient pas. Mais comment pouvait-il le savoir ? Jack se le demanda. Était-ce parce que Daniel était arrivé avec Glaucous, comme des mouettes chassées par la tempête… ?
— Ginny et moi rêvons du même endroit, expliqua Jack. C’est la raison de notre présence ici.
Daniel acquiesça d’un bruit de bouche qui signifiait également que tout cela ne l’intéressait guère.
— Nous devrions espionner et écouter les deux autres, puis monter sur le toit pour nous rendre compte par nous-mêmes. J’ai trouvé une échelle.
Jack réfléchit, puis se leva.
— D’accord.
Il acceptait de jouer à ce jeu… pour le moment.
Tandis qu’ils marchaient dans le labyrinthe de caisses et se dirigeaient vers la lourde porte coulissante, Minimus apparut derrière eux. Daniel le considéra.
— Les chats sont des Changeurs naturels, commença-t-il. Ne dit-on pas qu’ils ont neuf vies ? Je les ai étudiés quand j’étais gosse. Ils se déplacent vite et ne se soucient jamais de ce qu’ils laissent derrière eux. J’ai l’impression que celui-ci n’aime pas beaucoup Glaucous.
Minimus s’assit. Ils s’arrêtèrent pour attendre, mais le chat cligna des yeux et disparut dans un trou.
Daniel effleura les boîtes du bout des doigts.
— Je déteste être entouré de livres. Un ou deux, d’accord, mais pas des milliers.
Ils arrivèrent devant la porte. Daniel appliqua une oreille contre le métal froid. Jack l’imita, même s’il n’aimait pas jouer le rôle du suiveur.
Deux voix résonnaient faiblement derrière l’acier. La plus grave – celle de Glaucous – disait :
— … combinés pourraient réussir là où deux échoueraient.
Bidewell se racla la gorge.
— Vous m’avez rendu service en me ramenant le mauvais berger.
Daniel retroussa les lèvres et sourit à Jack.
Glaucous :
— Trois chambres. Trois Changeurs. Comme cela fut décrit il y a bien longtemps, mon ami. J’ai joué un rôle positif.
Bidewell semblait réservé sur ce sujet. Il rétorqua quelque chose qu’ils n’entendirent pas. Puis Glaucous reprit plus fort et lança son hameçon :
— Je me suis souvent demandé pourquoi, comment, d’où viennent ces gamins, et qu’est-ce qui efface le souvenir dans leur sillage ? Pourquoi doivent-ils souffrir comme cela ? Car vous et moi les torturons, Conan. Vous leur promettez des réponses que vous n’avez pas.
— Et vous, vous les ferrez comme de vulgaires poissons.
— Et, quand ils m’échappent, ils se retrouvent chez vous.
— Quand ils ne s’échappent pas, vous les livrez à…
Daniel s’écarta de la porte avec une expression de dégoût.
— On ne peut pas leur faire confiance, chuchota-t-il.
Jack posa un doigt sur ses lèvres, l’oreille collée contre l’acier.
— Un jour, Whitlow m’a parlé de vos années en Europe, bien avant mon époque, dit Glaucous. De vos tribulations à travers les Alpes et dans la vieille Italie à la recherche de bouquins rongés par les souris… et d’enfants perdus, à coup sûr.
— Le chasseur, c’était Whitlow, pas moi.
— Peu importe. Il est dehors, coincé dans une maison pareille à une épave échouée, en panne. Oublié, pour notre bonheur. Néanmoins, vous vous êtes frotté à des gens illustres. Pétrarque, passé ses jeunes années et ses amours, s’est passionné pour la résurrection des classiques. Whitlow et vous étiez avec lui lorsqu’il est mort, n’est-ce pas ?
— J’étais à la recherche non pas du génie perdu de l’Antiquité, mais des merveilles de l’impossible.
Glaucous se moucha bruyamment à deux reprises.
— J’étais fasciné par les histoires de Whitlow. (Il leva la main dans laquelle il serrait son mouchoir crasseux et pointa un doigt épais vers le ciel.) Boccace, auteur de contes paillards, s’est racheté en recherchant les œuvres de Tullius. Une belle paire de nez pour flairer la trace de contes perdus… ou pervertis.
— Vous venez de trahir votre âge : Tullius est désormais appelé Cicéron.
Glaucous sourit.
— Je suis étonné de vous découvrir confiné dans cette boîte.
Bidewell se leva pour s’occuper du poêle.
— Vous aimez toujours le vin, continua Glaucous. En cela vous n’avez pas changé. M. Whitlow…
Bidewell referma bruyamment la porte en fer du poêle.
Glaucous pinça les lèvres. Il pianota sur son genou, leva les yeux au plafond, huma plusieurs fois l’atmosphère et jeta un regard en biais à Bidewell.
— Whitlow a tendu un piège à Iremonk. La Mite a fait une apparition. Je n’ai jamais eu de tels outils à ma disposition. J’ai toujours été en marge, contraint de récolter la cire qui coulait des bougies tristes et ternes de nos nuits, obligé de tailler leurs mèches pitoyables. Ma partenaire… (Il prit un air peiné, puis se donna un coup de poing dans le genou pour se reprendre.) J’avais presque réussi, j’étais à deux doigts d’attraper M. Jack Rohmer, un jeune Changeur. J’étais tellement près… J’ai toujours eu un talent extraordinaire pour tendre un filet.
— Votre Maîtresse était-elle trop effrayée pour accepter votre présent ?
Glaucous changea de sujet.
— Votre forteresse est-elle solide, Conan ?
— Elle a d’excellentes fondations, soigneusement coulées.
— J’imagine que vous avez prévu trois espaces propres et purs. Il est tellement plus facile de trouver du vide dans le désert que sur le Vieux Continent, où la tourbe est riche d’ossements. Ils sont libres depuis combien de temps ?
— Un siècle, répondit Bidewell.
— Est-ce suffisant ? M. Whitlow disait que…
— Nous approchons de la fin, Glaucous. Beaucoup de choses dépendront de votre employeuse. Croyez-vous qu’elle aura assez de courage pour revenir… en harpie hurlante ?
Glaucous se renfrogna.
— Elle vous a laissé tomber, pas vrai ? La mangeuse de mangeurs, la chasseresse de la chasse. Nous l’appelions la « Fiancée du Tourbillon », mais certains préféraient la « Putain du Vent du sud »…
Un claquement à l’extérieur fit sursauter Glaucous. Les murs vibrèrent bruyamment.
Bidewell tisonna le bois dans le poêle.
— Vous avez remarqué l’épaississement des mouvements et des pensées ? demanda-t-il. (Glaucous haussa un sourcil.) Nous serons bientôt pris entre les murs adamantins de l’Alpha et de l’Oméga. Votre Maîtresse ne fuyait pas uniquement le Terminus. Il ne reste presque plus rien entre nous et le début, ou entre nous et la fin. L’Histoire a été dévorée. Les écheveaux ont été dépouillés, privés de leurs fibres… réduits à l’état de simples points. Je me demande quel effet cela fera. (Bidewell rapprocha très lentement son pouce et son index.) Un éclair soudain, j’imagine, une lourdeur intense, tandis que tout ce qui subsiste de lumière et de gravitation sera comprimé dans une fine pellicule de temps. Et le bruit ! Ça va être assourdissant, mon vieil ennemi…
— Ce sont des hypothèses ou bien vous savez ? demanda Glaucous.
Bidewell désigna ses livres d’un mouvement du menton.
— J’ai absorbé des morceaux, des portions du passé et du futur. Je les ai triés et combinés jusqu’à ce que leur sens véritable s’impose de lui-même.
Glaucous se tordit les mains, agrippa ses genoux et se balança sur sa chaise.
— J’ai mal aux articulations, dit-il. Il fait froid, même ici.
— Nous ferions mieux de monter tant qu’il reste des choses à voir, chuchota Daniel avant de s’éloigner.
Cette fois-ci, Jack le suivit, le visage écarlate.
L’échelle était constituée de planches fixées au mur extérieur par des boulons. Jack scruta les ténèbres et distingua les contours d’une trappe sous le toit. Daniel avait déjà gravi la moitié de l’échelle. La trappe ne paraissait pas fermée. Il la souleva et se faufila dans un abri en pente. Une porte en bois déformée s’ouvrit difficilement sur une surface goudronnée, réparée çà et là avec de l’asphalte irrégulier et parcourue par des passerelles de fortune composées de palettes usées par les intempéries. Le toit était doté d’une arête centrale peu élevée et ceint d’un muret percé de trous de drainage rectangulaires. Au-dessus du muret, tout autour : ce qui restait de Seattle.
La silhouette de Daniel se découpait sur la toile de fond de l’horizon nord de la ville : ombre claire sur un rideau ondulant et agité. Jack le rejoignit près du bord. Des déchirures temporaires dans le rideau révélèrent des mélanges de bâtiments industriels et d’habitations : des entrepôts, des maisons. À l’ouest, une forêt de mâts et, dans la rue, de la poussière, de la pierraille, des briques, de l’asphalte, du bois, des trottoirs en béton. Des gens vêtus à la mode d’époques révolues figés, tremblotants comme des horloges cassées… n’allant nulle part avec une lenteur extrême.
Le rideau s’ouvrit sur d’autres rues, d’autres bâtiments, sur un puzzle assemblé à partir de boîtes différentes renversées depuis le ciel sur le paysage qui entourait l’entrepôt. L’atmosphère épaisse et froide était saturée de particules… donc Jack aurait aimé connaître la nature.
Daniel toussa et agita la main.
— Tout ce qui a été abandonné trouve sa place, expliqua-t-il. Comme vous et moi. Je parie que si nous disposions de photos anciennes, nous reconnaîtrions des constructions datant de bien avant cet entrepôt. Des gens aussi.
— Que se passe-t-il ?
— Qui sait ? Réfléchissez un peu… (Il eut un sourire désabusé.) Nous sommes des fourmis accrochées aux derniers morceaux de viande d’un ragoût. La plupart des morceaux ont déjà été mâchés et avalés. La majeure partie de notre univers n’est plus. Je crains que ce soit la seule explication.
Il désigna du doigt une déchirure lumineuse dans le ciel, à travers laquelle on voyait un arc de feu entourant un disque d’une noirceur insondable. Il s’étirait sur près des deux tiers de la voûte céleste.
— Ce n’est pas notre soleil. Et ce n’est pas notre ville. Plus maintenant.