Le Chaos
Ils n’avaient pas le choix. Une nouvelle vague de marcheurs noirs – morts, mourants ou enfermés dans une boucle éternelle – déferlait sur le flanc du coteau.
— Ils sont trop nombreux et trop puissants, leur dirent leurs armures. Le générateur ne vous en protégera pas.
Tiadba stoppa l’appareil. Le champ protecteur se replia dans l’ovoïde, qui siffla et émit quelques étincelles avant de devenir sombre.
— Dans la forêt ! cria-t-elle.
— Ce n’est pas une forêt ! protesta Denbord. Ces arbres nous tueront… Tu as entendu les armures !
Ils n’avaient pas le choix. Tiadba les poussa vers l’avant. Denbord prit le générateur, le posa sur son épaule, donna un coup de pied dans leur chariot et dégaina sa clave. L’occasion était venue d’essayer leurs armes. Tiadba l’imita. Les lames crantées, noires et marbrées, se déployèrent, se mirent à tourbillonner à une vitesse ahurissante et générèrent des murs d’énergie aussi maniables que des sabres. Translucides, ils devenaient argentés lorsqu’ils se superposaient. Le miroir incurvé et ondulant ainsi formé nettoyait le paysage, repoussant et renversant les marcheurs.
— On peut les tuer ! triompha Denbord.
Il continua à agiter sa lame, à balayer les alentours avec son champ d’énergie. À plusieurs reprises, il frôla ses camarades, dont les armures s’embrasèrent, brillant d’un éclat vert fluorescent.
— Eh ! éloigne cela de nous ! cria Macht.
Instinctivement, les créatures coururent vers les arbres luisants. Les échos, qui continuaient à se déverser par-dessus la crête, étaient beaucoup trop nombreux. Des millénaires de marcheurs perdus se ruaient vers les vivants. Plus les claves en fauchaient, plus ils paraissaient nombreux. Tiadba douta soudain de l’efficacité de leurs armes. Elle constata que les claves ne repoussaient les marcheurs sombres que temporairement. En fait, ceux-ci semblaient rejaillir de la terre noire après être tombés en morceaux.
Khren fut le premier à atteindre les arbres. Lorsqu’il les toucha, les boules irisées s’allumèrent avant de se décrocher et de se briser.
Les arbres ne mangèrent pas les armures ; tout juste terrifièrent-ils les créatures en se refermant sur elles. Les branches se rejoignirent derrière elles et projetèrent un nuage de gouttelettes scintillantes aussi délicates que de la rosée. Les marcheurs sombres n’osèrent pas aller plus loin. Cela n’avait rien à voir avec la bulle de leur générateur de réalité, mais le résultat semblait bien plus efficace.
Tiadba, Khren et Denbord précédèrent les autres dans les profondeurs de la forêt. Bientôt, ils atteignirent une clairière. Khren s’arrêta subitement et Tiadba lui rentra dedans, avant d’être percutée par Macht. Tandis qu’ils se dépêtraient les uns des autres, leurs amis tombèrent à genoux, s’effondrant sur la surface grise en murmurant des prières et en pleurant. Tout autour, les arbres faisaient deux fois leur taille et formaient une tonnelle sous laquelle ils pouvaient reprendre leur souffle.
Tiadba roula sur le dos. Elle s’attendait toujours à mourir d’un instant à l’autre. Ou pire. Son entraînement et son instinct n’avaient plus aucune valeur, ici. La peur qui s’était emparée d’elle résonnait au plus profond de la matière ancienne dont elle était constituée. Dans quel pétrin s’étaient-ils fourrés ? Combien d’expériences terribles devraient-ils encore supporter ?
Étaient-ils seulement en sécurité dans cette forêt qui les dissimulait et paraissait les protéger d’un Chaos en colère ?
Macht pleurait Perf.
— Il est parti comme le Grand. Il s’est littéralement évanoui.
— Il était trop lent, remarqua Denbord.
Macht se mit en colère et, les poings serrés, se prépara à lui sauter dessus, mais en fut empêché par Herza et Frinna. Tous tombèrent par terre où ils crachèrent leur frustration.
Tiadba s’assit à l’écart, trop épuisée pour se joindre aux autres. Nico fut le premier à récupérer. Il se leva et examina les environs à travers la visière de son casque. Il ne parvenait toujours pas à croire que les échos ne les avaient pas suivis.
— Quel est cet endroit ? demanda Tiadba à son armure.
Pas de réponse.
— Les armures refusent de nous aider, commenta Macht. Elles sont inutiles.
— Peut-être ne peuvent-elles pas parler de ce qu’elles ne connaissent pas, supposa Shewel.
— En tout cas, celle de Perf ne l’a pas aidé… Elle ne lui a pas dit quoi faire !
— Tout est changeant, ici, expliqua Nico. Le Grand a bien dit que…
— Dans ce cas, pourquoi les laisser parler ? s’emporta Macht. À quoi nous servent-elles ?
Il tapa du pied et frappa le sol à coups de poing et d’avant-bras, telle une petite créature tout juste sortie de la crèche. Les autres ne comprenaient que trop bien sa colère.
Denbord rampa jusqu’à Tiadba et s’affaissa à côté d’elle.
— Sommes-nous en sécurité ou bien dans le ventre de quelque chose d’encore différent ? demanda-t-il.
Tiadba effleura la surface grise et remarqua que son armure ne produisit pas de halo d’ajustement autour de ses doigts, comme c’était pourtant le cas dans le Chaos.
— J’ai l’impression que les armures sont devenues léthargiques. Peut-être y a-t-il un générateur dans le coin.
— Je ne vois rien, intervint Nico, à part le violet du ciel et ces branches. D’ailleurs, je n’aime pas trop la manière dont elles brillent.
Shewel les rejoignit et s’allongea sur le dos. Ils rechignaient tous à rester debout, trop près des branches qui les recouvraient, toujours plus épaisses.
Un point positif : ils ne voyaient plus le croissant de feu.
— Personne n’a dit que ce serait facile, lança Denbord d’une voix chevrotante.
Lui-même n’était pas convaincu de la nécessité de plastronner à ce moment précis, d’autant que son courage était feint. Macht les considéra tous avec de grands yeux ronds. Herza et Frinna étaient assises l’une à côté de l’autre et se tenaient les mains.
Tous reprenaient leur souffle.
Le silence – l’absence de mots – était approprié. Tiadba examina ses doigts gantés et sentit que l’armure était en train de soulager ses douleurs et ses démangeaisons. Jamais elle n’avait porté vêtement aussi confortable. La combinaison fonctionnait donc toujours.
Patiemment, elle laissa sa peur se dissiper, céder la place à une peine vide et, comme Macht, à une déception intense. Si les autres la considéraient comme un genre d’exemple, de leader…
Quelque temps plus tard, les branches cessèrent de grandir au-dessus d’eux, et le calme s’installa.
— Si nous sommes dans un ventre, nous n’y pouvons rien, reprit Tiadba. En tout cas, nous sommes mieux ici que là-bas.
— On ne peut pas rester dans cette forêt pour toujours, remarqua Denbord.
— On le sait, le coupa Macht. Alors, ferme-la et laisse-nous être tristes.
— Peut-être est-ce un endroit de deuil ? proposa Nico, le plus philosophe d’entre eux.
Tiadba se tourna vers la gauche, vers le bord de la clairière situé à quelques mètres de là, entre les troncs marron et lisses qui avaient si vite produit ces branches protectrices. Les extrémités de ces dernières émettaient une faible lumière jaune. Seraient-ils capables de franchir cet écheveau végétal ?
Pas d’ombres, pas de mouvements, pas de menaces… et pas de promesses.
Elle se dit qu’elle devait être en train de rêver. Les branches s’écartèrent, leurs extrémités lumineuses formant une arche, sous laquelle apparut un Grand, vêtu d’un simple curtus : crasseux, déchiré, raccommodé avec des brindilles.
Le Grand s’avança suffisamment pour qu’ils puissent le voir clairement à la lumière faible des arbres. Ils n’en crurent pas leurs yeux.
— Qu’est-ce que c’est ? chuchota Tiadba, mais, encore une fois, son armure ne lui répondit pas.
Il ressemblait beaucoup à leur instructeur Pahtun. Il est vrai qu’aux yeux des créatures tous les Grands se ressemblaient. Il s’agenouilla, le visage sale et impassible, le regard scrutateur, et les considéra sans curiosité aucune, semblait-il, comme s’il n’était pas du tout surpris de les trouver là, comme si leurs intentions n’étaient pas un mystère pour lui.
— Qu’est-ce que c’est ? répéta Tiadba à voix haute. Où sommes-nous ?
Le Grand secoua la tête. Puis il parla.
Soudain, leurs casques s’ouvrirent et retombèrent sur leurs épaules. Denbord cria, se couvrant les yeux et la bouche, avant de se rendre compte qu’il ne mourait pas.
Les créatures étaient stupéfaites : l’atmosphère était fine, quoique plutôt agréable.
Le Grand dit :
— Ils me reconnaissent et m’obéissent. Les pauvres… (Il caressa l’épaule de Tiadba… non pas la sienne, mais celle de son armure.) Démodées. Obsolètes, même. Elles ont du mal à supporter ces conditions.
— L’un d’entre nous est mort, intervint Khren.
Ils se levèrent ; ils lui arrivaient environ à l’épaule.
— Je suis Pahtun.
— Pahtun est mort, rétorqua Macht.
— Il y aura toujours des Pahtun. Où est-il mort ?
— Dans la zone des mensonges, répondit Nico.
Les autres hochèrent la tête.
Le Grand acquiesça.
— Un beau sujet de leçon, vous ne croyez pas ? J’ai fait de nombreuses copies et enfreint de nombreuses règles pour aider les marcheurs. Les créatures qui atteignent ma cache méritent de se reposer, d’être renseignées, de bénéficier des dernières prévisions météorologiques… autant d’informations inaccessibles depuis la Kalpa. Par ailleurs, nous devrions réviser et mettre à jour vos armures, vous ne croyez pas ?
— Ce serait bien, confirma Macht. Sauf que je ne crois pas un traître mot de ce que vous racontez. Pahtun nous a dit de nous méfier des choses telles que vous, ajouta-t-il d’un ton raisonnable, sans colère aucune, le visage extrêmement sévère.
Le Grand se toucha le nez et fit le même bruit que Pahtun lorsque celui-ci était amusé : une expiration doublée d’un gargouillement, que les créatures trouvaient fort désagréables.
— Excellents instincts, dit-il. Toutefois, si j’étais un monstre, vos armures, si vieilles et si endommagées soient-elles, vous auraient prévenus. Comment est la situation, dans la cité ? D’ici, on ne la voit pas.
— Mauvaise, répondit Tiadba. Très mauvaise.
— Cela n’a rien d’étonnant. Le Typhon s’agite, grossit, souhaite en terminer. D’autres créatures sont parties après vous ?
— Nous ne savons pas. Rien n’est moins sûr.
— Raison de plus pour en finir. Ces arbustes ne vous protégeront pas éternellement. Je les ai entraînés moi-même… Je les ai plantés dans de la terre ancienne. Ils sont constitués de matière primordiale, tout comme vous… et moi. Heureusement que vous avez réussi votre percée… Si vous aviez tenté de contourner les arbres, vous seriez tombés sur une bande, et les Silencieux sont très actifs, ces derniers temps. Suivez-moi. (Il se leva, les dominant de toute sa taille, et leur tendit la main.) Toutes mes félicitations. Vous êtes arrivés jusqu’ici, et ce n’est pas si mal.