La frontière du réel

Elle était née pour cela.

Elle ferait cela toute sa vie.

Tiadba rêvait déjà de participer à une marche avant de rencontrer Jebrassy ; avant que Grayne lui demande de le recruter, avant de tomber amoureuse de lui. Bien avant de perdre son guerrier.

Elle y était, vêtue de son armure souple orange, et elle n’avait pas peur. Tout juste ressentait-elle cette douleur, cette souffrance, cette solitude qui ne la lâcheraient jamais. Et ce sentiment d’exister pour ce qu’elle était sur le point d’accomplir.

Quitter les Gradins, la cité elle-même, traverser la frontière du réel, sortir du champ d’action des grands générateurs de la Kalpa…

Traverser le Chaos pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté.

Pahtun prit Tiadba et Khren à part et leur dit qu’ils seraient les chefs du groupe.

— Je vous accompagnerai aussi loin que je le pourrai, mais je n’irai pas au-delà de la zone des mensonges. Je dois rentrer. La bataille finale est pour bientôt.

Tiadba regarda Khren et vit qu’il buvait les paroles de leur instructeur. L’ami espiègle et rieur de Jebrassy n’était plus. Lui aussi sentait qu’il avait toujours vécu pour ce moment. Toutes les créatures avaient-elles été conçues sur ce modèle ?

Aidés par les quatre instructeurs, les marcheurs se préparèrent à sortir le petit chariot dans lequel ils transporteraient leurs claves et deux générateurs.

Pahtun se leva et répéta pour la énième fois ses recommandations. Les recrues les avaient entendues tant de fois qu’elles bourdonnaient d’une manière rassurante dans leurs oreilles.

— Le signal de la Kalpa ne s’arrête jamais d’émettre. Grâce à lui, vous saurez toujours où se trouve la cité. Il arrive que le Témoin interfère avec lui – peut-être de façon délibérée –, mais vous retrouverez toujours le signal si vous êtes patients. Vos armures sont équipées pour cela. En aucune façon vous ne devrez communiquer avec la cité. Vous ne devrez jamais alerter le Chaos de votre présence. Des vigies de taille et de force variables seront à l’affût. Elles changent constamment, mais ne relâchent jamais leur surveillance. Le Chaos a faim.

Khren, qui se tenait à côté de Tiadba, se retourna vers la femelle et la regarda à travers sa visière dorée.

— Le moment est venu de vous parler de votre destination, continua Pahtun. C’est la destination de tous les pèlerins depuis l’époque de Sangmer. Le seul endroit sur Terre où la raison règne encore, la seule force qui puisse peut-être venir en aide à la Kalpa. Il s’agit de la cité rebelle de Nataraja. Là, si tout se déroule comme prévu, vous entrerez en contact avec quiconque résiste encore au Typhon. Vous travaillerez avec eux, vous leur direz ce que vous savez et vous suivrez leurs instructions. Croyez-moi, jeunes créatures, si je pouvais partir avec vous, je le ferais.

Tiadba effleura son sac de livres à travers la poche de sa cuisse.

Pahtun était nerveux et donnait l’impression de se sentir coupable.

— Personne ne sait ce qui vous attend, répéta-t-il. Votre armure est équipée de protections réactives. Elle apprend beaucoup plus vite que vous et fera tout ce qui est en son pouvoir pour s’adapter et vous protéger des perversions du Typhon. Votre visière convertira en photons visibles et rendra inoffensives ce qui, dehors, passe pour des radiations. Parfois, elle ne trouvera rien à convertir. Dans ces moments-là, vous serez dans l’obscurité ou alors entourés d’approximations fondées sur les événements récents. Plus vous serez proches les uns des autres, mieux vos armures communiqueront et coordonneront leurs réactions. Se disperser serait peu avisé. Malheureusement, les distances sont difficiles à estimer dans le Chaos, même avec le meilleur équipement.

» Vous aurez peut-être à résister à des tentations. Les vigies tenteront sans doute de vous faire éteindre les générateurs et retirer vos combinaisons. Si jamais vous ne résistiez pas, vous n’auriez plus rien d’une créature, vous deviendriez une partie intégrante de l’anarchie du Chaos : une atrocité parmi tant d’autres. Ceux qui ont échoué – même les plus courageux et les plus forts – sont parfois utilisés par le Typhon contre la Kalpa.

Pahtun chercha ses mots.

— Il n’est pas impossible que les Défenseurs cessent d’émettre, auquel cas vous ne serez plus guidés par le signal. L’unique option, dans ce cas, sera la destruction. Votre armure vous accordera cette grâce.

La combinaison de Tiadba ne la démangeait plus, ne l’irritait plus. Elle ne sentait plus sa propre peau ; les quelques plis de fourrure qui la grattaient semblaient s’être aplatis. Nul doute que l’armure avait pris en charge toutes ses sensations. À ce rythme, toutes les deux ne feraient plus qu’une avant longtemps.

Que penserait Grayne si elle les voyait ainsi ? Ils n’auraient pas pu être mieux préparés et mieux instruits.

— Il faut y aller, maintenant, reprit Pahtun en se touchant l’épaule. (Les quatre membres de l’escorte se raidirent et brandirent leurs bâtons.) La porte ne restera pas ouverte longtemps.

Ils s’ébranlèrent.

Les deux moitiés de leurs casques ballottaient sur leurs épaules au rythme de leurs pas. Leurs bottes cliquetaient doucement sur le sol et rappelaient le bruit produit par des podes de ferme rampant sur de la boue séchée et dure.

Ils parcoururent de longs kilomètres sous l’énorme arche centrale. D’un côté, ils étaient éclairés par la lumière de la veillée, de l’autre… rien. La nature des sons qu’ils produisaient changea d’une manière difficile à décrire. Tiadba avait passé son existence dans les Gradins à écouter le bourdonnement de ruche des voix et des échos, les conversations, les déplacements, les pensées de ses congénères. En lieu et place de quoi régnait à présent un silence de pierre – un silence creux, endeuillé, abandonné mais fier – et plus ancien qu’ils auraient pu le concevoir.

Les Gradins avaient toujours été séparés du reste de la Kalpa ; situés dans les niveaux inférieurs, ils étaient spéciaux, différents. Combien de marcheurs avaient déjà entrepris ce voyage, si seuls, si loin de tout ce qu’ils avaient connu ?

— C’est calme, dit Khren.

Des kilomètres et des kilomètres à parcourir… des centaines, des milliers ? Comment savoir ?

Nous quittons les Gradins pour toujours.

Nous entrons dans le Chaos.

 

Ou bien leurs yeux s’étaient habitués à la pénombre, ou bien l’atmosphère s’était éclaircie, Tiadba était incapable de le dire ; en tout cas, elle distinguait clairement des formes carrées et régulières de part et d’autre de l’arche – plus hautes que le plus grand des quartiers des Gradins.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à voix basse.

Dans ce lieu, elle se sentait obligée de faire preuve de retenue.

— La rangée interne de générateurs de réalité, répondit Pahtun. Ils ne deviennent actifs que si la rangée externe connaît une défaillance.

Le sol était irrégulier, strié d’ondulations, comme s’il avait été soumis à une pression colossale. Çà et là, des cicatrices et des éraflures parallèles marquaient une surface autrement lisse. Peut-être des intrusions avaient-elles pénétré jusqu’ici, touché le sol et… brûlé.

Loin devant, Tiadba apercevait l’extrémité de la voûte et autre chose : une barrière qui scintillait lentement.

Les minutes et les heures se succédèrent, mais la barrière ne sembla pas se rapprocher. Son énergie ne vacillait pas. L’effet de l’armure était énergisant, électrifiant. Elle se rappela alors des paroles prononcées par Grayne à l’occasion d’une de leurs premières réunions : « Vous pourrez marcher sur des milliers de kilomètres sur le terrain le plus difficile et le plus dangereux sans ressentir la moindre fatigue. Ce sera l’accomplissement de tout ce que vous êtes, l’aventure d’une vie. Je vous envie. »

Après des dizaines de kilomètres parcourus et des heures de marche, la voûte sombre qui les surplombait paraissait toujours infinie. Soudain, un changement. Le scintillement était vraiment plus proche, à présent. Malgré ses doutes, elle ne put s’empêcher de se sentir excitée. Le ciel. Pahtun a dit de se préparer à voir le ciel.

— Mettez vos casques. Et scellez-les bien, ordonna le second de l’escorte.

Tiadba regarda autour d’elle et prit une profonde inspiration. L’air – ce qui restait de l’air des Gradins privilégiés – était déjà froid et mordant. Du givre se forma sur sa lèvre inférieure et autour de son nez. Alors, les moitiés de leurs casques – qui reposaient jusque-là sur leurs épaules comme des fruits évidés – se dressèrent et se scellèrent dans un sifflement qui lui boucha les oreilles. Sa tête se réchauffa et sa vision devint nette. Droit devant, le scintillement se fit plus vivant, plus éclatant.

— C’est formidable ! s’exclama Perf. Je n’ai plus froid aux oreilles.

Pahtun leur fit signe de s’arrêter. Leur escorte forma un cordon derrière eux, comme pour les empêcher de s’enfuir.

Ils ne pigent rien. Pahtun, lui, comprend… ceux-là, non !

Les marcheurs piétinaient. Ils se tenaient sur la crête d’une ondulation particulièrement haute des fondations de la Kalpa.

Subitement, le chatoiement se retrouva juste devant eux et forma une saillie à leur encontre, comme pour les repousser. Les membres de l’escorte brandirent leurs bâtons. Pahtun se pencha en avant et dit :

— Attendez. N’avancez pas vers lui ; laissez-le vous trouver.

Khren regarda Tiadba à travers sa visière. Ce qu’elle voyait de son visage avait l’air calme et résigné.

— Attendez, répéta l’instructeur.

À l’intérieur de leur armure, les créatures se crispèrent, comme si elles craignaient d’être capturées, puis dévorées.

Sans qu’ils aient bougé, le chatoiement se retrouva derrière eux. Ils l’avaient traversé sans esquisser le moindre geste, et faisaient face à des kilomètres de terrain irrégulier et, au-delà, à un mur surplombé de silhouettes massives : les Défenseurs.

La barrière externe et finale de générateurs de réalité.

Derrière ces formes floues et hautes s’étiraient les terres intermédiaires, la zone des mensonges. Tiadba leva les yeux et constata qu’ils étaient sortis de sous la voûte, qu’ils se trouvaient sous un ciel menaçant.

À ciel ouvert.

Elle éprouva une impression de rideau tombant à l’infini, de couleurs animées qu’elle ne pouvait ni appréhender ni accepter… ou plutôt d’une absence de couleurs et de mouvements. Soudain, sa vision devint trouble. Le ciel imposait aux yeux une gymnastique à laquelle ils n’étaient pas habitués.

— N’essayez pas de tout voir d’un seul coup, expliqua Pahtun. Même à travers vos visières. Si vous avez mal, baissez le regard et fermez les paupières.

Elle avait mal, en effet – ses yeux menaçaient de se retourner, de regarder vers l’intérieur de son crâne –, mais Tiadba refusait de les baisser ou de les fermer. Elle avait attendu tellement longtemps pour cela. Elle pivota sur les semelles de ses bottes et suivit les contours externes du premier bion, puis regarda successivement vers la gauche et vers la droite, essayant d’englober deux autres formes gigantesques, fendues et craquelées, partiellement en ruine.

La Kalpa… ou ce qu’il en restait.

Quelque chose apparut doucement dans son champ de vision, s’élevant dans le ciel derrière le premier bion : un ruban courbe couleur de feu douloureux à regarder, rouge et violet à la fois, qui enfermait un néant noir et vorace, vide de toute pensée, de toute vie. La bouche de Tiadba s’ouvrit et ses poumons se vidèrent par saccades. C’était de toute évidence une chose néfaste, tellement étrange que Tiadba était au-delà de la peur.

— Est-ce le soleil ? demanda-t-elle.

— Cela dépend de ce que vous entendez par « soleil », dit Pahtun, les yeux fixés sur le sol. En tout cas, ce n’est plus le soleil que nous avions créé.

Tiadba posa une seconde question… à la place de celle qui lui rendait visite la nuit :

— Où sont les étoiles ?

— Disparues depuis longtemps, répondit Pahtun.

Toute leur vie, ils avaient vécu sous la lumière protectrice et à l’intérieur des limites de la voûte, dont le cycle agréable et doux des veillées et des sommeils variait très peu. Ce qu’elle venait de découvrir au-delà des murs et au-dessus du toit de la cité était majestueux mais cruel, égoïste à l’extrême, et générait non pas de la lumière, mais quelque chose que les visières de leurs casques devaient traduire pour le rendre compréhensible.

Le Chaos.

— Attendez encore, insista Pahtun en étudiant le sol.

Tiadba n’avait aucune idée de ce qu’ils étaient supposés attendre. Pouvait-on vivre expérience plus étrange et stupéfiante que celle-ci ?

Bien qu’ils soient toujours à l’intérieur des frontières du réel, quelque chose les prit pour cible et tenta de les balayer négligemment, comme s’ils n’étaient que de vulgaires insectes-lettres sur une table. Quatre marcheurs crièrent à l’unisson, tombèrent et roulèrent dans un creux peu profond formé par les ondulations des fondations, puis essayèrent de se cacher. Khren et Nico s’affaissèrent et restèrent à genoux sans bouger. Seule Tiadba se tenait encore debout à côté de l’instructeur et regardait vers le haut.

Le ciel – ce qui avait été le ciel – était conscient d’être observé, semblait-il. Il voulut plonger dans ses yeux, dans son esprit, subvertir tout ce qui faisait d’elle une créature : une observatrice, un être séparé, capable de réfléchir.

Il ne veut pas être compris. Il refuse d’être dominé.

Tiadba baissa lentement les yeux vers le sol irrégulier et fissuré, puis décida de fermer les paupières. Sans trop savoir comment, elle avait repoussé ce qui se tapissait au-delà de la Kalpa. Elle l’avait neutralisé.

Pahtun considéra la jeune femelle avec un respect renouvelé. Il s’amusait un peu de leur détresse et s’intéressait de près – en professionnel – à leur lente récupération.

— Et ce n’est que le début, dit-il. Rien n’aurait pu vous préparer à cela. Rien.

Ils avancèrent vers la barrière de générateurs : des monuments étroits et hauts, qui glissaient lentement d’avant en arrière le long du périmètre. Ils étaient pâles, lumineux, indistincts, semblables à des géants de verre entourés de brume. Des formes enfouies dans ces obélisques se déplaçaient avec une lenteur délibérée, comme s’ils suivaient à la trace des forces extérieures.

Entre les générateurs s’étiraient des ténèbres vaporeuses, qui accueillaient un labyrinthe de murets ne dépassant pas la hauteur du genou d’une créature. Tiadba avait du mal à croire que ces murs étaient capables d’empêcher quoi que ce soit de passer.

Pahtun, l’escorte et les neuf créatures parcoururent les huit kilomètres qui les séparaient du mur interne. Les distances signifiaient encore quelque chose, ici. Ils avaient parcouru quatre-vingt-dix kilomètres depuis qu’ils avaient quitté leur camp d’entraînement.

Ils avaient appris à fixer du regard l’horizon gris foncé et à ne lever les yeux qu’en cas de nécessité.

— Avant, la Kalpa possédait sept bions, et la Terre douze cités, expliqua Pahtun d’une voix qui résonna clairement dans leurs casques.

Il marchait devant sur la surface dure, parcourue de craquelures et de crevasses. Ses bottes soulevaient des nuages de poussière fine accumulée en minuscules dunes. Les particules recouvraient les fondations comme des cendres. Peut-être s’agissait-il vraiment de cendres.

— Les générateurs de réalité ont protégé les bions pendant des millions d’années. Puis il y a eu la guerre. Le Chaos a ramassé les morceaux. Désormais, il ne reste que trois bions. Et bientôt, peut-être, seulement deux, voire un. Vous trouverez le reste de cette histoire dans vos livres, jeunes créatures. Vous lirez comment les Ashurs, les Devas et les Eidolons se sont entre-tués, comment les cités ont été sacrifiées à ceux qui se prenaient pour des dieux.

— Qu’est-ce qu’un « dieu » ? demanda Khren.

Nico, Shewel et Denbord marchaient à la gauche de Tiadba ; Khren et Macht à sa droite. Comme à son habitude, Perf traînait derrière avec Frinna et Herza.

Personne ne répondit.

— Je me suis dit qu’un Grand le saurait, s’excusa Khren dans un murmure.

Tiadba ne ressentait ni la faim ni une quelconque douleur. Elle était à peine fatiguée d’avoir parcouru ces longs kilomètres sur cette surface ancienne et morte. Elle ne sentait plus rien, ne pensait à rien ; seule sa curiosité, plus forte que jamais, l’animait. Jebrassy se serait montré aussi intéressé qu’elle, aussi pressé de voir ce qui les attendait au-delà de la frontière du réel.

Leur seul espoir de liberté, pensaient-ils autrefois, se situait hors de la Kalpa, loin de l’Histoire et des traditions étouffantes. Les livres, leur instructeur, le ciel lui-même – tel qu’il était –, tous racontaient une histoire différente. Une fois de plus, on se servait d’eux. Néanmoins, Pahtun paraissait se soucier de leur bien-être. À présent que leur entraînement était presque terminé, il était devenu moins bourru et s’occupait principalement de leur transmettre des instructions de dernière minute. Il se répétait souvent, ce qui agaçait Tiadba. Cependant, lorsqu’elle regardait les autres créatures, elle en comprenait la nécessité. En particulier pour Herza et Frinna, qui ne posaient jamais de questions. Pour une raison qui lui échappait, ces deux-là avaient besoin qu’on leur répète encore et encore les choses. Comment pourraient-elles survivre dans le Chaos ?

— Les terres intermédiaires sont les plus difficiles, expliqua Pahtun pour la centième fois. La zone des mensonges porte bien son nom : les intrusions y surviennent à n’importe quel moment. Vous devrez la traverser rapidement. Si le Chaos devait surgir tout près de vous, la bataille entre les générateurs de la Kalpa et l’intrusion créerait d’intenses tourbillons de temps et d’espace fracturés… des tourbillons presque invisibles, mais mortels. Faites-vous piéger par l’un d’entre eux, et vous n’atteindrez jamais la frontière du réel. Vos armures ne seront pas complètement actives dans cette région. Soyez à l’écoute : elles vous préviendront de la proximité d’une intrusion et de ses éventuels effets. Elles vous mettront en garde aussi lorsque votre perception et votre capacité de jugement seront faussées.

Ils entendaient leurs voix respectives lorsqu’ils discutaient. En revanche, Tiadba avaient du mal à s’habituer à la manière dont son armure communiquait avec elle. La plupart du temps, elle n’utilisait pas de mots audibles, mais parlait directement à son esprit et l’informait de tout ce qu’elle avait besoin de savoir d’une façon qu’elle n’était pas certaine d’apprécier. Les armures feraient sans doute la preuve de leur utilité une fois traversées les portes et la frontière du réel, même si Pahtun et les membres de l’escorte leur avaient bien dit qu’elles n’étaient pas omniscientes.

— Ne sous-estimez pas votre instinct, poursuivit l’instructeur. Vous êtes des observateurs, constitués de matière ancienne, et les observateurs sont de première importance, même dans le Chaos. Le Typhon est envieux de vos sens. Vous connaissez déjà le principe numéro un : dehors, regarder et percevoir signifie être haï. Plus tard, quand vous aurez acquis une expérience directe du Chaos, vous apprendrez à vous fier surtout à votre propre jugement. Pour commencer, cependant, fiez-vous à vos armures, en particulier dans la zone des mensonges.

— Je ne suis pas sûr de comprendre. Ce qu’il y a de notre côté de la frontière est encore plus dangereux que ce qui nous attend de l’autre ? demanda Nico.

— Non, pas plus dangereux, mais plus traître, expliqua Khren. C’est un peu comme se faire mordre par un pode domestique. On ne s’y attend pas.

— Ah !

— Une fois, je me suis fait mordre par un pode de prairie, intervint Shewel. Il faut dire que je lui avais marché sur la queue.

— Les podes sont des queues sur pattes.

— Eh bien, celui-ci était tout en dents. J’ai failli y laisser un orteil. Il me fait toujours mal quand je marche longtemps.

Derrière sa visière dorée, Shewel était tout pâle.

Pahtun ralentit un peu pour que Tiadba le rattrape, puis s’adressa directement à elle :

— Certains marcheurs pensent qu’ils ont été trahis. Ils se disent à tort que la Kalpa les envoie vers une mort certaine… voire pire. Les instructeurs ont beau leur expliquer le contraire, rien n’y fait. Peut-être est-ce dû aux livres trouvés dans les Gradins… Ils vous mettent dans un mauvais état d’esprit.

Comme elle ne savait pas comment réagir, elle se contenta de regarder droit devant elle.

— Le plus surprenant, c’est que, même si la marche démarre mal, tout rentre le plus souvent dans l’ordre une fois la zone des mensonges traversée, à en croire les observations effectuées depuis la Tour brisée. En vérité, jeune créature, vous avez été conçus pour le Chaos.

— Pourtant, aucun d’entre nous n’est jamais revenu.

— Peut-être les marcheurs atteignent-ils leur destination et sont-ils mieux là-bas. Si je le pouvais, je me joindrais à vous pour me rendre compte par moi-même. Est-ce que vous me croyez lorsque je vous dis cela ?

Sa réponse semblait lui importer. Elle le croyait, mais ne voulait pas lui faire le plaisir de le lui dire. Après tout, lui et les siens avaient laissé les cités mourir, le Chaos avancer, les intrusions se multiplier… Ils lui avaient pris Jebrassy pour une raison mystérieuse.

Les kilomètres s’égrenèrent et ils atteignirent une rangée de piliers gris, hauts d’une trentaine de mètres et larges de trois. Ils s’étiraient dans les deux directions, à l’infini, sur des dizaines et des dizaines de kilomètres.

Les marcheurs se regroupèrent autour de l’un d’entre eux.

— Ces piliers marquaient les limites de l’ancienne cité avant les Guerres de masse, expliqua Pahtun en le tapotant. À l’époque, la Kalpa était gigantesque… bien plus grande que je puis l’imaginer. Les terres intermédiaires se situent à trois kilomètres de ces bornes. Je vous amènerai quelques centaines de mètres à l’intérieur de cette zone, puis nous devrons nous séparer.

Pahtun se tint quelques secondes immobile, la main posée sur le pilier. Puis il se redressa et se remit en marche.

— Il a peur, glissa Khren à Tiadba.

— Il peut t’entendre, tu sais ? lui rappela-t-elle.

— J’ai peur, moi aussi. (Il se tapota la visière à l’emplacement du nez.) Mais je suis excité aussi. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Les autres se tapotèrent aussi le casque. Nico écarta les bras, les pliant comme les ailes d’un gardien, et se mit à danser sur la plaine poussiéreuse et craquelée. Ses bottes – leurs bottes à tous – étaient grises, couvertes de particules couleur de cendre.

— Peut-être qu’on devient « aaaarp », dit Perf. Cela expliquerait beaucoup de choses. Nous sommes à peine partie, et pourtant déjà fichus.

Pahtun et leur escorte les écoutaient peut-être, mais ils se contentèrent d’avancer jusqu’à ce que la ligne sombre qu’ils voyaient depuis un bon moment devienne un mur noir et brillant doté d’une ouverture tout juste assez large pour laisser passer une créature.

— Tous les marcheurs passent-ils par ici ? demanda Khren.

— Non, répondit Pahtun. Cette porte s’est ouverte il y a quelques minutes seulement. La Kalpa a choisi pour nous la route la plus sûre – pour l’instant.

— Quelqu’un nous suit depuis la Tour ? s’enquit Perf.

Tiadba ressentit un besoin pressant de regarder par-dessus son épaule. Elle savait – avec une certitude soudaine – où se trouvait Jebrassy. Il était dans la Tour… mais il ne les regardait pas.

Inutile de se retourner. Inutile de regarder en arrière. Elle en avait terminé avec cette cité. Elle ne la reverrait plus jamais.

En revanche, elle n’avait pas renoncé à Jebrassy, et lui n’avait pas renoncé à elle.

Il arrive, mais le temps qu’il soit là, tu ne seras peut-être plus en mesure de l’accueillir.

— Oh, la ferme, lâcha-t-elle dans sa barbe.

— Pardon ? fit Perf.

— Je ne te parlais pas.

Pahtun se mit de profil et se faufila dans l’ouverture. Tiadba lui emboîta le pas, puis les autres suivirent. Leurs armures frottaient contre la paroi interne en produisant un bruit lisse étrange. Lorsqu’ils furent tous de l’autre côté, Pahtun les réunit en un groupe compact et, ensemble, ils contemplèrent la zone des mensonges : grise, irrégulière, accidentée. Des formes basses et indistinctes amoncelées à l’horizon…

— Vous traverserez rapidement. J’irai aussi loin que je le pourrai, mais, après, vous serez tout seuls. La prochaine barrière est un autre muret. Il vous arrivera à hauteur du genou et marque la limite du champ d’action des générateurs de la Kalpa. Ce sera la frontière du réel. Juste derrière, vous verrez une sorte de grande porte accueillante. Surtout ne vous en approchez pas car c’est un piège. Cette porte apparaît systématiquement là où des observateurs essaient de traverser. Elle est l’œuvre du Typhon. Si vous la franchissez, vous êtes perdus. Vous vous retrouverez directement devant les Silencieux.

Tiadba vit Khren articuler « les Silencieux », les yeux écarquillés.

Elle regarda en l’air juste assez longtemps pour assister au passage d’un ruban de lumière grise acérée, et comprit que le Témoin balayait toujours la Kalpa et le Chaos de son faisceau. À chaque tour, il éclairait la Tour brisée. Le témoin cherchait quelqu’un – Jebrassy –, n’avait jamais eu de cesse de le chercher. Toutefois, comme sa petite voix interne était incapable de lui expliquer pourquoi Jebrassy se trouvait là-bas plutôt qu’ici, et pourquoi le Témoin s’intéressait à son amour – était capable de s’y intéresser –, elle refusa d’y réfléchir davantage.

— Suivez-moi ! Courez ! s’exclama Pahtun en bondissant pour donner l’exemple.

Les quatre membres de l’escorte restèrent en arrière. Ils s’agenouillèrent et brandirent leurs bâtons en signe de salut.

Les créatures firent de leur mieux pour ne pas se laisser distancer, mais l’instructeur était trop rapide pour eux. Tiadba le vit escalader un tas de gravats au loin, puis se retourner et regarder au-dessus de leurs têtes. Il leva les bras. Il avait vu quelque chose, mais Tiadba savait qu’il n’aurait pas dû se tenir là.

Un avertissement…

Quelque chose de sombre couvrit le ciel et une sirène hideuse résonna depuis les bions, loin derrière eux. Tour à tour suraiguë et grave – on aurait dit une lamentation, un grognement –, le bruit fit se dresser ses poils sous son armure et lui agaça les dents. Elle accéléra, rattrapa Khren et Nico qui couraient tous les deux pour sauver leur peau, mais ne parvint pas à revenir à la hauteur de Herza et Frinna, qui grimpaient par-dessus des rochers, des pierres et des monticules noirs, restes de fondations anciennes, et éparpillaient des tas de cendres qui voletaient lentement.

Les ténèbres s’abattirent sur eux. Pendant un instant, Tiadba se demanda si la Kalpa n’essayait pas de les protéger : en cachant ce ciel abominable, en détournant l’attention de cette chose, quelle qu’elle soit, qui voulait leur mettre la main dessus et les tenter. Puis elle comprit que les ténèbres venaient de l’extérieur et non pas de l’intérieur, qu’elles se propageaient vers les bions telles des vagues lentes et huileuses.

Une intrusion. Comme celle qui nous a séparés et a meurtri les Gradins… comme celle qui a enlevé les patrons de Jebrassy. On était prévenus !

Ils n’étaient plus qu’à quelques dizaines de mètres de Pahtun, qui se tenait toujours au sommet d’un bloc de pierre gris et agitait frénétiquement les bras.

— Qu’est-ce qu’il a ? cria Khren.

— Ne t’arrête pas ! hurla Tiadba. Cours ! Traverse la zone !

La cité contre-attaqua. Un éclair de lumière peignit le paysage dentelé en noir et blanc ; il n’y avait plus de gris. Les ténèbres vacillèrent. Ils n’osèrent pas lever les yeux, mais Tiadba risqua un coup d’œil sur le côté, vers le rocher, vers Pahtun. Et elle l’aperçut, pris dans un tourbillon orange et noir. Elle vit son armure s’ouvrir violemment et exploser en fragments ondulants. L’instructeur se débarrassa des derniers morceaux de la combinaison et se tint, nu, sur le bloc rocheux. Alors, elle vit – pendant une fraction de seconde qu’elle n’oublierait jamais – la vérité nue d’un Grand, trop lisse, trop nu et beaucoup trop vulnérable.

Soudain, il disparut. Un nuage d’étincelles s’éleva dans les airs et se dispersa.

Elle ravala un gémissement et continua à courir, tête baissée, les yeux brûlants de honte et de peur.

Quelques pas difficiles plus tard, ils arrivèrent devant le muret décrit par Pahtun : le périmètre extérieur. La frontière du réel. Ils l’enjambèrent sans même y penser.

Droit devant eux, là où il n’y avait rien un instant plus tôt, se dressait une arche superbe ornée de silhouettes monumentales représentant des créatures prises dans une substance dorée magnifique. Les personnages souriaient et semblaient souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants. Le sommet de la porte s’élevait au-dessus du bouillonnement de ténèbres du Chaos et des vagues antagonistes de lumière envoyées par la Kalpa.

Les neuf marcheurs contournèrent le pied de l’arche, se faufilant entre des rochers cassés et dentelés : petits et grands, il y en avait partout. Épuisés, ils se laissèrent glisser dans un creux du terrain, où ils se blottirent les uns contre les autres en tremblant.

La sirène plaintive céda la place à un grondement, puis se tut.

Le silence.

Tiadba pleurait. Herza et Frinna marmonnaient des prières. Shewel et les autres mâles étaient allongés, immobiles, mais leurs yeux se tournaient tout le temps vers les ombres erratiques. Le creux n’était pas très grand, mais constituait un refuge acceptable. En tout cas, il ne s’ouvrit pas comme une gueule pour les avaler, ce qui ne l’aurait pas étonnée, compte tenu de tout ce qu’on leur avait enseigné.

Ils avaient survécu à la traversée de la zone des mensonges. Leurs armures les avaient protégés efficacement, contrairement à celle de Pahtun. L’instructeur avait été pris dans le feu des défenses de la cité, alors même qu’il essayait de la prévenir de l’attaque… du moins le croyait-elle.

Il s’est sacrifié pour nous. Pour nous…

Cela l’affecta profondément. Si elle se rappelait bien ses leçons – elle entendait presque la voix sonore de Pahtun –, il était hors de question de s’attarder ici. Sauf qu’ils étaient incapables de bouger. Ils repensaient à leur enseignement, assimilaient les informations transmises à leur corps par leur armure, tentant d’appréhender la mesure du péril qui les menaçait, mais ils étaient paralysés. Ils n’entendaient rien d’autre que leur propre respiration. Alors, d’une voix douce et chevrotante, Tiadba les encouragea à se lever et à reprendre leur marche.

— Le Grand nous a bien dit de ne pas nous faire remarquer, dit Khren. A-t-il fait demi-tour ?

— Il est parti, répondit Tiadba, qui jugeait que le moment était mal choisi pour leur décrire ce qu’elle avait vu.

— Nous devrions attendre ici qu’il vienne nous chercher, proposa Perf.

— Il ne viendra pas. Nous devrons nous débrouiller seuls.

— Où sommes-nous, exactement ? demanda Nico, qui s’efforçait de réprimer son hoquet.

Alors que ses amis tentaient de l’en empêcher, le jeune mâle se redressa pour voir hors du trou.

— On a réussi, s’étonna Perf. Nous sommes en vie.

— Il est trop tôt pour s’arrêter, insista Tiadba. Nous devrions avancer encore avant de nous reposer.

Une note grave et agréable, languissante et musicale, résonna dans leurs oreilles.

Herza et Frinna touchèrent leurs casques.

— Le signal, dit Herza. Nous sommes dans la bonne direction.

— Il faut y aller, ajouta Frinna, soudain transformée.

Macht les imita et, débordant d’enthousiasme, commença à s’agiter : plus question de paralysie.

— Et si quelque chose était à notre recherche ? proposa Perf.

— Quelque chose sera toujours « à notre recherche », lâcha Khren, sarcastique. Je suis d’accord avec Tiadba : il faut y aller. Mais pas avant d’avoir jeté un coup d’œil aux environs, évidemment.

— C’est ce que j’essayais de faire, fit remarquer Nico.

Ils pouvaient tous le sentir. Ils étaient dans le Chaos, ils étaient enfin de l’autre côté. L’excitation et l’enthousiasme que ressentait Tiadba étaient presque aussi effrayants que la destruction de Pahtun. Ils étaient tous beaucoup trop agités.

Toutefois, quoi qu’il arrive, ils savaient qu’ils étaient à leur place.

La cité à la fin des temps
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