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M. Whitlow avait beaucoup changé en un siècle. À sa façon un peu rude, il avait été bon pour le jeune Max Glaucous ; il l’avait traité en ami. En cette époque lointaine et brunie par le souvenir, M. Whitlow – Glaucous ne connaissait pas son prénom – était un homme austère, soucieux de sa toilette, de stature assez frêle. Il possédait néanmoins une voix puissante et une force physique considérable, en dépit de son allure d’homme mûr.
Et puis, il y avait son pied bot, qui ne le ralentissait pas le moins du monde.
Dans la lumière jaune du couloir, son visage paraissait pincé et pâle, et ses grands yeux noirs avaient des airs de nuit sans lune. Il était vêtu d’un costume gris étriqué au col étroit et aux revers blancs ; ses boutons de manchettes étaient ornés de grands grenats et ses chaussures noires. Ses cheveux bruns et luisants étaient coupés court, et la peau blanche de son cou débordait par-dessus un nœud papillon noué à la hâte et de manière maladroite. Il portait un chapeau mou, plutôt qu’un chapeau melon. Il se tenait dans l’encadrement de la porte et arborait un air soumis et nerveux, rehaussé par un sourire étrangement géométrique qui lui soulevait les joues, sans toutefois parvenir à éclairer son regard, et le faisait ressembler à un maniaque de train fantôme.
— Vous vous souvenez de moi, Max ? demanda-t-il.
— Monsieur Whitlow. Je vous en prie, entrez.
Glaucous s’écarta de la porte, mais son visiteur refusa d’entrer et préféra scruter la pièce de là où il se trouvait.
Shank lui avait parlé de M. Whitlow, et celui-ci l’avait présenté à la Mite : l’insaisissable aveugle qui se cachait dans un manoir vide de Borehamwood, tout près de Londres. La Mite l’avait engagé pour le compte de la Livide Maîtresse.
— Je suis venu sur l’ordre de M. Shank, expliqua Whitlow. Il m’a informé que vous étiez arrivé récemment et que vous aviez déjà retourné le cœur d’un de nos agents.
— Ah ! lâcha Glaucous, frigorifié. (La désapprobation tacite de la Maîtresse pouvait faire cet effet au plus fort des hommes.) On ne m’a encore jamais reproché de désherber un sol fertile.
— Les circonstances sont différentes, aujourd’hui, expliqua Whitlow. Vous nous infligez des pertes à un moment pour le moins crucial.
— Je travaille seul sur mon territoire, monsieur Whitlow, affirma Glaucous, digne.
Il commençait à goûter l’inconvenance onirique de cette rencontre et de ce qu’elle signifiait peut-être. Son intuition ne l’avait donc pas trompé. Il avait un nœud coulant autour du cou, autrement, il n’aurait pas eu droit à toutes ces révélations. M. Shank était donc toujours en vie, en activité, et proche de la Princesse de Craie, malgré sa disparition dans le plus terrible Gouffre que Glaucous ait jamais vu, le 9 août 1924, à Reims.
— Il y a des façons discrètes de se renseigner, dit Whitlow.
Glaucous savait que l’autre se moquait de lui, qu’il s’amusait.
— Je travaille sans rendre de comptes à personne depuis neuf décennies. Je ne parle à mon employeur qu’en cas de livraison. La dernière en date remonte à plusieurs années, et je n’ai reçu aucune instruction depuis.
Penelope les observait par une fissure dans la porte de la chambre à coucher.
Conscient de la colère calme de Glaucous, Whitlow refusait d’entrer : les chasseurs prenaient toujours leurs précautions, agissant avec circonspection. Son sourire, en revanche, n’avait pas changé. Glaucous se demanda si son vieux collègue était devenu une marionnette – un doux sacrifice à l’hostilité –, même s’il n’avait jamais été témoin ni entendu parler d’une telle chose. Cependant, on ne pouvait être sûr de rien lorsqu’il était question de la Livide Maîtresse.
— Comment se passent les choses de votre côté, mon garçon ? s’enquit Whitlow en secouant la peau flasque de son cou.
— Pas trop mal, répondit Glaucous. Et pour vous, monsieur ?
— Ronces, épines et orties. Tant d’entre nous ont été rappelés, et pourtant… nous sommes toujours là. Avez-vous visité votre pays ?
— Pas depuis des années. Il se développe, à ce que j’ai entendu dire.
— De façon insupportable. Nous avons vécu trop longtemps, Max.
— Vous pouvez entrer, si vous le souhaitez. Ma partenaire est sous mon emprise.
— C’est très gentil à vous, Max, mais je vais faire mon rapport, lancer mon invitation, et j’en aurai terminé pour aujourd’hui. (Whitlow sourit et découvrit des dents marbrées à la couleur ivoire parfaite.) Je suis content de voir que vous allez bien. Cela me rappelle de bons souvenirs.
— En effet, monsieur.
Whitlow se redressa et son sourire se craquela et s’évanouit.
— Nous avons tous été attirés ici… Tous.
Glaucous calcula rapidement combien de personnes cela pouvait représenter ; il observait et spéculait sur leur nombre depuis des années. Des dizaines, peut-être même des centaines.
— On m’a dit peu de chose à part cela, reprit Whitlow. À présent, je pense que nous savons tous à quel point votre territoire est devenu important, et c’est une chance pour vous. Nous disposons d’informations, et eux aussi.
— Eux ? demanda Glaucous.
Derrière la porte de la chambre, Penelope se racla la gorge.
Whitlow secoua la tête d’un air solennel.
— Nous avons tous les deux embrassé l’ourlet de la robe de la Dame, et celle-ci est proche de nous recouvrir. Que savez-vous au juste, jeune monsieur Glaucous, rebelle sournois que vous êtes ?
Les yeux gris de Glaucous grossirent sans toutefois atteindre la taille de ceux de son interlocuteur.
— Est-ce terminé ? demanda-t-il, la gorge sèche.
— Le Terminus est une possibilité envisageable.
— Les messagers sont-ils ici ?
— On m’a dit – et je sens – que le quorum sera atteint dans notre époque. Je vous le demande instamment, jeune shikari : cessez d’éliminer nos collègues. Votre monde est aussi le mien. Il est lié de manière inextricable à celui de la Mite, notre grand convoyeur. Nous sommes réunis dans un seul et même destin.
Whitlow s’inclina et recula sans jamais perdre Glaucous des yeux.
— Le temps presse. Il reste de nombreux prêteurs sur gages à visiter.
— En effet, monsieur.
— Fermez votre porte à double tour, Max. Je veux entendre le verrou claquer.
— Bien sûr, acquiesça Glaucous. Toutes mes excuses.
Il ferma la porte, tourna le verrou et écouta le bruit irrégulier et familier produit par les chaussures de Whitlow dans l’escalier.
Max avait tellement envie de faire du mal au vieil homme que ses doigts en tremblaient encore.