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En découvrant la ligne à laquelle il venait de se raccrocher, Jack fut choqué comme il ne l’avait jamais été. Seattle était secoué par un violent tremblement de terre. Il s’enfuit avant même d’avoir ressenti la première secousse et plongea dans le défilé kaléidoscopique des mondes alternatifs, jusqu’à ce que les couleurs deviennent un peu moins vives et que les clignotements cessent. Bientôt, il entra en contact avec une matière qu’il ne connaissait pas, concluant d’une manière singulière une expérience déjà inédite : une barricade, une membrane vitreuse. Pendant une fraction de seconde, il fut presque capable de voir de l’autre côté. Mais quelque chose le rattrapa, le retint.

Ce qu’il y avait de l’autre côté de cette membrane était pire que l’endroit où il se trouvait, et celui-ci…

Son vol s’arrêta. Il était sonné. Il avait besoin de temps pour récupérer. Aucune ligne-monde n’avait jamais été comme celle-ci.

Celle-ci était comme morte. Dès la première bouffée d’air, son nez et ses poumons s’emplirent de suie et de cendres. L’immeuble qui accueillait leur appartement, à Burke et à lui, n’avait changé ni de dimensions ni de forme, mais toute vitalité semblait avoir quitté ses murs et sa structure. Une lumière incertaine et maladive s’engouffrait par la vitre brisée. La peinture tombait en flocons des murs écaillés. L’humidité de l’air ne parvint pas à rafraîchir sa gorge parcheminée. Au contraire, elle le brûla comme une brume d’acide. Déséquilibré, il tendit une jambe et posa le pied sur un tapis de seringues en acier, des centaines de seringues éparpillées sur le sol.

Il vit quelque chose bouger du coin de l’œil et se retourna à la hâte, écrasant les aiguilles. Ce Jack-ci portait des bottes à semelles épaisses. Il ne vit personne ni rien de vivant. Les pièces étaient désertes, plongées dans le silence. Seul le léger crépitement des flocons de peinture se faisait entendre. Il leva ses avant-bras nus et n’en crut pas ses yeux. Sa peau était couverte de piqûres, de croûtes ; elle lui faisait mal.

Il ignorait où il se trouvait, mais il était certain d’une chose : il avait échappé à Glaucous et à son énorme et grasse partenaire. Toutefois, cela ne l’encouragea pas. Ces derniers temps, il avait eu tendance à sauter trop loin, à changer non seulement son destin immédiat, mais aussi la qualité du monde visé.

Par exemple, il avait fui la maison d’Ellen et s’était retrouvé sur une ligne-monde dans laquelle il s’était montré incapable de résister à l’appel de cette petite annonce. Pas un seul instant il n’avait réfléchi aux conséquences possibles de son acte. Mauvais plan, mauvaises circonstances…

Son destin avait pris le plus mauvais des virages.

Jusqu’à présent, il avait toujours été persuadé – sans doute était-ce un symptôme de sa névrose, de son illusion de détenir un pouvoir – d’être capable de prévoir et de devancer les mauvais tours du destin. Sans cette prescience, il n’aurait pu que s’en remettre au hasard, ce qui aurait été contre-productif. Et pourtant le monde dans lequel il se trouvait à présent était le pire de tous, exception faite de ce que dissimulait la barricade translucide et infranchissable : corruption, mécontentement et ulcération mêlés à… à quoi ?

Au vide ?

— Il y a quelqu’un ? demanda-t-il d’une voix enrouée. Burke ?

Quelque chose de petit détala dans ce qui avait été sa chambre. Ses rats ? Il marcha avec précaution sur le plancher déformé, traînant les pieds dans les immondices, piétinant des aiguilles qui se brisaient en claquant comme des stalactites.

Il jeta un coup d’œil à l’entrée.

Le coffre qui le suivait partout depuis la mort de son père était bien là. Le coffre dans lequel il conservait ce qu’il avait de plus précieux et derrière lequel il avait trouvé le portfolio.

Il effleura sa poche déchirée. La boîte était toujours là.

Il testa la solidité du plancher du bout du pied, hésitant à peser dessus de tout son poids, mais parvint tout de même à traverser la chambre. Il souleva le couvercle. À part une pellicule grise et détrempée, le coffre était vide.

Il laissa retomber le couvercle et sortit à reculons de la chambre. Il se rendit dans le fond de l’appartement, ouvrit la porte coulissante à la vitre brisée et sortit sur la terrasse. Les bâtiments de la rue étaient tous réduits à l’état de montagnes de gravats gris et bruns, desquels pointaient des poutres et des planches, tels des doigts morts. Une eau boueuse s’écoulait dans le caniveau et sur l’asphalte craquelé et déformé, se déversant et bouillonnant dans les creux, comme s’il avait énormément plu et que les égouts étaient saturés.

Un cul-de-sac dans une époque morte. Aucun espoir, nulle part, aucune vie… Depuis combien de temps ? Depuis combien de temps ce monde était-il mort ? Quelques heures ?

Des années ?

À en croire son allure et son odeur, il n’avait jamais vraiment été vivant.

Il fige tout ce qu’il touche. Tu as déjà assisté à ce phénomène et tu y assisteras de nouveau…

Partout où il mettait les pieds, dans toutes les pièces de l’appartement, le sol était jonché de seringues. Il remonta les manches de sa veste crasseuse et examina ses traces de piqûres. Une goutte d’un liquide jaune sérum perla d’une marque récente. Il combattit sa léthargie, la satisfaction haïssable et amère d’avoir trouvé de la came, et écouta les bruits de l’extérieur : le vent, la pluie, l’eau, le grincement à peine audible produit par la chute constante des débris et de la poussière. L’atmosphère empestait le renfermé et le vieux vomi. Pouvait-il y avoir de la vie ici ? Il lui fallait trouver un moyen de descendre de là, de quitter ce quartier comateux, de traverser la ville. Peut-être le phénomène était-il local, peut-être la décrépitude était-elle circonscrite ici ?

Il savait que le fléau n’avait pas uniquement touché son quartier. Il était partout. Il avait atterri dans un horrible piège. Il avait réussi à se raccrocher à une ligne perverse, dépourvue d’avenir et entourée d’une infinité de purgatoires voisins de l’enfer. Tous les chemins adjacents étaient sombres. Un vide fécond l’entourait de tous les côtés, recouvrant des fagots de lignes-mondes, une maladie métaphysique qui ne pouvait être mesurée qu’en milliards, en billions de vies détruites et corrompues.

La joie de la matière n’est plus.

Alors, il vit quelque chose bouger du coin de l’œil. Il pivota sur ses talons. Cette fois-ci, la chose était toujours là.