107
Pour Ginny, c’était un genre de fleur géante. Bien plus grande qu’elle, elle avait jailli du trottoir déformé et craquelé, à l’ombre des ruines traîtresses et instables du cœur de la cité, qui pendaient comme des arbres de Noël minables, découvertes sur un monceau d’ordures après la décrue, portant encore leurs boules et leurs ornements plus gros que des bourgs entiers. Mais dépourvues de toute guirlande lumineuse, bien sûr.
De fait, les ruines étaient privées d’énergie depuis bien longtemps.
La fleur – ou était-ce un champignon ? – semblait jouir d’une indépendance spectrale dans ce décor décrépit. Ginny en fit le tour et constata qu’elle était constituée de bras et de jambes allongés, de troncs et de quelques têtes occasionnelles. Les parties de corps humain inclus dans sa tige tremblaient, tandis que les têtes ouvraient les yeux, non pas pour voir – ils étaient aveugles –, mais pour exprimer un malaise.
Ce n’étaient pas des marcheurs ; ils étaient différents de Tiadba. À vrai dire, ils ressemblaient plus à Ginny elle-même : ils étaient ses contemporains. Nombre de ces fleurs-champignons poussaient sous les ruines suspendues.
Quelqu’un avait donc entrepris de rassembler ces gens, survivants malchanceux livrés comme partie d’un échantillon représentatif de leur tranche de temps.
Voilà pourquoi tous les vieux quartiers de la ville lui avaient paru déserts lorsqu’elle avait quitté l’entrepôt. La rafle, le nettoyage avait déjà eu lieu. Quelque chose – peut-être les serviteurs qui se déplaçaient sur les bandes – avait ramené quelques prisonniers ici pour en faire d’horribles panneaux de mise en garde.
Des épouvantails.
Ginny eut un frisson dans le dos, mais se sentit aussi encouragée. On n’installait pas d’épouvantails à moins de craindre un ennemi.
Elle examina la base du champignon à la recherche de visages connus : des amis, les sorcières, peut-être.
Miriam Sangloss.
Conan Bidewell.
Elle ne reconnut personne ; toutefois, ils étaient si nombreux. Peut-être ceux avec qui elle avait été en contact auraient-ils droit à un châtiment particulièrement douloureux.
— Je vous déteste ! cracha Ginny, grondant son mépris à la chose qui l’écoutait peut-être. Je n’ai pas peur et JE VOUS DÉTESTE !
Soudain, elle sentit quelque chose de doux comme du velours lui effleurer la cheville et sauta sur le côté avec un petit cri. Lorsqu’elle eut réuni assez de courage pour regarder, elle vit une petite ombre approcher avec lenteur et circonspection, d’une manière furtive.
L’ombre se transforma en taches claires et foncées sur la toile de fond uniforme du brouillard.
Elle gronda doucement.
Les yeux de Ginny s’emplirent de larmes qui lui coulèrent sur les joues et emplirent sa bouche d’un goût salé. Elle se baissa, ramassa l’ombre marbrée, frotta sa tête couverte de fourrure contre sa joue et pleura.
C’était Minimus : six orteils sur les pattes avant, dont des pouces incroyablement flexibles ! Le chat ronronna, lui grimpa dessus, ronronna de plus belle et s’installa confortablement dans ses bras.
— Comment ? parvint-elle à articuler entre ses sanglots de petite fille.
Ses pleurs étaient-ils audibles à l’extérieur de sa bulle ? Furent-ils entendus par les champignons-fleurs aux visages humains ? En tout cas, les fondations tout entières de la Fausse Cité furent secouées.
Quelque chose de nouveau était arrivé. Il y aurait bientôt du changement.
Minimus s’agita, tourna la tête, regarda en dessous d’eux et tout autour en miaulant avec insistance.
Elle était entourée de chats.
Des centaines de chats.
Des milliers.
Ginny n’était pas effrayée.
— Qu’est-ce que tu chassais ? demanda-t-elle d’un ton cajoleur, certaine qu’elle était que la relation homme/chat n’avait pas été altérée. Qu’est-ce que tu as mangé ?
Minimus la dévisagea avec un clignement d’yeux plein de sagesse et, au prix d’un effort considérable, les lèvres tordues, il parla d’une voix sifflante :
— Nous sommes des Sminthéens, n’oubliez pas. Nous sommes les dieux des souris et des choses qui grignotent.
Les chats formèrent un tourbillon de poils gris.
De toutes les choses impossibles qu’elle avait vues et vécues, celle-ci était de loin la plus fantastique : c’était le pompon… Ginny plissa le front, ferma fort les paupières et se pinça le doigt jusqu’à avoir mal.
La réalité avait fini par mourir.