Wallingford

Quelque chose de gros poussa le mendiant dans le buisson gris et humide. L’homme roula sur le côté et leva les yeux vers la carrosserie en acier d’un grand camion d’éboueurs. Le moteur diesel de la machine grondait et crachait de la fumée noire. Le conducteur sortit sa tête chauve par la fenêtre.

— Eh, parasite ! trouve-toi un boulot !

Il avait reçu un bon coup à l’abdomen et avait mal à la tête. Il ne se souvenait pas de son nom ; il savait juste qu’il avait fui quelque chose de laid et de douloureux. Cette certitude résonnait comme un diapason au milieu de ses pensées confuses…

Il s’était étiré, avait été trop loin.

Pour tenter de s’échapper.

Le mendiant décida que le conducteur du camion ne fanfaronnerait pas de cette manière s’il avait renversé un piéton, fût-il un clochard. Non, rien ne l’avait fait tomber. Il était juste ici, sur le bord de la route, un pied botté posé sur le trottoir, l’autre replié sous les fesses, le regard rivé sur un chapelet de véhicules arrêtés à un feu rouge.

Ses pensées commencèrent à s’imbriquer les unes dans les autres comme les pièces d’un puzzle. Soudain, quelque chose surgit pour essayer de les disperser, quelque chose qui partageait le volume étroit de sa boîte crânienne… un autre esprit, effrayé et amer.

Le mendiant écrasa son compagnon comme un vulgaire insecte et se concentra sur des détails importants. Tout d’abord, où était-il ? Une branche épaisse se brisa et il s’enfonça davantage dans le buisson. Il y avait un sac par terre, un sac à dos contenant un manteau, un sweat-shirt et une bouteille en plastique. Une part de lui-même – celle qu’il essayait de contenir – se rappelait avoir caché ce sac à cet endroit. Il avait l’impression d’être un demi-pull accouplé à un autre demi-pull, tricoté avec un fil différent. Au milieu – entre les deux –, les mailles se défaisaient. Pourquoi diable avait-il planqué ses vêtements et de l’eau dans ce buisson ?

Il leva le bras gauche et avisa la manche verte de son manteau maculée d’une croûte de morve, semblait-il.

Le camion tourna à gauche et disparut. Il connaissait ce quartier : une rue sur laquelle débouchait une sortie de l’Interstate 5, près de la 45e Rue. À une époque lointaine, il passait par là tous les jours pour rentrer chez lui, et il tournait à gauche, comme le camion.

Quelque chose clochait avec les voitures.

Il se releva tant bien que mal à cause de ses jambes raides. Il avait mal à l’estomac, une douleur pareille à un serpent, qu’il connaissait fort bien. Cela le réveilla. Ce corps. Une douleur chronique.

Deux noms se tournaient autour comme des boxeurs, jusqu’à ce que l’un mette l’autre KO, l’expérience et la ténacité prenant le pas sur l’incrédulité et l’indignation. Un gémissement à l’intérieur, puis le silence.

C’était étrange. Quelque chose avait mal tourné.

Je suis Daniel.

Je suis Daniel Patrick Iremonk.

Le serpent tournoyait dans son estomac. Il se retourna et vomit dans le buisson. Il refusa de regarder ce qui sortit de ses entrailles.

D’autres voitures passèrent à côté de lui, lisses, arrondies ou agressives : des parodies des voitures qu’il connaissait. Les conducteurs le considérèrent avec dégoût ou ne le remarquèrent pas, concentrés qu’ils étaient sur le virage tout proche.

Daniel avait peur. L’autre, en revanche, ne se souciait plus de rien. À la base, il n’était déjà pas particulièrement fort, mais les coups l’avaient réduit à l’état d’amas de souvenirs couleur boue. Avant, tout était différent. Bien sûr, Daniel n’avait encore jamais essayé de sauter aussi loin… Regarde autour de toi. Tu n’as peut-être pas quitté le mauvais endroit, après tout.

Daniel – Daniel Patrick Iremonk – avait toujours su éviter les situations compliquées. Lui préférait dire qu’il se « baladait ». Tel était son talent. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais laissé les choses dégénérer à ce point. Assure-toi qu’il n’est pas après toi – la poussière, la vase, les livres aux caractères mélangés, les centaines de cryptides – toutes ces choses impossibles qui arrivent d’un seul coup, les gens qui te regardent avec des yeux ronds, comme si tu venais de débarquer sans carton d’invitation dans une fête horrible.

Alors ils t’entraînent à l’intérieur, ferme la porte à clé et commencent à faire des choses… à s’amuser, à jouer…

Je dois me rappeler, je le dois vraiment. Mais je n’en ai pas envie.

Daniel s’essuya la bouche et pivota lentement sur ses talons pour s’orienter. Le soleil, les nuages, le sol humide d’une pluie récente. De l’autre côté de la rue, un immeuble beige de trois étages : des appartements en haut, et des boutiques en bas. Il le connaissait bien. Quelques minutes plus tôt, c’était un hôtel miteux.

Les voitures ronronnèrent et s’arrêtèrent, tandis que le feu repassait au rouge.

Habituellement, lorsqu’il se baladait, lorsqu’il passait d’une trame à l’autre, seule une chose ou quelques détails subtils changeaient. Jamais Daniel n’avait connu pareille déchéance.

La vitre de la voiture la plus proche se baissa et une femme âgée lui tendit un billet de un dollar. Une bouffée de gardénia et de cigarette froide sortit de l’habitacle chauffé. Il cligna des yeux, mais ne bougea pas.

La femme fronça les sourcils et rétracta son bras.

Le feu passa au vert.

Le mendiant fourra les mains dans ses poches. Comme il le faisait tous les jours, son corps voulait lui montrer où se trouvaient certaines choses importantes. Ses doigts crasseux se refermèrent sur une liasse. Il produisit un sac en plastique contenant un rouleau de billets de un, un billet de cinq et un peu de monnaie.

Du côté opposé du carrefour se tenait une femme vêtue de plusieurs couches de pulls, de vestes et d’une longue jupe par-dessus un jean usé. Sa tête ébouriffée aux joues rouges de poupée en porcelaine dépassait de son col maculé de taches. Ses jambes et ses bras ressemblaient à des fagots enveloppés de feutre. Elle agrippait une pancarte pour demander de l’argent, mais ne semblait pas avoir remarqué le conducteur qui agitait un dollar par la vitre ouverte de sa voiture. L’homme klaxonna. Elle se réveilla et attrapa le billet. La voiture s’éloigna du trottoir et s’inséra dans le trafic.

Saloperie de radins. Des billets de un… Avec ça, on mange des hot-dogs et des burgers qui font pourrir les entrailles.

Daniel ne portait pas de lunettes mais était capable de lire les panneaux situés de l’autre côté de la route. Il passa ses doigts crasseux sur l’arête de son nez, mais ne sentit aucune marque laissée par une monture. Ce corps, en dépit de ses problèmes, avait une excellente vue. Dans toutes les lignes-mondes qu’il avait visitées, il avait eu une mauvaise vue mais une bonne condition physique. Normalement, tous les Daniel se rongeaient les ongles ; celui-ci avait les mains abîmées et crasseuses, mais avait les ongles intacts.

Ses poches ne contenaient rien d’autre que cet argent. Pas de portefeuille. Pas de carte d’identité.

La femme se retourna pour le regarder. Elle n’était pas effrayante, ne participait pas à l’horrible et silencieuse fête.

Il ressentit un besoin pressant de trouver des toilettes, mais où ? Pas de cabinets mobiles en vue. Il pensait savoir où il habitait – à une dizaine de pâtés de maisons à l’ouest, à Wallingford –, mais doutait de pouvoir y arriver à temps, compte tenu du serpent qui lui retournait les intestins. Et pourtant, il devait essayer. La dernière chose qu’il voulait, c’était de faire dans son pantalon dès son arrivée dans un monde nouveau et étrange.

Il tendit la main, saisit son sac, son manteau et sa bouteille et s’en fut en courant, changeant de trame au dernier moment, si bien qu’il n’eut même pas besoin d’appuyer sur le bouton pour que le feu passe au rouge.

Des pneus crissèrent ; plusieurs voitures s’arrêtèrent juste à temps, mais aucune ne le heurta.

Une chose n’a pas changé : j’ai toujours le tour de main. On vit mieux quand on maîtrise la physique.

Il se lança dans une course effrénée et saccadée.