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Le bruit était grave et lourd, un bourdonnement qui faisait vibrer les murs de la niche de Tiadba. Jebrassy ouvrit les yeux, bougea un bras et fit tomber de la couche un des précieux livres. Il s’était endormi. La dernière chose dont il se souvenait : la respiration légère et régulière, douce et rassurante de Tiadba. Toutefois, personne n’était allongé à côté de lui.
Il se redressa et écouta, se dit que Tiadba était à l’origine de ce boucan.
Où était-elle, d’ailleurs ?
Mais le bruit était beaucoup trop fort. On aurait dit que les Gradins eux-mêmes étaient en train de se disloquer.
Il enfila son curtus, trébucha sur les draps répandus sur le sol et se dirigea vers la porte, qui s’était entrouverte et apparemment coincée. Bizarrement, il trouva ce détail encore plus effrayant que le bruit, pourtant de plus en plus puissant.
Le sol tremblait tant qu’il avait du mal à rester debout.
Par-dessus le grondement sourd résonnait un autre bruit tout aussi terrifiant, quoique beaucoup plus aigu : des geignements, des cris de douleur horribles.
Il se faufila dehors, tomba à genoux dans le couloir et faillit mettre les mains dans une substance noire et graisseuse qui se propageait sur le sol, une substance d’un noir si profond qu’on aurait dit un trou découpé dans la matière même des Gradins. Ces ténèbres gagnaient rapidement du terrain. Quelque chose semblait être tombé dedans. Il se concentra et crut distinguer deux masses floues et indéfinies, qui auraient pu être des créatures nageant à contre-courant. Alors on le saisit par l’épaule, le forçant à se retourner.
Un énorme gardien occupait presque toute la largeur du couloir. Les ailes repliées, les bras déployés, il attrapa Jebrassy et jeta sur la matière noire un filet constitué de mailles lumineuses, qui se collèrent à la substance et semblèrent ralentir sa progression.
Le gardien attira Jebrassy contre lui.
— Tu pars, dit-il d’un ton à la fois dépourvu de toute passion et péremptoire.
Jebrassy fut soulevé comme une vulgaire poupée de chiffon. Il tourna la tête juste à temps pour voir Tiadba se glisser derrière la carapace grise du gardien et s’engouffrer dans sa niche.
Aux grondements et aux couinements de plus en plus forts vinrent s’ajouter les cris de douleur de Jebrassy. Et une question :
— Pourquoi ?
Tiadba réapparut dans le couloir, un sac à la main : leurs livres. Elle regarda fixement le gardien, se crispa et se laissa soulever. Jebrassy et elles ne parvenaient pas à détacher les yeux du bouillonnement noir qui emplissait le fond du couloir.
Les grondements, les geignements…
Le filet qui retenait les ténèbres s’était dissous. La chose reprit sa progression. Elle avançait comme une vague au sommet de laquelle Jebrassy compta trois, quatre, cinq créatures – peut-être davantage – qui s’agitaient, se tordaient d’une façon impossible, terrifiées, se retrouvaient hors de leur peau, y retournaient, tout en restant animées d’une vie horrible, tout en bougeant les bras et les jambes à une vitesse incroyable. Leurs têtes tournaient comme des toupies…
Puis les têtes se mirent à enfler, les yeux voilés à grossir, comme s’ils étaient sur le point d’exploser…
Tiadba joignit ses cris aux leurs.
Alors, Jebrassy sut. Il avait déjà assisté à un spectacle similaire, quoique d’une échelle bien plus réduite. Ils se trouvaient face à une intrusion semblable à celle qui avait emporté sa mer et son per.
D’un mouvement brusque, le gardien sortit du couloir en se cognant contre les murs et en les éraflant. Derrière eux s’engouffrèrent des gardiens dorés qui se positionnèrent autour de la cage d’escalier, prêts à jeter leurs filets dans toutes les directions.
Le gardien les retourna et les plaqua contre sa carapace pour éviter de les cogner contre les parois des salles et des passages où il les emportait : des couloirs lisses et argentés que Jebrassy voyait pour la première fois.
Un ascenseur ! Comme celui des Diurnes.
Jebrassy étira le bras pour toucher Tiadba, mais n’y parvint pas. Il voyait bien qu’elle était vivante – elle serrait le sac de livres contre sa poitrine –, cependant, elle avait les yeux fermés et la tête baissée dans une attitude de soumission.
La traversée du conduit brillant fut extrêmement rapide et, malgré la protection prodiguée par le corps du gardien, le vent violent faillit lui arracher ses vêtements. Sa peau exposée commençait à le brûler. Soudain, ils jaillirent par une ouverture pratiquée dans un mur. Le gardien déplia ses ailes, et ils décrivirent une longue courbe au-dessus de la troisième île. Jebrassy réussit à ouvrir les yeux assez longtemps pour voir à quelle hauteur ils volaient et se sentit aussitôt malade.
Il ne voyait plus Tiadba – à l’exception de son pied qui dépassait de sous une des ailes du gardien –, mais, maintenant que son estomac était vide, un fatalisme calme s’empara de lui.
La première et la deuxième îles avaient été éventrées ; des dizaines d’étages habités étaient exposés. Jebrassy regarda froidement les murs effondrés, creusés, les tourbillons de ténèbres dans lesquels se noyaient les créatures.
L’atmosphère empestait à la fois la pourriture et le brûlé. La moitié de la voûte avait disparu, révélant quelque chose qu’il n’avait encore jamais vu. La cité continuait au-dessus de leur ciel. Des bâtisses inconnues, des spirales et des arches argentées, des murs et des passerelles lancés dans une danse réparatrice destinée à créer de nouveaux abris pour les citoyens.
Des citoyens qui vivaient au-dessus des Gradins, qui souffraient, peut-être même mouraient.
Le gardien les emporta au-dessus d’un nuage de matière noire en train de se dissoudre, mais non sans les exposer à une puanteur si forte que Jebrassy eut envie de vomir de nouveau, sans y parvenir.
Il entendit Tiadba pleurer. Le gardien changea l’inclinaison de ses bras et de ses ailes afin d’augmenter leur vitesse, et ils se retrouvèrent soudain face à face, tout près l’un de l’autre. Tandis qu’ils se regardaient dans les yeux, Jebrassy lut quelque chose dans son regard, dans l’expression de son visage. Quelque chose qu’il était incapable de comprendre, une souffrance pour laquelle il n’avait aucune compassion.
Des larmes dégoulinèrent sur les joues de Tiadba, qui furent emportées par le vent. Elle pleurait et elle riait en même temps ; elle était terrifiée et excitée.
Alors, ils furent touchés ; un ennemi horrible et mécontent prit le gardien pour cible, le transforma en un instant en une coque vide et noire. Puis il toucha Jebrassy, le violenta d’une manière que la créature n’aurait même pas pu imaginer, emplissant son corps d’une douleur si profonde que son cri mourut dans sa gorge.