Seattle, South Downtown
Pour passer le temps – gris et interminable – tandis que la pluie martelait la lucarne située dans l’ombre, loin au-dessus de sa tête, Virginia Carol – Ginny, pour ses amis – feuilletait un épais volume intitulé The Gargoyles of Oxford – « Les Gargouilles d’Oxford » –, écrit par un certain professeur J. G. Goyle en 1934. Le deuxième prénom du professeur Goyle était-il Garth, ou même Gar ? se demanda-t-elle.
Les restes d’un sandwich à moitié mangé enveloppé dans un papier gras trônaient sur une table basse en laiton à côté de sa chaise de lecture. Cela faisait deux semaines qu’elle se cachait dans cet entrepôt vert, à attendre une explication qui semblait ne jamais devoir venir. Sa peur s’était évanouie, et elle commençait à s’ennuyer – chose qu’elle aurait crue impossible deux semaines plus tôt.
Les illustrations, dans l’ouvrage sur les gargouilles – créatures perverses et mauvaises créées, disaient les spécialistes, pour effrayer les esprits malins –, étaient amusantes, mais son attention fut attirée par une photo floue coincée au milieu d’un chapitre consacré aux bâtiments les plus anciens de l’université. Sur la face interne d’un parapet en pierre, au sommet d’une tour horloge, quelqu’un avait gravé un texte en majuscules d’écolier dans l’épaisse couche de crasse et de suie :
« RÊVES-TU D’UNE CITÉ À LA FIN DES TEMPS ? »
Et, juste en dessous : « 1685 ». Une autre inscription, sous la date, peut-être un nom ou une adresse, avait été vigoureusement grattée ; ne restait plus qu’une grande tache brun pâle illisible.
Conan Arthur Bidewell ouvrit la porte à l’extrémité opposée de la pièce, les bras chargés de livres à ranger sur les hautes étagères en bois. Il jeta un coup d’œil à l’ouvrage qu’elle était en train de lire.
— Celui-ci est un vrai et non pas une de mes étrangetés, mademoiselle Carol ; néanmoins, il pointe du doigt des vérités déplaisantes.
Ses joues étaient creuses, et des mèches fines couvraient son crâne luisant pareil à du cuir. Il ressemblait à une momie bien conservée ou à un cadavre retrouvé dans un marécage. Exactement, pensa Ginny. Et pourtant… il n’est pas horrible.
Elle lui montra la photo.
— C’est le même texte que l’annonce dans le journal.
— En effet, confirma Bidewell.
— Cela dure depuis des siècles.
Il plissa les yeux derrière ses lunettes étroites.
— Depuis plus longtemps que cela.
Sous son bras, il portait deux journaux pliés – le Stranger et le Seattle Weekly. Il les étala sur la table de lecture. Le premier datait de la semaine précédente, le second de la veille. Des papiers étaient collés dans les rubriques des annonces classées. Les annonces repérées étaient presque toutes identiques.
« Rêvez-vous d’une ville à la fin des temps ?
Il y a une explication. Appelez… »
Seuls les numéros de téléphone différaient.
— Les mêmes personnes ? demanda-t-elle.
— Qui peut le dire ? Dans notre voisinage, il y en avait deux, mais il n’en reste plus qu’une, me semble-t-il. Toutefois, d’autres vont arriver.
Bidewell s’étira, fit craquer les articulations de sa main libre, puis escalada une échelle accrochée à des rails qui couraient le long des rayonnages, enjambant des portes et des fenêtres, et faisaient le tour de la pièce. Bidewell rangea les livres qu’il avait étudiés. Son épais pantalon en velours côtelé chuintait chaque fois qu’il pliait et dépliait ses jambes maigres.
— Et ils sont à la recherche de gens comme moi, depuis tout ce temps ? Ils doivent être très vieux, remarqua Ginny.
— Certains vivent toujours et continuent à œuvrer, si l’on peut dire. Il y a tellement de courants traîtres dans ces eaux jeunes et profondes. Avez-vous été suivie jusqu’ici ?
Peut-être à dessein, il ne lui avait pas encore posé la question. En dépit de son excentricité, Bidewell semblait comprendre ses peurs.
Ginny n’avait envie de repenser ni à la Mercedes ni à l’homme à la pièce de un dollar ni à la femme en feu.
— Je le crois, répondit-elle doucement. Peut-être.
— Mmm…
Bidewell termina de ranger ses livres et descendit de l’échelle en faisant des bruits avec ses lèvres et ses joues. Il s’arrêta sur le dernier barreau, regarda par-dessus son épaule et fixa un globe à la lumière laiteuse suspendue à une chaîne en bronze.
— Je devrais changer toutes les ampoules, vous ne croyez pas ?
— Ceux qui publient ces annonces, qui ont gratté ceci… (Elle tapota la photo.) … ils sont humains ?
Bidewell hocha rapidement la tête, comme un oiseau.
— Cette inscription est l’œuvre d’un écolier auquel un autre écolier avait lancé un défi, un écolier payé par un homme. Mais, pour répondre à votre question, oui, la plupart sont humains.
— Pourquoi ne meurent-ils pas ?
— Ils ont été touchés, et leurs vies se sont étirées. Je suis navré, ce que je dis doit vous sembler obscur.
Ginny n’était pas certaine de comprendre. Peut-être devrait-elle quitter l’entrepôt de Bidewell, abandonner l’idée d’obtenir un jour des explications – « en temps voulu, en temps voulu… » – et tenter sa chance dehors ?
Depuis l’âge de seize ans, elle faisait l’expérience de périodes d’abstraction. En marchant, en prenant le bus ou juste avant de s’endormir, il lui arrivait de perdre des fragments de temps et de mémoire. Après ces interruptions, elle se sentait souvent étrangement gaie, heureuse et aimée, sentiments autrement absents de son adolescence erratique. Ou bien, au contraire, elle était victime de terreurs et d’angoisses intenses. Lorsque cela se produisait, une puanteur de brûlé lui emplissait les narines, un goût de terre, de poussière et de rouille – pire que de la pourriture – lui polluait la bouche.
Dans le même temps, elle devint consciente de sa capacité à forcer les événements, capacité qui se retournait souvent contre elle, il est vrai. Depuis qu’elle avait perdu sa famille, Ginny persistait à aller dans le mauvais sens, comme si elle était déterminée à se tromper de route chaque fois qu’elle rencontrait une fourche.
Sans trop savoir comment elle accomplissait ces prodiges, elle commença à lire des livres sur les mondes parallèles : des ouvrages fascinants, mais peu satisfaisants. Elle avait certaines capacités, mais ne savait ni pourquoi ni comment elles fonctionnaient.
Jusqu’à ce que Bidewell l’accueille chez lui, elle n’avait parlé à personne de son talent. La semaine précédente, après avoir écouté son histoire, le vieillard s’était suffisamment ouvert pour lui donner son opinion.
— On dirait que quelqu’un est perdu, emprisonné dans le Chaos. Quoi que cela signifie, je ne souhaite à personne de vivre pareille expérience.
Il avait pincé ses lèvres entre ses doigts fins et répété plusieurs fois qu’il ne pouvait que supposer, qu’il n’était pas un expert.
C’était exaspérant.
— Que savez-vous, au juste, monsieur Bidewell ? lui demanda-t-elle en refermant bruyamment le livre massif.
Le claquement se réverbéra sous le plafond haut.
— Appelez-moi Conan, s’il vous plaît. M. Bidewell était mon père.
— Quel âge avait-il quand vous êtes né ?
— Deux cent cinquante et un ans.
— Et vous, quel âge avez-vous ?
— Mille deux cent cinquante-trois.
— Ans.
— Bien sûr.
— C’est impossible.
— Improbable, la corrigea-t-il avant de soulever ses lunettes pour poser son regard bleu pâle sur le dos d’un autre livre. Beaucoup de choses sont difficiles à concevoir, mais pas impossibles. D’autres, plus nombreuses encore, sont concevables, mais pas probables. Quelques-unes seulement sont inconcevables – pour nous – et pourtant possibles. (Il fredonna une mélodie pour lui-même.) Déplacer les rayonnages était une excellente idée. Regardez un peu ce que nous avons là, chère Ginny : le douzième volume des œuvres complètes de David Copperfield, le personnage de Dickens, qui était un véritable écrivain. Je ne parle pas du magicien, bien sûr, même si je ne serais pas contre le rencontrer un jour. Je me demande à quoi il rêve ? Et puis, j’aurais des questions à lui poser sur certains de ses choix… Ginny, si vous avez le temps, vérifiez la page 432 ; je crois qu’il y a une petite faute. Ces caractères sont minuscules, et mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient.
Il lui tendit le volume d’une main noueuse.
Ginny se leva et le prit. Elle commençait à se lasser de ses idioties. Comment un personnage de roman pourrait-il écrire un livre et avoir des œuvres complètes en douze volumes ou plus ? Cependant, paradoxe amer, elle se sentait en sécurité ici.
Elle repensa à son arrivée chez lui, à la manière dont il avait pris ses mains dans les siennes. Dans la même seconde, elle avait eu un frisson et ressenti une agréable sensation de chaleur.
— Quel genre de faute ? demanda-t-elle.
— Oh ! n’importe quoi : une coquille, une faute d’orthographe, un oubli, une lézarde. Nous devons noter les fautes, non pas les corriger ni essayer de les masquer. Elles pourraient se révéler plus importantes pour cette « Cité » que vous l’imaginez, jeune demoiselle. Où que cette Cité se situe et quelle que soit sa nature.
Une autre semaine s’écoula, et l’impatience de Ginny grandit. Elle sentait les mauvais courants dont Bidewell avait parlé… et quelque chose d’encore plus alarmant. Au-devant d’elle, la rivière – sa rivière – semblait se terminer brusquement. Mais elle ignorait quand, dans combien de semaines, de mois ou d’années. Au-delà, il n’y avait plus rien. Bidewell refusait de lui en dire davantage et clôturait la plupart de leurs conversations avec son expression favorite : « Qui peut le dire ? ».
L’entrepôt de Bidewell abritait plus de trois cent mille livres. Il y en avait des rayonnages pleins, mais aussi des caisses entières, dont Ginny évalua le contenu à vue de nez. Sept chats leur tenaient compagnie. Tous étaient polydactyles, et deux d’entre eux possédaient même des pouces.
Ces deux-là étaient noir et blanc. Le plus petit, un jeune mâle tout juste adulte, approcha en silence pendant qu’elle triait et lisait, et se frotta à ses chevilles jusqu’à ce qu’elle le prenne sur ses genoux et le caresse. Chaud et mou sous sa fourrure douce et noire – il avait la gorge et une patte blanche –, il ronronna sa satisfaction. Lorsqu’elle arrêta de le caresser, il se redressa en prenant appui sur sa poitrine et lui tapota le menton d’une patte large. Elle sentit une légère piqûre.
Il refusa de goûter son sandwich et, le soir même, comme pour lui expliquer ou lui donner l’exemple, déposa au pied de son lit une souris intacte, quoique morte. Tous les chats étaient indépendants et répondaient rarement à ses appels et autres « minou-minou » mais, durant les longues nuits, il lui arrivait d’en découvrir deux, voire trois, à ses pieds, les pattes repliées, les yeux mi-clos, qui la regardaient d’un air satisfait en ronronnant. Ils semblaient apprécier l’invitée de Bidewell.
Les chats étaient bien sûr essentiels à la sécurité de l’entrepôt. Bidewell ne regardait pas d’un très bon œil les coupes éditoriales effectuées par les souris.
Le temps s’écoula un peu plus vite après sa rencontre avec les chats. Leur présence sur ses genoux compensait l’énorme charge de travail que lui avait confié Bidewell. Le vieillard avait posé près de sa table de lecture une pile d’ouvrages de mathématiques, de sciences physiques, ainsi que plusieurs textes sur la mythologie hindoue. Trois des livres de physique traitaient d’une science qui lui semblait bien plus évoluée que les connaissances actuelles de l’homme. Il y était notamment question de voyage supraluminique et de coupes transversales à cinq dimensions des destins dans l’espace-temps.
Il lui donna ensuite cinq volumes constitués de pages blanches : le « rebut », disait-il. Ginny les examina avec attention et découvrit un caractère imprimé sur une seule page dans chacun des ouvrages, parmi des successions de feuillets d’un blanc immaculé.
Quel que soit le phénomène à l’origine de l’apparition de ces livres blancs – phénomène peut-être survenu dans une bibliothèque, chez un libraire ou dans les entrepôts d’un imprimeur –, Bidewell ne s’intéressa pas outre mesure à eux.
— Au mieux, ce sont des zéros, des vides, des espaces entre les touches. Au pire, ce sont des diversions. Vous n’avez qu’à vous en servir pour écrire vos notes ou votre journal. (Il jeta un coup d’œil à l’autre pile.) Ceux-là sont nécessaires à votre éducation, même si notre esprit est limité…
— Ont-ils des défauts aussi ? demanda-t-elle. Dois-je y chercher des erreurs ou des manques ?
— Non. Leurs erreurs sont naturelles et inévitables, des erreurs de jeunesse, d’ignorance.
Durant sa courte scolarité, Ginny avait toujours apprécié les mathématiques et les sciences – elle comprenait facilement les problèmes qui décourageaient la plupart de ses camarades –, mais ne s’était jamais considérée comme une grosse tête.
— Je préférerais une télé ou un ordinateur avec une connexion à Internet, rétorqua-t-elle.
Bidewell eut un frisson.
— L’Internet est une chose épouvantable. Tous les textes du monde, toutes les opinions ineptes, les mensonges et les erreurs, toutes ces mutations incessantes… Et pourquoi ? Comment contrôler, comment savoir ? Chère Virginia, l’incroyable magnitude de la folie humaine ne m’intéresse pas.
Elle était loin d’être prisonnière, et pourtant, les rares fois où elle s’était approchée de la porte de sortie, elle n’avait pas trouvé le courage de la franchir. La tension dans sa tête et sa poitrine devenait insupportable, son désir et sa peur s’enroulaient l’un autour de l’autre, lui nouant l’estomac. Elle ne se sentait pas capable de sortir. Pas encore.
— Pourquoi me gardez-vous ici ? s’exclamat-elle un matin tandis que Bidewell poussait un chariot chargé de cartons pleins de livres. J’en ai marre ! Juste vous et ces chats !
— Je ne vous retiens pas, lâcha-t-il en retour. Où que vous irez, vous retrouverez le chemin de votre maison… Le chemin le plus long, bien entendu, puisque c’est cela, votre talent. Vous manquerez peut-être aux chats.
Et il s’en fut en refermant derrière lui la porte blanche de l’entrepôt dans un vacarme de contrepoids et de poulies huilées.
Ginny donna un coup de pied dans une caisse, puis se retourna et vit que le plus petit des chats la regardait avec une curiosité distante.
— Tu as eu ce que tu voulais, l’accusa-t-elle.
La queue du chat cognait en rythme une boîte scellée. L’animal s’assit et griffa vigoureusement le carton, y traçant un genre de X suivi d’un point d’exclamation. Puis il s’en fut en levant et en agitant la queue.
Parfois, il lui arrivait même de mordiller les coins de certains livres sur la table de travail. Cela ne semblait pas déranger Bidewell.
En voyant la fille derrière le grillage, Conan Arthur Bidewell avait ressenti trois émotions vives et distinctes : irritation, excitation et peur. La dernière, étant donné son âge, était très proche de la joie. L’atmosphère était chargée de changement. L’apparition de la fille n’était pas plus miraculeuse, après tout, que la condensation d’une goutte de pluie dans un nuage d’orage.
Maintenant, il en était certain : ses nombreuses années de travail allaient enfin porter leurs fruits. Comment, dans ce cas, ne pas ressentir de la joie en plus des inévitables palpitations provoquées par le danger imminent ?
Pendant des décennies trop – beaucoup trop – nombreuses, il s’était enfermé dans ses livres pour mettre en équation un changement improbable. Qu’y avait-il de plus désespéré et de plus futile ? Attendre que les messagers sèment leurs graines et produisent une nouvelle famille pour lui et son entrepôt. Et maintenant…
Bidewell avait remarqué une évolution dans le climat littéraire. Des quatre coins du monde, on lui envoyait des trouvailles de plus en plus significatives. (Quel dommage qu’ils ne puissent atteindre d’autres planètes ! Des événements similaires devaient se dérouler là-bas et intriguer d’autres chercheurs… à condition qu’ils soient aussi vigilants que lui.)
L’humeur de ses livres s’était assombrie, couverte. Voilà comment le monde s’arrête – non pas dans une explosion, mais dans une faute de frappe.
Il avait remarqué d’autres changements dans le voisinage : moins de souris et plus de chats. L’entrepôt abritait deux chats supplémentaires, depuis l’arrivée de la fille. Ils semblaient s’entendre à merveille avec Minimus, son favori. À leur façon – forcément indépendante –, ils appartenaient tous sans doute à Mnémosyne.
À présent, Bidewell et les chats avaient une fille pour leur tenir compagnie. Une fille tout à fait ordinaire, maussade, jalouse de ses émotions, comme il se devait. Elle était dans une situation précaire. Elle croyait avoir dix-huit ans. Bidewell savait, lui, qu’elle avait tort, mais n’avait pas le courage de lui en parler. Ils découvriraient la vérité lorsqu’ils se rencontreraient tous, car – malgré les prédateurs qui les traquaient pour les éliminer, comme les chats les souris – il y en aurait forcément d’autres. Leur temps était venu.
Le temps des conclusions.
Ginny avait survécu à une spirale descendante et à un choc terrible. Comme elle avait besoin de récupérer, il ne l’avait pas noyée sous les corvées. La jeune femme faisait son travail correctement. Elle ouvrait les boîtes et triait les collections les moins prometteuses. Elle devenait rapidement une lectrice avertie, ce qui n’avait rien d’étonnant, compte tenu de ses origines. Elle avait le potentiel pour devenir une collaboratrice précieuse, mais Bidewell n’était pas certain d’avoir le temps de développer suffisamment ses aptitudes pour qu’elle puisse faire une réelle différence.
Le travail avançait, même s’il savait déjà tout ce qu’il avait besoin de savoir : le passé réagissait comme un baromètre à une baisse de pression colossale. Il restait très peu de passés et presque aucun futur.
Se souvenir d’un événement ne prouvait plus que celui-ci ait réellement eu lieu.
L’Histoire était un amas de balivernes.