L’entrepôt vert
Enroulée dans ses draps et ses couvertures, Ginny était agitée. Comme une lâche, elle était rentrée à l’entrepôt ; peut-être parce qu’elle n’avait nulle part où aller. Elle doutait que quiconque, en dehors de Minimus, ait remarqué son absence.
— Je connais presque son nom, murmura-t-elle.
Elle inspira profondément, expira très doucement, soufflant ses inquiétudes dans un nuage qui s’éleva au plafond, s’infiltra dans des fissures et se dissipa dans l’atmosphère nocturne.
Elle contemplait le ciel à travers la vieille lucarne, mais ne voyait pas la lune pâle cachée derrière les nuages. Sa lueur fantomatique baignait son visage pendant qu’elle se tordait et émettait des gémissements brefs et secs. Ginny était loin, les pupilles dilatées, le pouls rapide ; loin et effrayée.
Elle ne dormait pas. Elle n’était pas éveillée.
Cette fois-ci, Ginny n’avait pas poussé son hôte hors du perchoir de son corps. Tiadba se rendait à peine compte que quelqu’un voyait par ses yeux et entendait par ses oreilles.
Il se passait trop de choses pour qu’elle prête attention à ces détails.
Progressivement, Ginny – qui ne contrôlait rien, qui ne dirigeait pas son regard – comprit que Tiadba se trouvait dans un endroit vaste et gris. Les murs, s’il y en avait, étaient loin derrière. Sous ses pieds nus, une mer de poussière scintillait et grinçait lorsqu’elle marchait.
Tiadba était perdue dans l’obscurité. L’aventure ne signifiait plus rien : leur entraînement, leurs plans, partis en fumée.
Le groupe s’était joint à plusieurs Grands. Une voix grave et musicale parlait à sa droite.
— Il reste peu de temps. Vous traverserez le portail lorsque vous serez prêts. Personne ne partira sans avoir reçu l’entraînement adéquat et les outils nécessaires.
Tiadba leva les yeux vers l’orateur, enveloppant son visage long et étrange dans sa propre crainte et sa frustration. Elle portait un masque argenté qui la protégeait de la poussière qui montait en volutes lentes vers leurs visages. Ils étaient treize en tout, dont neuf créatures. Leur escorte : quatre Grands capables de les guider jusqu’à la frontière du réel et de les livrer au Chaos.
Le groupe avançait sous un toit gris et très haut, alors que les murs se perdaient à l’horizon, où ils n’étaient qu’une bande mince. L’effet était déconcertant : un énorme espace plat, une lumière mourante au-dessus, et une plaine poussiéreuse tout autour.
Combien de temps leur faudrait-il pour atteindre leur destination ? Et, surtout, quelle était celle-ci ?
Le plus âgé des Grands émit un trille que Tiadba interpréta comme un signe de mécontentement.
— Respirez à travers le masque, conseilla-t-il. Ce n’est pas du poison, juste de la poussière ancienne et précieuse. Plus ancienne que vous ou n’importe lequel d’entre nous !
Il était au moins deux fois plus grand que Tiadba, avait des membres longs et gracieux, le visage court, large, couleur de perle, les traits fins, les yeux marron et très grands, le nez plat et dépourvu de narines apparentes. (Ginny essaya de se souvenir si les Grands étaient humains – Tiadba semblait penser que oui – enfin, la filiation était vague, distante.) Il était vêtu d’un costume noir et serré, couvert de passepoils rouges très rapprochés qui changeaient constamment de position : vision déconcertante…
Exception faite de leur masque, ils portaient les habits dans lesquels ils étaient arrivés : un pyjama gris-brun.
Tiadba (et Ginny, par la même occasion) commençait à comprendre à quel point ils avaient tous été naïfs. Qui a trompé qui ? Grayne était-elle au courant avant de nous confier à eux… avant de mourir ?
Ginny sentait que Tiadba se remettait à peine d’un événement qui l’avait terrorisée et rendue très triste : sa peine brûlait toujours. Quelque chose s’était passé dans les Gradins, quelque chose qui dépassait l’expérience de Tiadba.
Une partie de l’esprit de Tiadba se rendit compte de la présence de Ginny.
Toi ! va-t’en. Ou alors reste calme et tais-toi !
Ginny battit des cils et, pendant quelques instants, vit l’entrepôt, le ciel nocturne. Elle sentit la présence des boîtes et des caisses empilées contre le mur. Ses couvertures marron l’enveloppaient comme un linceul. Elle regardait fixement le plafond comme une bête apeurée, le cou tordu.
Ailleurs, le temps s’écoulait. Elle n’était ni ici ni là-bas. Elle ne se rappelait que très vaguement où elle se trouvait et qui elle était : un nom perdu, trois notes d’une mélodie oubliée.
Elle cligna des yeux quelques fois, puis ses paupières s’affaissèrent. Sa respiration se fit superficielle et rapide.
Son corps s’apaisa.
Elle était repartie, de nouveau…
Ils avaient traversé la plaine de poussière scintillante. Devant, un amas argenté de bâtiments arrondis, semblables à des bulles de savon constituées de clair de lune, s’élevait sur un piédestal entouré de ruisseaux de poussière, de méandres et de dunes étalés sur le sol noir mat.
— Ici, rien n’est réel, dit un jeune mâle qui marchait péniblement à côté de Tiadba.
Il s’appelait Nico. Ils étaient tous exténués, et ils ne bénéficiaient plus de la lumière généreuse de la voûte au-dessus des Gradins pour se repérer. Leur monde s’était beaucoup agrandi, et ce qu’ils avaient découvert était laid, désolé, étrange. Tiadba jeta un regard circulaire sur les neuf, ses neuf.
Toi – à l’intérieur de moi. Il se pourrait que cela devienne très dangereux. Nous formons une équipe brisée. Je ne sais pas ce que nous allons faire.
Ginny n’avait toujours pas la possibilité de répondre. Son lien avec Tiadba semblait plutôt lâche. Ce que l’autre voyait tremblotait devant elle, occupant uniquement le centre de son champ de vision, comme si elle regardait dans un long tuyau.
Ginny était transportée par son hôte, avec laquelle il lui était impossible de communiquer ; les pensées, les battements de cœur de Tiadba la secouaient dans tous les sens. Elle était incapable de parler et pouvait à peine regarder.
Ses draps se tendirent ; elle tombait de quelque chose, quelque part…
Les marcheurs gravissaient une rampe qui conduisait au piédestal et, en tapant des pieds, essayaient de se débarrasser de la poussière qui les recouvrait jusqu’aux mollets. Tiadba connaissait leurs noms. Elle les prononça à voix basse, comme pour présenter ses amis à son invitée.
Elle était reconnaissante de ne pas être en train d’errer comme Ginny. Tout comme celle-ci – dont elle ne pouvait ni prononcer ni comprendre le nom –, elle ne se rappelait presque rien de ses voyages.
Tu ne vas pas m’écarter, n’est-ce pas ? Ce serait maladroit pour nous deux. Nous pourrions mourir.
Le groupe entra dans la plus proche des bulles argentées. À l’intérieur, sur des rayonnages transparents, ils trouvèrent des armures dont les articulations scintillaient et émettaient une lumière vive. Les casques, fendus en deux, pendillaient sur les épaules. On aurait dit des combinaisons de plongée, segmentées, épaisses et côtelées…
Tu fais de la plongée ? Ne me distrais pas maintenant ! S’il te plaît…
Embarrassée, Ginny voulut se retirer, mais n’y parvint pas. Telle une dent suspendue à un nerf douloureux, hésitant entre tomber et rester dans sa bouche, elle était ballottée par les émotions de Tiadba. Elle savait que les couches supérieures de l’esprit de son hôte se rendaient à peine compte de sa présence. Pour ainsi dire, Ginny avait été accueillie – à contrecœur – par les gardiens du corps de Tiadba, par ceux qui se chargeaient de son bon fonctionnement.
Après son départ, nul doute que ces mêmes gardiens balaieraient le souvenir vague et irritant de sa présence… comme ses propres gardiens et soigneurs lorsque les rôles étaient inversés et qu’elle accueillait Tiadba. Comme c’était étrange ! Comme c’était fascinant !
Si seulement elle parvenait à ne pas oublier… Elle pourrait réfléchir à ses expériences durant la journée, rassembler les pièces du puzzle et, peut-être, obtenir une image complète.
Tout ceci était tellement insensé.
Les combinaisons lumineuses – ocre rouge, jaune pastel, vert éthéré, neuf couleurs différentes – monopolisaient l’attention de Tiadba, comme si elle ne voyait rien d’autre. On lui avait parlé de ces merveilles lorsqu’ils étaient au camp de base, soit très récemment, juste avant de traverser la plaine poussiéreuse dans la grotte grise. Grâce à elles, ils survivraient dans le Chaos, au-delà de la frontière du réel… Ils vivraient des choses qu’aucune autre créature de leur espèce n’avait jamais vécues. Découvrir leur existence était formidable, mais apprendre qu’elles étaient nécessaires était dérangeant !
Tiadba avait compris depuis bien longtemps que leurs plans et leur désir d’aventure étaient plus que naïfs. Le Chaos n’était pas un sanctuaire, il n’était pas synonyme de liberté, mais de dangers infinis. Les Grands eux-mêmes n’en parlaient que lorsqu’ils ne pouvaient faire autrement.
Ce qu’ils avaient vécu avant d’arriver dans le canal – la tristesse ajoutée au choc provoqué par leur déplacement, la peine – n’était qu’un avant-goût de ce qui les attendait hors de la Kalpa.
Oui, ils partaient – enfin, la marche tant attendue –, mais à quel prix et pour courir quels dangers ? Qui croire après tous ces non-dits, ces secrets bien gardés, jamais expliqués ?
Pars, maintenant ! Je dois me concentrer…
La dernière chose à laquelle Ginny se rattrapa – comme à une corde glissante – avant que les gardiens du corps-hôte la chassent…
L’espoir de Tiadba : Nous aurons d’autres occasions de nous rencontrer. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Séquence brisée. Tout se mélangeait, les rêves et la vie entortillés.
Où est-il ? Est-il toujours en vie ? Tu le sais ! Réponds-moi !
Mais Ginny ne le savait pas.
Pourquoi ne nous a-t-il donné aucune nouvelle ?
Ginny tomba de son lit et heurta le sol dans un fouillis de draps et de couvertures. Sa chemise de nuit était imbibée de sueur. Elle essaya de se raccrocher désespérément à ce qu’elle avait vu et entendu, mais la vision fondit comme un mince morceau de glace dans la chaleur intense du réveil.
Elle lâcha un petit cri de frustration.
Minimus arriva, se frotta contre ses pieds, puis s’assit pendant qu’elle se relevait et refaisait son lit.
Si son rêve faisait partie d’une séquence rationnelle, ce qu’elle avait vu, l’endroit où elle était allée devait venir avant… Mais avant quoi ? Avant ces rêves qui lui laissaient un ignoble goût de terreur et d’oppression dans la bouche.
Les temps mauvais et infinis à venir.