Le Chaos
Le bâtiment s’élevait du fond d’un genre de crevasse et culminait à des centaines de mètres. Il était beaucoup plus gros que toutes les habitations, toutes les maisons que les créatures avaient jamais vues : une accumulation de formes et d’angles en cristal, jonchée de débris de ce qui aurait pu être d’autres bâtiments, eux-mêmes ornés des restes pétrifiés de gens et d’animaux. L’ensemble brillait d’un éclat pâle et putride. La lumière se tordait, se vrillait, leur jouant des tours malgré leurs visières. Parfois, leurs compagnons leur semblaient beaucoup plus éloignés qu’ils l’étaient en réalité ; ou, au contraire, ils leur paraissaient tellement proches, énormes et menaçants, qu’ils étaient pris d’une envie de s’isoler, de partir en courant, de trouver une bande, de s’y asseoir et d’attendre.
Les émanations vertes et séductrices pénétraient les plus efficaces des protections de leurs armures.
Tandis qu’ils avançaient en deux groupes rapprochés le long du bord de la crevasse – afin d’éviter une bande particulièrement longue et collante –, Macht et Shewel ne purent s’empêcher de regarder l’horrible empilement d’angles, comme pour trouver un sens à cette folie.
— Ce sont des gens ? demanda Shewel, alors que les formes imbriquées et terrifiantes se reflétaient dans ses yeux plissés.
— Peut-être des bas-reliefs, proposa Macht, sans conviction. En tout cas, ils sont plus grands que toutes les sortes de gens que nous connaissons.
— Alors, qu’est-ce que c’est ? insista Shewel, agacé par le silence de son armure.
La voix de Pahtun résonna alors dans leurs casques :
— Il s’agit de la Maison du sommeil vert. Puisque vous tenez absolument à le savoir, ce sont les enveloppes de victimes rassemblées dans des galaxies depuis longtemps disparues, balayées par des vagues d’espace-temps ratatiné, puis traînées et haïes jusqu’ici afin d’être vulgairement exposées.
Macht grogna.
— Tu ne pouvais pas t’empêcher de demander…
— Eh bien, maintenant, je sais, dit Shewel.
Nico se retourna vers eux, alors qu’il marchait à l’avant en compagnie de Herza et Frinna.
— Plus de questions stupides, s’il vous plaît, les pria-t-il.
— L’ignorance est une bénédiction, ajouta Frinna.
Ils descendirent dans une fosse profonde et sèche afin de se cacher de la bande et de la lumière effrayante de la maison. Ils mirent en route leur générateur portable, retirèrent leurs casques et se regroupèrent autour de Tiadba, qui sortit un livre de sa poche.
— Allez, lis, la pressa Herza.
Les sœurs étaient les moins critiques des marcheurs et les plus intéressées par les fragments d’histoire que Tiadba parvenait à déchiffrer.
— Oui, lis, acquiesça Macht. Aide-nous à penser à autre chose qu’à cette maison horrible.
— Je préférerais des histoires plus légères, protesta Khren, qui avait développé une aversion pour ces contes difficiles, pleins de mots étranges.
— Voilà ce que j’ai trouvé, commença Tiadba.
— Lis ce que tu voudras, ajouta Nico, allongé, les yeux fermés, sur le sol noir.
Tiadba ouvrit le livre.
« Nous choisîmes notre vaisseau – l’Intensité – parmi les flottes garées dans les vastes hangars des douze cités. Il était le plus rapide de tous – plus rapide encore que les portails cosmiques du Trillénium – quoique en assez mauvais état. Il est vrai qu’il n’avait pas volé depuis cent mille ans.
Pendant la Réduction, ces engins avaient transporté des réfugiés sur Terre, sur les planètes sœurs, les stations de la toile orbitale, les rubans spiralés et les coquilles en orbite autour du soleil ressuscité. Ils avaient ramené au système solaire les survivants de la désolation du Chaos, fraction pitoyable de la gloire ancienne de notre cosmos.
Dans ma jeunesse, j’avais eu affaire à des clans de Soigneurs spatiaux, ainsi qu’aux clans plus enracinés des portails. J’avais donc une solide expérience des moyens de transport, dont certains étaient certes passés de mode. L’altération, par le Chaos, de l’anatomie délicate de notre cosmos, avait rendu nombre d’entre eux obsolètes, aussi les voyages rapides d’antan étaient-ils déjà un glorieux souvenir à l’époque.
Pour constituer mon équipage, je choisis de jeunes rebelles, des Modeleurs et des Soigneurs fougueux. Je fus contraint d’organiser des concours et des tests pour départager les milliers de volontaires.
À la fin, ils étaient vingt-cinq aventuriers-philosophes.
Les sciences passées durent être adaptées ou abandonnées pour affronter les perversions du Typhon. Presque tous les systèmes hyperdétiques et autres moyens de communication et de transport étaient inutilisables. La superluminosité, le réassemblage transdestins, les portails de masse noire, les technologies développées en cent billions d’années d’Histoire n’étaient plus capables de nous transporter dans l’espace. Un seul moyen de propulsion continuait à fonctionner : le filetage bosonique, dont on disait qu’il était un héritage des Shens.
Ainsi, l’Intensité fut convertie pour fonctionner avec cette technologie. C’était une méthode très difficile à supporter pour les équipages car, quelle que soit la matière dont vous étiez constitués, vous rentriez chez vous différents, changés. Les destins se recroquevillent, les traits et les vies se mélangent : pendant un temps, l’équipage devient le vaisseau, puis le voyage même, et recouvrir son intégrité originelle est très compliqué.
Nous deviendrions intimes comme personne ne l’avait encore été. Toutefois, nous étions prêts à tout. C’était mieux – selon notre point de vue unanime de francs-tireurs pervers – que de devenir noötiques.
Et donc nous partîmes des ports de la Terre.
Tout le monde connaît l’histoire de notre séjour chez les Spectraux, qui avaient appris à recharger, puis à entraîner et à créer des galaxies.
Épinglés sur la membrane interne du Chaos, les derniers des Spectraux avaient été réduits en esclavage par le Typhon, étudiés – si l’on peut dire – et vitrifiés : emprisonnés dans un glaçage bosonique large de plusieurs millions d’années-lumière, pendant que leurs frontières étaient dissoutes. Une fin terrible pour d’anciens maîtres auxquels le Trillénium devait son existence même.
En revanche, peu de gens ont entendu parler de notre rencontre avec les énigmachrons, où des destins pentadimensionnels s’étirent tels des os sous la chair en putréfaction de l’espace-temps. Il est vrai qu’elle fut beaucoup moins aisée à expliquer. L’Intensité s’est fait piéger par une tempête bouillonnante de futurs morts, minuscules tourbillons de désespoir et de répétition. Quatre de mes membres d’équipage vécurent des existences horribles comprimées en quelques heures, vieillirent dans la tristesse et moururent, sans que la mémoire du vaisseau puisse les ressusciter. Certains de leurs noms furent oubliés, leurs destins effacés, même sur Terre.
Les Shens, semblait-il, avaient accepté leur sort avec un calme incompréhensible. Tandis que nous étions accueillis dans le domaine des soixante soleils verts – comme nous étions absous de nos souillures chaotiques, soignés et ressuscités, tués et rajeunis à la fois dans les salles de pierres anciennes et froides de l’École finale –, nous rencontrâmes Polybiblios, personnage ordinaire, simple, plutôt petit pour un Deva.
Pour les Shens, il était devenu la Curiosité incarnée.
Les histoires et les manières des Shens illustraient leur exaltante humilité, le plaisir qu’ils éprouvaient à corriger leurs erreurs. Tous les jours, ils œuvraient à l’étude de leur insondable stupidité. Polybiblios avait vécu avec eux pendant un million d’années, les avait regardés réagir – ou ne pas réagir – aux provocations du Chaos. Lorsque notre cas lui fut exposé, il consulta ses professeurs shens, qui, sans cérémonie, décidèrent de le bannir après une explication brève et énigmatique.
— Vous créerez plus d’erreurs et de confusion, lui dirent-ils. Nous ne pouvons vous permettre de rester sur les mondes du Collier, sous les Soleils verts. Tout devait se terminer bientôt, mais, à cause de vous, cela n’arrivera pas. Le cosmos succédera au cosmos, le défi au défi, selon une séquence inconcevable, mais qui néanmoins perdurera pour toujours… Car vous ferez mauvais usage de ce que nous vous avons enseigné. Il devra en être ainsi. Car nous sommes encore dans l’erreur. La perfection est la mort. Pour nous, cette dernière est une bonne chose. Mais vous rejetez notre pureté.
Cependant, ils permirent à Polybiblios de garder ce qu’il avait cherché pendant si longtemps, sa dernière et plus grande découverte : le secret de la greffe des minicosmes à partir de la mousse quantique, la production d’univers nouveaux, à la fois finis et incroyablement vastes.
— Je peux partir, maintenant, dit Polybiblios avant de s’incliner et de rire à la manière des Shens, pour signifier sa tristesse et sa joie.
Sur le chemin du retour, nous traversâmes des régions brièvement dévoilées par le recul du Chaos. Avec fierté, le Typhon soulevait sa cape pour révéler, nus et éparpillés sur les géodésiques flétries, ces systèmes et ces civilisations qui ne s’étaient pas retirés des éons plus tôt. Des milliards de soleils contorsionnés – les grands champs humains du Trillénium – rougeoyaient dans les ténèbres telles des braises de dentelle ardente. Des signaux – difficiles à traduire – en provenance de ces régions parvenaient à notre vaisseau. Lorsque, contre notre avis pourtant fondé sur l’expérience, Polybiblios les analysa, nous vîmes une fois de plus à quel point la ruine apportée par le Typhon pouvait être profonde et perverse. Les pauvres monstruosités qui survivaient dans ces régions corrompues croyaient que les lois de leur nature s’appliquaient toujours. Elles étaient persuadées d’avoir un futur et nous prenaient pour des monstres qu’il fallait chasser et abattre.
Peut-être était-ce la vérité.
Nous doutions de tout.
Nos moteurs de filetage montrèrent des signes de faiblesse. Le Chaos rongeait la dernière technologie qui pouvait nous ramener chez nous en moins d’une éternité. Polybiblios mit à contribution tout son savoir shen, et nous continuâmes le voyage dans une bulle onirique arrachée à la chair décomposée du cosmos, défiant de nombreux prédateurs qui semèrent des graines de folie à l’intérieur même de notre vaisseau. Nous fûmes même contraints de tuer neuf des nôtres.
Le couloir tordu dans lequel nous nous frayions un passage, la dernière géodésique du vieux cosmos, nous comprimait de plus en plus.
Nous abandonnâmes ce qui nous restait d’espoir.
Je me réfugiai dans mes propres ténèbres, défait, blessé dans mon âme.
Polybiblios, lui, persévéra avec calme et réussit à nous sauver. Les modifications constantes qu’il apportait à notre navire portèrent leurs fruits. Nous nous réveillâmes dans un espace dégagé, vivants, plus sains d’esprit que nous ne l’avions été depuis des années… bercés par les bourdonnements réguliers de notre vaisseau.
Nous approchions du soleil de la Terre.
Nous avions sauvé un Deva, qui nous avait sauvés en retour. Polybiblios commémora la disparition de ses maîtres et professeurs, les Shens. Nous nous tînmes à ses côtés et écoutâmes ses paroles : à l’époque, nous ne les comprîmes pas réellement, d’autant qu’elles contredisaient ce que nous avions déjà appris.
— Ils ne céderont pas au Typhon, expliqua-t-il. Ils ne se suicideront pas. Ils inverseront leur genèse et s’en retourneront dans les bibliothèques qui les ont vus naître. Jamais ils n’en seront délogés par aucune intelligence, ni dans ce cosmos ni dans ceux qui lui succéderont. Car ils ont signé un pacte avec la servante de la création, avec celle qui réconcilie tout.
Peut-être parlait-il davantage de lui que des Shens. Pauvres Shens !
Après cela, et alors que nous passions la dernière porte ouverte de notre système d’origine et nous dirigions vers les ports de l’ancienne Terre, Polybiblios se retira pour méditer. Pour notre part, nous pleurions nos morts… du moins ceux que nous n’avions pas oubliés. »
Tiadba referma le livre et le rangea dans son sac.
— C’est encore Sangmer qui parle, n’est-ce pas ? demanda Frinna. Il ne mentionne pas la femelle, celle de la plage argentée.
— Peut-être fait-elle partie du secret, dit Macht. Peut-être est-elle « la servante de la création ».
— Non, elle est devenue sa femme, rétorqua Herza.
Shewel se tira l’oreille et roula sur le côté.
— Combien de fois a-t-il écrit cette histoire ? demanda Nico.