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— Ne montrons surtout pas à ces dames que nous sommes nerveux, dit Bidewell à Jack, comme ils s’éloignaient dans une allée flanquée de hautes piles de boîtes. Ce n’est pas véritablement une surprise. Après tout, nous n’avons que deux pierres, alors qu’il en faut au moins trois, je crois.
Bidewell ouvrit la porte, et ils sortirent tous les deux sur la rampe. Le parking était vide, à l’exception de la Toyota d’Ellen. Derrière le grillage se pressaient des ombres anthracite, des fragments, des volutes de vapeur. Elles se propageaient comme de la peinture sur du papier humide vers ce qui avait été la ville de Seattle.
La seule chose que Jack voyait clairement était un doigt crasseux passé dans le grillage pour appuyer sur le bouton de la sonnette.
Bidewell descendit au pied de la rampe. Soudain, deux ombres se matérialisèrent, se formant à partir de la brume grise et tachetée. Il s’arrêta, les doigts entrelacés, les coudes écartés. Il hésitait à faire ou à dire quoi que ce soit. Jack le rejoignit. Ensemble, ils regardèrent à travers le grillage. En silence.
Le visage blanc et sale d’un homme – dix ans de plus que Jack, tout au plus – sortit du brouillard. D’abord les yeux, puis le nez, les joues et les lèvres – les traits réguliers, lisses, durcis par la peur et l’épuisement –, le regard vif et aiguisé.
— J’en vois un, commença Bidewell. Qui est l’autre ? Approchez tous les deux.
Une silhouette plus petite et plus large émergea du brouillard et se tint à côté de la première : un homme plus âgé, lourd et fort, vêtu d’un vieux costume en tweed. Jack grogna et eut un mouvement de recul. Il pouvait presque sentir la puanteur des oiseaux désespérés et des enfants apeurés.
Bidewell plissa les yeux et dit :
— Monsieur Glaucous ? C’est vous, n’est-ce pas ?
— Laissez-nous entrer, répondit l’homme trapu. En souvenir du bon vieux temps. Ayez pitié de nous ; nous avons besoin de chaleur et de repos. Vous êtes monsieur Bidewell ? Conan Arthur Bidewell ? Le M. Bidewell de Manchester, Leeds, Paris et Trieste ? Soyez bons. Il y a déjà bien assez de souffrance autour de nous. Nous venons de traverser l’enfer, et je suis accompagné d’un homme de valeur. Et puis, j’ai des nouvelles à vous annoncer : décourageantes, j’en ai peur, mais des nouvelles quand même !
Un tic nerveux déforma les lèvres de l’homme plus jeune. Il regarda à gauche, à droite, en haut, comme s’il mesurait le grillage, le mur, l’entrepôt lui-même. Il plongea le regard dans celui de Jack.
— Je m’appelle Daniel. Vous avez du temps, ici. Du temps véritable… une bulle. On la voit briller à des kilomètres à la ronde. De l’effet Tcherenkov, peut-être.
— Êtes-vous amis, partenaires… ? demanda Bidewell sans esquisser le moindre geste en direction de la serrure.
— De circonstance, répondit Glaucous. Je vous en supplie, Bidewell. On a du mal à respirer, dehors. Nous avons vu des destins et des endroits entassés comme de la viande hachée dans une tourte. Et c’était pire à chaque tournant. Ce n’est plus votre ville, ce n’est plus notre Terre, je le crains.
Daniel sortit une boîte grise de la poche de sa veste. Il en manipula le couvercle et l’ouvrit, puis montra à Jack et Bidewell l’œil de loup qui brillait d’un éclat terne à l’intérieur. Bidewell déglutit ostensiblement.
— Jack, remontez et appuyez sur le bouton situé à droite de la porte pour déverrouiller le portail, demanda-t-il d’une voix sèche. J’ai l’impression que la troisième pierre est arrivée.
— Puis-je entrer aussi ? supplia Glaucous avec un sourire polisson de garçon des rues. J’ai bien travaillé ; je vous ai apporté ce dont vous aviez besoin.
— C’est vrai. Mais est-ce que nous vous garderons longtemps avec nous ? Qui peut le dire ?
— Ah ! ce bon vieux Bidewell ! s’enthousiasma Glaucous en tapant dans ses mains. Nous vous en sommes très reconnaissants, monsieur. Ha ! qu’est-ce qu’on a pu s’amuser au fil des tristes siècles ! C’était le bon vieux temps, pas vrai ?
— Vous le connaissez ? s’enquit Jack, furieux et méfiant.
— Je le connais, confirma Bidewell.
Le vieil homme rassembla ce qu’il pouvait de salive, qu’il cracha sous la forme d’un jet fin.
Les yeux de Glaucous s’enfoncèrent comme ceux d’un requin. Il pinça les lèvres et s’empourpra sous la crasse.
— Monsieur…, murmura-t-il.
— Ouvrez le portail, ordonna Bidewell. Nous n’avons pas le choix. Les pierres sont enfin réunies. Et elles sont venues accompagnées de ceux qu’elles avaient choisis.