L’entrepôt vert

Glaucous retint Daniel, tandis que Bidewell escortait Jack et Ginny jusqu’à la porte sud.

— Il connaît des trucs. Vous avez écouté comme moi, vous l’avez entendu.

— C’est une mise en garde ? demanda Daniel avec un sourire.

— Il veut quelque chose. Il va vous livrer, comme je l’aurais fait.

— Comme vous le feriez encore. Qu’arriverait-il si la Princesse de Craie revenait ?

— Elle est perdue dans la grisaille, comme Whitlow, comme la Mite. Mais pas pour longtemps, j’en suis sûr, dit Glaucous en jetant des regards nerveux autour de lui. Je les sens presque qui reviennent. Ceci est en train de redevenir leur pays. J’ai besoin d’un partenaire, ajouta-t-il, encore plus nerveux du fait que Daniel, lui, paraissait serein. Nous avons tous les deux besoin d’un partenaire. Quand notre Maîtresse sera de retour… Seuls, nous serions déséquilibrés, sans protection.

— Vous êtes le chasseur, je suis la proie, rétorqua Daniel à un Glaucous occupé à regarder en l’air, et dont la puanteur de sueur était à peine masquée par un léger parfum anisé. Ne l’oubliez jamais.

— Il m’est arrivé de libérer des oiseaux, dans le temps, reprit Glaucous en s’essuyant la bouche. J’ai fait des choses bien, dans le temps. Pour sûr.

Daniel secoua la tête et se retourna vers la porte.

Glaucous l’interpella :

— Je ne suis pas le seul chasseur, et elle n’est pas le seul danger à rôder dans le coin.

Daniel rejoignit les trois autres à la porte.

— J’espère que votre M. Bidewell sait de quoi il parle.

Bidewell les embrassa du regard, résigné.

— Je suis certain que M. Iremonk a une connaissance pratique de ces choses.

Il sortit un trousseau de clés de la poche de son tablier. Un cadenas noir pendillait au fermoir en acier de la porte. Alors que les dames attendaient un peu plus loin et que Glaucous arrivait, les mains tendues, pour se réchauffer à la chaleur du poêle, Bidewell brandit le trousseau et montra trois clés.

— Voici mes instructions ; suivez-les à la lettre. Jack, il y a trois portes dans le mur du fond. Ouvrez celle de gauche ; non, pas celle du milieu ou celle de droite, mais bien celle de gauche. Ginny, vous entrerez après Jack et vous ouvrirez la porte de droite, et pas celle du milieu, ni celle de Jack. Celles-là, oubliez-les. Jack à gauche, Ginny à droite. Daniel…

— Au milieu, j’imagine.

— Les chambres devraient être confortables : ni chaudes ni froides. Elles sont pourvues d’une petite fenêtre, juste assez grande pour permettre d’y voir clair. Personne n’est entré dans ces pièces depuis un siècle. Aucun observateur n’y a rien vu. À l’exception d’une vieille chaise et – je suppose – d’un peu de poussière, vous n’y trouverez rien.

Jack regarda Ginny… étrange fille. Elle le considéra avec des yeux ronds et vides, comme si elle ne le reconnaissait pas. Comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés et qu’elle ne voulait pas avoir affaire à lui. Elle était bien plus concentrée et plus concernée que lui, semblait-il.

Le regard de Daniel disait : Nous sommes tous fous. Faisons ce que dit le vieil homme.

— Je ne puis vous dire combien de temps vous passerez avec Mnémosyne. Pour nous, ce sera très rapide : quelques minutes, tout au plus. Toutefois, de votre point de vue, cela pourra durer des années.

Bidewell prit une grande clé en cuivre couverte de vert-de-gris et ouvrit la serrure. Sous le regard des femmes du club de lecture, regroupées dans leur bulle de chaleur et de sécurité dominée par de hauts rayonnages – les étagères les plus hautes se perdaient dans l’obscurité au-dessus du poêle et des abat-jour verts des lampes qui éclairaient le bureau –, Bidewell tira sur la porte en bois. Celle-ci s’ouvrit avec force craquements, et des écailles de peinture tombèrent du jambage. Un courant d’air froid se faufila entre les pieds de Jack tel le fantôme d’un chien impatient.

— Vous d’abord, jeune Jack.

Le jeune homme sentit le poids des regards rivés sur son dos. Dans un haussement d’épaules, il passa de l’autre côté.

Bonne chance14, murmura Glaucous, alors que Bidewell refermait la porte derrière lui.

La salle allongée et haute de plafond était sombre. Au-dessus de lui, à gauche, une fenêtre ouverte sur un ciel violacé projetait un carré pâle sur le mur opposé. L’espace traversé par le faisceau était haut, étroit, vide, constitué de planches anciennes et grises.

En plissant les yeux, Jack distingua à peine les rectangles de trois portes sur le mur du fond. Ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. Les bruits de l’extérieur semblaient tomber du ciel, adoucis et moins importants.

Jack s’approcha du coin gauche et considéra la manière dont se rejoignaient les murs élevés et le plafond soutenu par des poutres. Normalement, il lui aurait suffi de tendre les bras pour saisir des lignes-mondes comme Tarzan s’accrochait à des lianes… Toutefois, tous les chemins possibles avaient disparu au profit d’un choix on ne peut plus simple – j’entre, je n’entre pas –, angulaire.

Il avait atteint son point zéro… son moment zéro.

Il fit un pas en avant, s’éloignant de la relative sécurité du coin. Il eut un rire incertain, un rire qui mourut dans sa gorge. Il faillit s’arrêter de respirer. L’antichambre était vide, mais il n’y était pas seul. Quelque chose attendait qu’une décision soit prise. Attendait, mesurant les battements de son cœur avec une infinie patience, et pourtant…

— Que voulez-vous de moi ? chuchota Jack.

Trois portes, six décisions.

Mais seulement deux destins. Ce n’était pas vraiment une réponse, et cela ne voulait rien dire. Leurs actes respectifs étaient comme déconnectés et ne s’ajoutaient pas.

Il décida néanmoins d’avancer jusqu’à sa porte. Le bouton était vert-de-grisé. Il enfonça sa clé. Du vieux cuivre, difficile à tourner. Il l’agrippa fermement, la tourna avec un mouvement de l’épaule et, après plusieurs tentatives, réussit à enclencher le vieux mécanisme. Sa porte s’ouvrit dans un léger bruit de grattement.

C’était remarquable qu’il y ait eu si peu de gauchissement au cours de ces longues années.

Il entendait à peine la ville qui se mourait à l’extérieur. Il se serait presque cru sur un océan calme, en train d’écouter la radio du passager de la cabine d’à côté, une radio réglée sur une station indépendante obscure : KRAK, Ragnarock AM, pensa-t-il avec un sourire.

Un sentiment de paix l’envahit. Sa culpabilité, son indécision, ses inquiétudes et ses peurs s’évanouirent, cédant la place à Jeremy Rohmer. Plus besoin de ce prénom – Jack – qui ne lui appartenait pas. Jeremy : le nom qu’avait choisi sa mère.

Derrière la porte, la pièce était étroite, longue et haute de plafond. Bidewell avait divisé cette extrémité du hangar en trois rectangles égaux. Sur le mur du fond, tout en haut, une unique fenêtre laissait entrer des mèches d’une lumière incertaine, qui formait un angle étrange avec les parois… en contradiction avec la lumière qui se déversait dans l’antichambre.

Jack s’avança vers l’unique chaise, à l’assise badigeonnée d’une épaisse couche de peinture blanche et au dossier craquelé. Il jeta un coup d’œil autour de lui, regarda en haut, puis s’assit lentement.

Il croisa les bras.

Il haussa les sourcils et considéra les coins supérieurs de la pièce.

Un peu plus tard, il bâilla. Ses oreilles bourdonnèrent et sa mâchoire craqua, éclipsant un bruit, une voix dans sa tête.

… votre premier souvenir ?

Jeremy sursauta et se demanda s’il ne s’était pas assoupi. Il était toujours seul, et la porte fermée.

Il sursauta de nouveau en sentant des doigts lui effleurer les bras. Il s’adossa à sa chaise. Cela commençait. Sa personnalité était en train de se fissurer comme une croûte de glace, et ses souvenirs s’écoulaient comme de l’eau.

 

Le père de Jeremy était au volant. Ils quittaient Milwaukee et partaient à la recherche d’un nouvel endroit où habiter – six mois après la mort de sa mère, trois mois après une brève et unique représentation au Chuck’s Comedy Margin – un mois après que Jeremy se fut brisé la jambe en essayant de jongler sur un monocycle.

Il avait quinze ans.

— Tu as déjà entendu parler du Gardien glacial ? demanda son père.

— C’est quoi ? Un groupe ?

— Pas du tout.

Le paysage se déroulait derrière la vitre : un désert plat, des villes brunes et basses, des couchers de soleil ocre et roses, un ciel d’après-midi chargé de lourds cumulonimbus d’orage, et, entre les averses, des nuages pareils à des moutons broutant dans un pré bleu et infini.

Je me suis cassé la jambe ?

Dans la pièce vide, il eut soudain mal à la jambe. Il se la frotta vigoureusement.

 

Bidewell ouvrit la porte une deuxième fois pour laisser entrer Ginny. S’il dit quelque chose, elle ne l’entendit pas. Le haut plafond qu’elle découvrit de l’autre côté s’étirait sur toute la longueur de l’entrepôt. L’atmosphère était douce et épaisse. Elle regarda furtivement la porte de gauche – celle de Jack – fermée, silencieuse. Elle ignorait ce qui se jouait de l’autre côté, mais une chose était certaine : cela se faisait sans bruit.

Bidewell referma la porte dans son dos. Avec un soupir qui était presque un hoquet, elle s’avança lentement vers la porte de droite, inséra et tourna la clé dans la serrure, attrapa la poignée, mais hésita à entrer. Bizarre qu’elle ait accepté cette évidence sans broncher : personne n’avait mis les pieds dans cette pièce depuis cent ans, et ce qui attendait à l’intérieur lui était réservé.

Dehors, la destruction creuse continuait à moudre le temps et la Terre comme des grains de blé sous une meule en pierre, mais elle s’en moquait. Dans cette pièce, pensa-t-elle, tout serait bientôt terminé. En tout cas, elle savait avec certitude que le cauchemar que son autre vivait ne pourrait être réconcilié, pas même par la Muse en chef qu’était Mnémosyne, ou quelle que soit sa nature véritable. Dieu. Déesse. Démiurge. Ménagère du créateur, nettoyeuse des problèmes non résolus. Sœur gentille de l’horrible Princesse de Craie, qui était blanche mais aurait dû être noire : Kali, kala – « le temps », en sanskrit –, à la fois celle qui blanchit et celle qui salit. Ginny avait lu quelques-uns des livres que Bidewell avait choisis pour elle, pris dans un rayon marqué « NUNC, NUNQUAM » : de la mythologie grecque et hindoue, principalement. Toutefois, aucun de ces récits ne semblait avoir de lien avec ce qui lui avait décrit le vieil homme.

Le vieux temps est terminé ou sur le point de l’être. De nouveaux souvenirs doivent être engrangés. Un temps nouveau sera forgé. Mais qui alimentera la forge ?

La mémoire commence et se termine avec le temps.

Ces mots, ces impressions – elle les avait davantage ressentis que compris – la mirent soudain en colère. Elle en voulait également à Bidewell, à Jack et Daniel. Aucun d’entre eux n’aurait eu sa place dans la vie dont elle avait rêvé. Elle voulait sortir. Elle voulait partir, sauter entre les lignes, les couper, les laisser dériver.

Au lieu de tourner les talons et de s’enfuir, elle attrapa le bouton de la porte – elle grimaça car il collait –, le tourna et découvrit une pièce perpendiculaire au couloir, qui s’étirait jusqu’au fond du hangar.

Par une fenêtre découpée dans le mur du fond, elle vit le soleil dérouler une langue de feu ondulante… le soleil qui avait mangé une lune mourante.

Au centre de la pièce trônait une vieille chaise blanche, comme Bidewell le lui avait dit. La peinture de l’assise et du dossier était craquelée de s’être successivement réchauffée et refroidie au fil des années.

Ginny déglutit et dit :

— Je suis là.

Elle s’avança jusqu’à la chaise et posa une main sur son dossier incurvé. Alors, elle se rappela qu’elle n’avait pas refermé la porte et se retourna. Mais celle-ci n’avait jamais été ouverte.

Une ombre bougea, se leva de la chaise… illusion d’optique.

Elle était cette ombre.

Elle s’assit.

 

Bidewell ouvrit la porte.

— Dépêchez-vous, dit-il à Daniel.

Autour d’eux, le hangar tout entier était secoué par le bégaiement dévastateur du monde au-dehors.

Daniel se sentait extrêmement confiant. Plus confiant que jamais. Il y arriverait. Il se sentait même capable de défaire le Terminus. Quelqu’un réussirait à s’en tirer ; autrement, ils n’auraient jamais été tous réunis ici et cette mascarade n’aurait eu aucune raison d’être.

Il y avait les deux jeunes gens – plus jeunes que Fred. À la rigueur, il y avait aussi un Glaucous sans âge, quoique manifestement costaud. Daniel savait d’instinct qu’il ne pourrait pas se transférer à l’intérieur de Bidewell, et ce quoi qu’il arrive. Il refusait de rester confiné ici, et Bidewell ne quitterait jamais l’entrepôt. Le collectionneur de livres ne survivrait probablement pas à sa destruction.

Pas question non plus de choisir une des vieilles dames. Il eut un frisson en voyant un de leurs livrets verts dépasser d’un sac à main… un livret marqué « 1298 » sur le dos. La femme en blouse de médecin, Sangloss, semblait lui porter un intérêt clinique. Les autres l’ignoraient. Leur méfiance était palpable. À leur manière, elles étaient plus fortes et peut-être mieux protégées que Glaucous.

Non, elles n’étaient pas pour lui.

Assis sur un banc bas, Glaucous assistait à ce spectacle, le sourire aux lèvres.

— Allez-y, lui dit le gnome. Il n’y a plus rien pour vous, ici.

Il avait raison. Une fois cette porte fermée, Bidewell, Glaucous et les dames risquaient de disparaître pour de bon. L’entrepôt tout entier s’envolerait peut-être comme une plume enflammée. N’importe quoi pourrait se produire, mais il survivrait.

Daniel s’exécuta, et Bidewell verrouilla aussitôt la porte. À l’intérieur, celles de gauche et de droite étaient fermées. Aucun bruit ne lui parvenait. Il s’imaginait parfaitement Ginny et Jack assis derrière ces murs, s’ennuyant, attendant patiemment que Bidewell leur demande de sortir et leur présente ses excuses. Le vieil homme était clairement dépassé par les événements.

L’entrepôt vibrait comme une corde sympathique car il voulait participer à l’effondrement général. Il voulait mourir.

Daniel s’avança jusqu’à la porte du milieu. Il tourna la clé et saisit le bouton.

Il n’oublia pas de fermer le loquet derrière lui pour s’assurer que personne ne puisse le suivre. Il se devait de respecter le protocole.

Dans la longue pièce, il prit place sur la chaise blanche et attendit.

Il avait peur.

 

La vieille Dodge roulait sur des collines basses, qui céderaient bientôt la place à des montagnes. Jeremy ne savait pas où ils allaient, et il s’en moquait.

Il était affalé dans un coin de la banquette arrière ; sa jambe plâtrée occupait presque toute la place. Il était d’une humeur massacrante. Ce n’était pas tant une humeur qu’un tunnel de béton rectiligne et dépourvu de sortie. Ryan, son père, se mourait, ce qui signifiait qu’il ne lui resterait bientôt plus personne, et rien sauf ses aptitudes rudimentaires : un peu de bagou et quelques tours de magie foireux enseignés par le paternel.

— J’ai rêvé de ce Gardien glacial. C’est un genre de robot volant, reprit Ryan. Il vient quand on meurt. Pour nous emporter. Un peu comme un éboueur, en fait.

— Il va venir pour toi, pas pour moi, dit Jeremy.

Il s’en voulut aussitôt.

Ryan, lui, sourit comme un raton laveur.

— Absolument ! J’ai vu un endroit en rêve, un genre d’énorme caverne avec un ciel lumineux et des gens différents : de petites oreilles, une fourrure broussailleuse à la place des cheveux. Je ne me rappelle pas grand-chose. Je suis allé là-bas quelques fois. C’est comme cela qu’ils parlent de la mort, les gens de cette grotte : ils l’appellent « le Gardien glacial ». Il fiche pas mal la trouille, sauf que, dans cet endroit, le Gardien ne prend jamais les vivants. Et personne n’est jamais malade. Ils se battent, mais ils ne se tuent pas. Ils ne volent pas. Ils élèvent des enfants, mais n’en ont pas : les enfants sont livrés comme des paquets. Un peu comme les cigognes qui déposent les petits garçons dans les choux. Bizarre, hein ?

Jeremy s’assit et arrangea sa jambe, tracassé par un souvenir fantôme. Il essaya de se rappeler où il était vraiment, mais n’y parvint pas…

Son père continua :

— Ils organisent des festivals et ce qu’ils appellent de « petites guerres », où les durs à cuire se défoulent et nettoient leur système. Intéressant, non ?

— Un rêve, c’est comme la mort sur scène, papa. C’est toi qui m’as appris cela.

— Celui-là est vraiment fascinant. Chaque fois, je me demande ce que je vais découvrir. Et il est très régulier… sauf la nuit dernière, à Moscow, il était différent. C’était un coin de la grotte que je n’avais encore jamais vu. Il y avait des gens plus grands. Ils donnaient des genres de combinaisons rouges, jaunes et vertes – des armures souples – aux plus petits. Elles se suffisent à elles-mêmes, comme des combinaisons spatiales, sauf qu’elles ne dispensent pas uniquement de l’air et de la chaleur… C’est difficile à décrire, mais je crois qu’elles empêchent le corps et l’âme d’être dissociés.

La voix de Ryan devint révérencieuse, comme s’il croyait ce qu’il disait, comme s’il revivait intensément ce moment.

— Tu as fait un cauchemar. Tu m’as réveillé.

— Je le sais, puisque tu m’as donné un coup de béquille, reprit Ryan en regardant par-dessus son épaule. Fais-moi plaisir, Jeremy. C’est un long voyage. Le plus long de tous.

Entendre cela lui fit très mal ; il trouvait cela injuste.

— Je t’écoute, je t’écoute.

— Nous n’aurons plus beaucoup de journées comme celle-ci, tu sais, alors je me suis dit que c’était le moment de partager certaines choses avec toi, de te transmettre un peu de ma sagesse paternelle… si modeste soit-elle.

Jeremy n’aurait su dire si son père s’apitoyait sur lui-même ou s’il expulsait une autre de ses plaisanteries douteuses. (Ryan « expulsait » les mauvaises blagues, comme on recrachait un morceau de nourriture coincé dans la gorge ou un paquet de glaires de sa trachée : « Si au moment de dire une blague tu t’étouffes, retiens-toi. Ne l’expulse pas. Soit ta blague est mauvaise, soit c’est le public. »)

— Vas-y, transmets-moi ta sagesse, dit Jeremy en se préparant à souffrir dans un silence relatif.

Son père était mourant, c’était certain, même si personne ne lui présenterait les choses aussi directement.

— D’accord. (Ryan prit quelques secondes pour réfléchir et se concentrer.) Ces combinaisons les maintiennent en vie et les aident à rester ensemble sur des terres sombres et moches où il n’existe plus aucune règle. Les gens aux petites oreilles – moi et mes amis –, nous allons dans cet endroit, dans ce décor étrange, et ces gens supérieurs – les grands – nous fournissent l’équipement nécessaire. Les grands n’entreprennent jamais ce long voyage. Peut-être qu’ils ne peuvent pas, et que nous, les petits, nous pouvons. Bizarre, hein ?

— Totalement, acquiesça Jeremy. Je ne rêve jamais à des trucs pareils.

— Quand les choses changent, les rêves changent aussi. Avant, je faisais des rêves normaux. Et toi, à quoi rêves-tu ?

— De routes. De routes et de crapauds. (Jeremy avait développé toute une mythologie à base de crapauds sinistres et hilarants qui traversaient la route.) Je voudrais rêver de maman…

— Oui.

Ryan conduisit quelques minutes sans rien dire.

« Mon père est gros. Il veut devenir humoriste. » C’est ce qu’il avait raconté à Miriam Sangloss, au dispensaire.

Le père de Jeremy avait les cheveux roux et fins, le visage rond et rouge, et le corps d’un homme à tout faire de fête foraine : de gros muscles, de gros os, et la peau mitraillée de taches de rousseur, comme disait maman, à l’époque mémorable où elle peignait de faux tatouages de fleurs et d’animaux sur le corps de son mari pour la parade de Waukegan. Comme elle avait été engagée comme actrice pour un vrai film, ils étaient restés en ville pendant quelques semaines après la fin du tournage, afin de jouer dans des théâtres locaux et de participer à cette fameuse parade.

Jeremy avait onze ans, à l’époque. Sur ses doigts, il compta les jours qui avaient suivi la parade – jusqu’à la mort de sa mère. Quatre.

Avec cette Dodge, Ryan et Jeremy avait traversé le Montana, l’Idaho et l’Oregon. Ils s’étaient arrêtés à Eugene, où Ryan avait travaillé dans un petit cirque, dont le propriétaire était sorti avec sa mère, dans le temps. Ryan et le patron du cirque avaient passé une nuit entière à boire et à se pleurer mutuellement sur l’épaule. Très bizarre, s’était dit Jeremy.

Ils avaient quitté Eugene pour Spokane, et traversé le haut désert de l’est des États d’Oregon et de Washington. Leur dernier grand voyage.

— Nous perdons tous notre mère, avait expliqué Ryan durant ce voyage. Depuis l’aube de l’humanité, toutes les mères ont fini par mourir. La mémoire est notre mère à tous, Jeremy.

Et maintenant – Nunc –, il était assis sur cette chaise.

Tout est important, mais rien ne compte par soi-même. Tu te fais appeler Jack parce que c’est un prénom sûr. Il y a tellement de Jack qu’il est facile de se cacher. Mais c’est aussi un prénom fort, universel.

Le plus bizarre – comme si sa vie tout entière n’était pas bizarre –, c’était que, assis dans cette pièce, il n’avait aucune difficulté à croire que ce voyage avec son père était son tout premier souvenir, sa première expérience de la vie. Tout ce qui avait précédé – la mort de sa mère, le début de leur voyage, sa fracture à la jambe – était comme le bruit produit par la ville mourante à l’extérieur de cette pièce haute et vide : c’était bien là, mais ce n’était pas très convaincant.

Il y a des numéros assignés à des livres rangés sur une étagère qui n’existe pas, dans une époque lointaine : des volumes qui attendent d’être réconciliés. Qui attendent que des choix soient faits. D’où venez-vous réellement, Jeremy ?

Qui est votre véritable mère ?

Pourquoi est-elle à votre recherche ?

 

Ginny ferma les yeux. Elle était de retour à Milwaukee, puis à Philadelphie. Elle était avec ses parents.

Ils restaient rarement au même endroit plus de quelques mois. Et, quand ils s’en allaient, ils arrangeaient les choses de manière à ne laisser aucune impression. Ainsi, personne ne se souvenait d’eux. Ils auraient pu retourner dans la même ville, s’installer dans la même maison quelques années plus tard, et ils auraient été accueillis comme de parfaits inconnus. Toutefois, ils ne l’avaient jamais fait.

— Nous ne laissons pas d’empreintes de pas, lui avait dit sa mère quand elle était petite.

Ginny se rappelait les fois où elle avait tenté de se faire des amis, de rencontrer des garçons. Chaque fois – épuisée, découragée, rattrapée par cette incompréhensible histoire de mémoire –, sa famille avait été contrainte de quitter la ville. Puis sa mère avait disparu, s’était évanouie, avait été effacée du tableau noir de la vie. Quelques semaines plus tard était venu le tour de son père. Peut-être avaient-ils été capturés par des chasseurs, par des types tels que l’homme à la pièce ou Glaucous. Peut-être ses parents s’étaient-ils sacrifiés pour la sauver. Elle ne le saurait jamais. Sa famille tout entière aurait très bien pu ne jamais avoir existé. D’ailleurs, en dehors de la pierre qu’elle lui avait transmise, rien ne prouvait le contraire.

Livrée à elle-même, armée de son messager, elle commença à rêver. Et elle apprit à sauter d’une ligne-monde à l’autre.

Elle était arrivée si loin. Sa vie était devenue un long cauchemar. Ses deux vies : ici et là-bas. Ce là-bas qui avait éveillé sa curiosité et à cause duquel elle était dans le pétrin aujourd’hui.

Quelques semaines après le départ de son père, Ginny monta à bord d’un car Greyhound aux vitres crasseuses et se perdit dans la contemplation de champs et de collines humides. À Philadelphie, elle vécut quelques mois dans la rue. Même dans des conditions à peu après normales, les gens de la rue avaient tendance à oublier. Elle décida qu’elle n’avait pas besoin de cela.

Bientôt, elle fit du stop jusqu’à Baltimore, où elle arracha une adresse d’un tableau et, la nuit même, débarqua avec son sac à dos dans une maison mitoyenne squattée par des gothiques et des ravers. Elle était déterminée à s’installer, à rester un peu et à laisser quelques empreintes de pas derrière elle. Pour la première fois depuis la disparition de ses parents, elle se sentit bien, chez elle. Mais cela ne dura pas longtemps.

Elle quitta la maison de Baltimore et appela le numéro d’une petite annonce vue dans un journal.

Ginny fixa du regard les murs nus, la peinture écaillée, les ombres qui se mouvaient lentement sur le plancher en bois gondolé.

C’est ce que vous vouliez ?

Y a-t-il un meilleur passé pour vous ?

— Qui êtes-vous ? cria-t-elle.

Pas de réponse. Question stupide. Elle connaissait déjà la réponse – même si elle ne voulait pas dire grand-chose.

— Dites-moi ce que je suis, alors… Je ne me rappelle presque rien de ce qui m’est arrivé avant que je compose ce numéro. Qui étaient mes parents ? Je ne suis quand même pas apparue du néant, d’un claquement de doigts ?

Une attente polie.

— Bien, reprit Ginny, décidée à tester les limites. Vous voulez vraiment savoir ? Je viens d’un petit pays appelé Thulé. C’est une île, au nord-ouest de l’Irlande. Notre dernier contact avec le monde extérieur remonte à… la Seconde Guerre mondiale. Les Allemands nous ont occupés, mais nous avons réussi à les chasser de l’île avant la fin du conflit. On y trouve d’énormes châteaux en pierre bâtis sur les crêtes de hautes collines et dans les montagnes. Mes parents travaillaient au palais royal situé sur la côte sud ; moi, je devais m’occuper des châteaux dans les collines, dans lesquels le prince et la princesse se cachaient – ils changeaient de château tous les jours. Tout le monde avait peur, sauf ma famille. Mes frères et moi – j’avais trois frères –, on faisait du planeur. On se jetait du sommet des collines, et je me suis cassé le bras…

Quelqu’un rit – derrière elle, autour d’elle –, ravi de son audace. Elle eut soudain mal au bras, et cette douleur raviva sa mémoire : les vastes champs au pied des châteaux en pierre, les herbes brunes et violettes coupées, le parfum des rayons chargés de miel dans l’atmosphère printanière ; l’inquiétude de son père lorsque le médecin du palais lui avait remis le bras en place sans anesthésie, avant de l’envelopper dans du saindoux et des herbes à fumer, et de l’immobiliser avec des lattes de pin et de la cire…

On l’avait appelée d’après la Reine vierge15, qui avait proposé une alliance à Thulé au temps où elle combattait l’Espagne. Cette alliance avait viré à l’aigre sous le règne de Jacques Ier.

Ginny sourit. Elle était libre de choisir. Elle sentait la présence du plumet d’Histoire et de mémoire lumineux et agréable qui se déroulait derrière elle : un passé vigoureux et vibrant revenant à la vie, odeurs, couleurs et saveurs luttant pour exister, pour être fixées.

Tout était vrai, ce n’était pas son imagination !

— Oh, mon Dieu ! lâcha-t-elle, et sa voix se réverbéra sur les murs hauts. C’est la vérité, n’est-ce pas ?

Elle ressentit une légèreté et une liberté inédites pour elle. Elle en eut le vertige. Elle changeait de destins à rebours.

Et puis une douce remontrance l’enveloppa.

C’est extraordinaire – belle amplitude –, mais c’est beaucoup trop loin de là où nous sommes aujourd’hui, lui fit doucement remarquer la voix. Ce passé ne peut être réconcilié.

Pas encore.

Après…

Cette histoire extraordinaire s’évanouit aussi rapidement qu’elle lui était venue, mais le goût du miel perdura sous sa langue comme pour la récompenser de son audace.

— Vous êtes réelle, n’est-ce pas ? chuchota-t-elle. Vous êtes réelle et magnifique. Mais vous êtes malade… vous mourrez, parce que l’univers est malade et mourant, n’est-ce pas ?

Pas de réponse.

— Est-ce vrai ? Puis-je réellement avoir un autre passé ? Un passé meilleur, plus heureux ?

Elle n’avait pas besoin qu’on lui réponde. Ginny toucha la boîte dans sa poche.

— Quand suis-je réellement née ? demanda-t-elle, tandis que la vérité émergeait dans son esprit.

 

— Je suis ici depuis bien longtemps, assena Daniel au silence menaçant. Des milliers d’années. Des millions. Je ne me rappelle pas tout, évidemment, mais j’ai compris cela. Je parle juste pour passer le temps, parce que ce ne sont que des conneries. J’ai presque tout oublié de ce qui s’est passé avant que je prenne la place de Charles Granger. C’est ça, mon problème : les choses que je suis obligé de faire pour fuir les mauvais endroits, les lieux qui vont mourir… un grand bond à la fois. À présent, il n’y a plus qu’un chemin devant nous, une porte de sortie. (Il fit le geste de couper du tranchant de la main, puis enfonça un couteau imaginaire devant lui.) Je vais foncer dans le Terminus et ressortir de l’autre côté, quelle que soit la nature de ce qui m’attend là-bas. Qui passe de l’autre côté et qui reste coincé ici ? Peut-être que vous ne savez pas parce que ce n’est pas votre boulot. En tout cas, si quelqu’un doit passer, ce sera moi, alors, si le cœur vous en dit, montez avec moi. (Le silence devint encore plus profond.) Êtes-vous la Princesse de Craie ?

Daniel se sentait mal à l’aise. Il y avait quelque chose dans la pièce… qui ne réagissait pas. Dommage. Et puis, il n’arrivait pas à se rappeler quelque chose d’important, de crucial.

— C’est mon audition, n’est-ce pas ? Les autres, ils disent qu’ils rêvent d’une autre ville. Moi, non. Pourquoi ces monstres s’intéressaient-ils tant à moi : la Mite, Whitlow, ce Glaucous… ? Qu’ai-je à leur donner ? La pierre ? Je ne sais même plus d’où elle me vient. Je crois bien que j’ai tué quelqu’un pour la lui prendre. En général, c’est ainsi que cela se passe… quelqu’un doit mourir.

Comme il retenait sa respiration depuis un bon moment, il inspira un peu d’air : tout ce qu’il pouvait se permettre, bien qu’il ait la tête qui tourne.

— Je suis une folie qui se déplace d’homme en homme. J’ai trahi, menti, détruit, été détruit, mais j’ai toujours réussi à m’en tirer. Alors, à votre avis, que suis-je ?

Il ferma les yeux. Soudain, il se sentit si désespéré, si vide, qu’il en eut mal au crâne.

— On n’est pas près de se retrouver mutuellement, pas vrai ? murmura-t-il.

 

Jeremy trouva son père étendu sur les carreaux de la salle de bains de leur chambre de motel et appela les secours. Quelque chose de petit avait explosé dans la tête de Ryan, le paralysant, l’empêchant d’articuler correctement.

Il ne mentionna plus jamais le Gardien glacial. À l’hôpital, il dit une dernière chose à son fils :

— Sauve ta mère. N’oublie jamais.

Jeremy n’eut droit à aucune autre explication.

Jack s’apprêtait à faire un choix. Il s’entêtait, comme à son habitude. Il avait aimé ses parents, avait voulu ressembler en tout point à son père.

Trois jours plus tard, une nouvelle attaque tua Ryan. Son père n’était plus. Être le complice d’un camelot, duper le public, l’amuser avec des tours était une chose. Bâtir sa vie sur les fondations d’une mémoire constituée de bons et de mauvais moments en était une autre. Une vie solide, douloureuse, mais réelle.

On lui retira son plâtre juste à temps pour les funérailles. Des magiciens, des comiques, des artistes de rue et des acteurs vinrent de tout l’État de Washington et même de certains coins de l’Oregon et de l’Idaho. Il ne s’imaginait pas que son père était tant aimé. Ce qui prouvait qu’il ne savait presque rien de ce qui était important.

Avant de quitter leur chambre du Motel 6, il ouvrit le coffre de son père. Il y avait une pile de livres de poche : surtout du Clive Barker et du Jack Kerouac (ce qui le décida à se faire appeler Jack). Trois ensembles de rechange, six caleçons : mais aucun de ces vêtements n’était à sa taille. Et la boîte grise dans un sac en velours. Il l’ouvrit et vit la pierre torsadée à l’aspect brûlé, dans laquelle semblait serti un œil rouge qui brillait même dans le noir.

La pierre occasionnelle.

Le messager.

Ryan ne lui avait jamais dit où il l’avait trouvée. Peut-être avait-elle appartenu à sa mère.

La chance de Jack bascula. Sa situation ne s’améliora pas vraiment – pas d’une manière radicale, en tout cas –, mais elle changea.

 

— J’aimerais être… j’aurais aimé être une petite fille avec des amis et une bonne école, de bons professeurs. Une petite fille normale. J’aurais aimé grandir normalement et tomber amoureuse… et ne plus rêver. Jack et moi sommes-nous censés être amoureux ? Je n’en ai pas l’impression. Pas encore, en tout cas

À l’extérieur, le ciel s’éclaircit. Des lumières jaunes et vertes clignotèrent derrière la haute fenêtre, mais Jack n’aurait su dire si l’aube pointait. Il n’y aurait sans doute plus d’aube. Il n’avait pas besoin de se lever pour partir. Il se sentait bien pour l’instant.

— Combien de temps dois-je attendre ?

Maintenant, la fenêtre projetait une lumière argentée et diffuse sur le mur opposé.

Toujours rien. Puis :

Quel est votre autre premier souvenir ?

Jeremy répondit avec une spontanéité qui l’étonna.

— Quelque chose me porte. Je suis jeune. Je ne connais pas beaucoup de mots. Une porte s’ouvre, mais c’est une porte bizarre, qui fond pour nous laisser passer. Alors il y a ma mère et mon père, mais ce n’est pas comme cela qu’on les appelle ; en tout cas, ils sont comme mes parents. Ils m’aiment. Ils s’occupent de moi. Mais on va les emmener loin de moi.

Son visage se crispa. Il croisa les jambes, voulut s’adosser à sa chaise, qui craqua bruyamment. Il se mordit l’index. Ce qu’il venait de dire était complètement fou, mais sonnait juste, tellement juste.

— C’est ce que vous vouliez. Mon autre premier souvenir. Je me rappelle avoir été petit. Ici et maintenant, je ne me souviens pas de ma jeunesse. Je suis moins réel ici que dans mes rêves… Ce n’est pas normal. C’est débile. Ouais, je vous le dis comme je le pense : c’est complètement débile.

Jeremy regarda autour de lui ; il avait peur. Bien plus que lorsqu’il était dans un sac à l’arrière d’une camionnette, plus que lorsqu’il gisait, meurtri, sur le bitume mouillé de la rue transformée, les mains arrosées par l’eau de pluie glaciale.

— Vous êtes censée être Mnémosyne, c’est cela ?

Un vent frais mais pas désagréable souffla dans la pièce, s’engouffrant dans sa chemise, plaquant son pantalon contre ses jambes. Espiègle et triste. Il cligna des yeux, changea de position sur sa chaise, puis écouta. Un sifflement lui provenait de l’extérieur : plutôt du sable qui s’écoule que le vent. Puis plus rien. Du sable ou alors de minuscules et incessantes vaguelettes sur une plage. La pièce était sombre. Il n’était pas question d’aube derrière la fenêtre. Jeremy – non, il était de nouveaux Jack – ignorait combien de temps s’était écoulé depuis qu’il avait refermé la porte.

Il regarda par-dessus son épaule.

— Il y a quelqu’un ?

L’unique et haute fenêtre était plus une fosse qu’une ouverture. Il ne voyait pas son encadrement, et à peine les murs. La pièce s’était refroidie.

— Tout ce que je sais est faux, reprit Jack, le sourire aux lèvres et les bras croisés sur la poitrine. Je comprends, maintenant. Je suis prêt.

Hors de question de se lever et de sortir de cette pièce. Ils le prendraient pour un lâche, diraient qu’il avait échoué à ce test qui, de toute façon, ne voulait rien dire du tout.

Des heures plus tard :

— Je saute loin des mauvaises choses. N’importe qui en ferait autant, s’il en avait la capacité.

Qui protégez-vous, et qui laissez-vous derrière vous ? Où allez-vous lorsque vous sautez ? Dans un autre vous ? Combien y a-t-il de vous ?

Jack se mit à transpirer.

— Je ne sais pas.

Il s’essuya le front, puis les joues. Quelqu’un, quelque part, devait lui parler à travers un trou ou dans un micro. Il était temps de revenir à la réalité. Il était disposé à renoncer à l’illusion qu’il pouvait sauter… cela lui avait toujours semblé fou. Et aussi au souvenir de ce monde sombre et en ruine, de l’autre côté de la membrane. Il renoncerait à tout sans aucun problème – il oublierait Glaucous, la grosse femme et ses guêpes –, il ne demandait que cela. Il oublierait la ville gelée et balbutiante autour de l’entrepôt, les dames du club de lecture, et même Ellen, le docteur Sangloss et Bidewell. Il jetterait tout au rebut. Enfin, peut-être pas Ginny. Surtout, il ne fallait pas lui poser ces questions-là, parce qu’il avait réfléchi aux réponses pendant des années. Combien d’incarnations avait-il trahies, juste en évitant leurs douleurs, en sautant vers des lignes meilleures, plus sûres ?

— Je ne peux pas être nous tous en même temps. (Il essaya de rire.) Ma tête va exploser !

Peut-être ses souvenirs n’étaient pas les bons. Peut-être ne s’était-il jamais échappé de l’arrière d’une camionnette. Entre maintenant et alors, tout n’était peut-être qu’un mensonge, une illusion. Glaucous le torturait : ils le gardaient prisonnier grâce aux destins emmêlés de leurs guêpes. C’était peut-être cela, ce bruit. Cette pièce étroite et haute était entourée de guêpes, qui obstruaient l’unique fenêtre. Qui pouvait le dire ?

Jack tenta de nouveau de rire, mais seul un bruit de papier froissé sortit de sa gorge.

Admettre que Glaucous était réel revenait à reconnaître que Jeremy Rohmer – Jack Rohmer – était spécial, qu’il avait des talents et des rêves spéciaux. Toutefois, ni Glaucous, ni Bidewell, ni même Mnémosyne – chose ou personne ? – ne suffisaient plus à expliquer qui il était et ce qu’on lui demandait de faire. Peut-être étaient-ils tous les mêmes. La folie se passait de séquences, de règles.

À la fête foraine, personne ne se souvenait de lui. Au début, même Joe-Jim l’oubliait tout le temps. Ce regard vide… puis l’instant de la reconnaissance.

— Vous m’avez réconcilié, n’est-ce pas ?

Il suait abondamment.

— Quand ai-je été conçu ? Pour de vrai…

Quel est votre plus vieux souvenir ?

Le front de l’eau, les grues menaçantes, les derniers rayons de soleil de la journée coulant comme de l’or fondu entre des entrepôts gris. Pas tellement différents de celui de Bidewell, quoique moins vieux. Il vit une route défoncée – de l’asphalte sur les pavés –, rapiécée avec des gravillons et du béton, traversée par des bandes de lumière – ombre, lumière, ombre, lumière –, qui réchauffaient son visage pendant qu’il roulait à vélo. Et toujours, dans sa poche, près de la pierre…

Jack sortit l’origami, l’examina du bout des doigts, appuya dans un creux en forme de coupe, puis tira sur une languette qu’il n’avait pas remarquée jusque-là.

La pierre du temps était arrivée la première : très, très longtemps avant. Elle reliait le passé au futur, invoquait ses protecteurs, s’arrangeait pour que son numéro soit tiré : le numéro qu’avait demandé Glaucous et qui devait être noté à l’intérieur de l’origami.

Jack était juste un livre posé sur une étagère, dans une bibliothèque.

— Je suis avec lui… dans mes rêves. Je suis avec le Bibliothécaire. Il a mon numéro de catalogue. Il possède les numéros de tous les volumes d’une bibliothèque qui s’étire à l’infini. C’est lui, le Bibliothécaire, qui est à l’origine de tout ceci.

» Il est l’auteur de ma vie, et cela n’a rien d’étonnant.

Il déplia l’origami proprement, sans le déchirer.

Problème.

Alors que le morceau de papier s’ouvrait, le numéro s’écoula sur le sol, s’enroula autour de la pièce et décrivit une spirale sans fin : plus longue que le temps lui-même.

Jack éclata de rire.

— Je faisais du vélo, hein ? C’est mon premier vrai souvenir, ma première apparition. C’est pour cela que les gens ont tant de mal à se souvenir de nous : nous sommes nouveaux, et vous n’avez pas terminé de boucher les trous.

Entre ceux qui réconcilient et ceux qui voient et jugent, il n’y a que de l’amour. Sans vous, les Muses ne seraient pas nécessaires. Et après que vous cessez de regarder, il y a la joie de la matière. Mais même cette joie-là est en train de s’évanouir.

Jack essuya ses yeux et examina la perle d’humidité sur son doigt. Il ignorait pourquoi il pleurait. Une perte plus grande que la mort… la joie de quoi ?

Le plus grand de tous les secrets… Et dire que, très bientôt, il ne se souviendrait même plus de l’avoir entendu.

 

Daniel resta assis jusqu’à ce que le silence l’avale, mais il ne sentit rien, n’entendit rien.

Il se leva, marcha un peu, se frotta les mains. Pendant un moment, un peu de Fred vint en lui : une chaîne de pensées, des mathématiques et des sciences physiques. La somme de tous les chemins possibles est le chemin le plus efficace, le plus probable. Utiliser le cosmos pour générer tous les fils possibles dans une matrice de textes permutés. Une bibliothèque universelle aidera à générer le chemin le plus probable. C’est évident.

Daniel eut un sourire mécontent.

— C’est cool pour toi, tu continues à réfléchir. Sauf que, pour moi, c’est du charabia. Surtout ce que tu viens de dire.

Les pensées de Fred s’estompèrent.

— Je suis Daniel ! cria-t-il vers le plafond. Je protège ces pierres depuis le début des temps, sur tous les mondes ! Vous savez forcément qui je suis !

Silence.

— J’avais une famille. J’avais un frère. Beaucoup de frères. Je me souviens d’eux… de certains d’entre eux. Je crois que l’un d’entre eux s’appelait John ou Sean. Je ne suis pas arrivé comme cela de nulle part. Je peux vous parler de ce qui va arriver… le pire, assurément. Enfin, je pourrais vous en parler si vous étiez là. Mais vous n’êtes pas là… n’est-ce pas ?

La poussière qui tombait dehors, partout.

Il s’affaissa sur la chaise. Les autres mentiraient sans doute, raconteraient qu’ils avaient eu une discussion sympathique avec on ne savait qui. De la frime… Bidewell avait monté ce canular pour s’emparer de leurs pierres. Peut-être comptait-il les laisser mourir de faim là-dedans.

— Je sais qui je suis, même si vous l’ignorez, murmura-t-il dans l’atmosphère immobile et fraîche.

Toutefois, il n’en était plus tellement sûr.

Quelque chose changea dans les coins. Daniel se raidit, se redressant sur la chaise, et plongea son regard dans les ténèbres.

Rappelez-vous. Remontez loin, plus loin que n’importe qui. Dans ces confins éloignés, à l’abri des chercheurs, avant qu’on vous montre le chemin du fil principal.

Rappelez-vous.

Ses paupières papillonnèrent. Il ferma les yeux et serra les dents. Il vit un endroit, une énorme construction faite d’une matière semblable à de la pierre, dans un cratère au milieu d’une vaste plaine lisse, silencieuse depuis des millions d’années… mais le temps n’avait aucune signification là-bas. Il se vit en train de se déplacer de pièce en pièce sans marcher : d’abord enfant, puis adolescent, solitaire, vide. Sa croissance n’était pas continue : il s’estompait, réapparaissait à un autre âge, ailleurs, plus âgé et plus complet.

Dehors, autour de la maison – le long de collines distantes et usées –, des créatures géantes sans traits ni visage, captives, immobiles. Elles attendaient d’être appelées.

Le val des Dieux morts.

On forçait Daniel à se rappeler l’impossible. Il avait été recréé, puis maintenu tellement loin de toute séquence principale de réalité, que ses premiers souvenirs étaient une souffrance. Il avait vécu tant de destructions pour arriver là. Toutefois, le plus douloureux demeurait son origine.

Deux pierres. Pourquoi ?

La pièce changea de nouveau, et la confrontation qu’il avait crainte – et crue impossible – eut lieu et se termina. Elle fut d’ailleurs si brève qu’il faillit l’oublier s’il n’avait pas fait un effort discipliné pour récupérer le souvenir.

Daniel gelait. Ce qu’il ne voulait pas se rappeler – ce qui embrumait sa volonté, sa capacité à prendre des décisions – émergea un instant dans sa mémoire et lui dicta ses réponses.

Vous me connaissez.

— Oui, dit-il.

Mais pas tel que je suis.

— Non.

Je change.

— Oui.

Je suis perdu.

— Vous mourez, mais nous nous rencontrerons encore. Nous nous rencontrons au bord d’une mer argentée. C’est tout ce dont je me souviens.

Le froid le transperça jusqu’aux os.

Assis sur sa chaise, Daniel avait trop froid pour frissonner.

Sur le plancher en bois, juste devant lui, était posé un morceau de verre rond. D’abord vert, puis bleu. Il était ancien, dépoli, comme s’il avait été ramassé sur une plage, comme si le sable et la mer avaient eu raison de son lustre. Peut-être n’était-ce pas du verre. En fait, il n’aurait su dire de quoi il était constitué. Il se baissa, le ramassa et le fit tourner quelques secondes entre ses doigts, avant de le glisser dans sa poche, à côté des boîtes.

Daniel jeta un coup d’œil à la pièce circulaire et silencieuse.

— Au revoir, dit-il.

 

Bidewell entra dans le vestibule étroit et ouvrit les portes une à une. Ginny fut la première à sortir ; jamais il ne l’avait vue aussi en paix avec elle-même. Vint ensuite un Jack pensif, au regard éclairé par une lueur nouvelle.

Bidewell hésita devant la porte du milieu ouverte. Il s’avança jusqu’à la chaise, prit Daniel par l’épaule et le secoua. L’homme sursauta et ouvrit les paupières. Son regard était coupant comme un couteau… un regard qui semblait étranger à son visage.

— Je me suis endormi, avoua-t-il en s’étirant.

Le troisième berger demeurait donc une énigme.

— Nous nous réunirons un peu plus tard, dit Bidewell.

— C’était intéressant. Au fait, j’aurais une question à vous…

Le vieil homme l’interrompit d’un geste de la main.

— Non. Tout doit rester secret.

Bidewell hocha la tête à trois reprises et fixa en clignant des yeux trois points différents de la pièce. Puis il sortit.

Le moment pour lequel je m’étais préparé pendant mille ans est terminé, pensa-t-il.

La cité à la fin des temps
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