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Plus Jebrassy marchait avec Ghentun et Polybiblios, plus il apprenait ce que c’était de vivre dans les parages d’un Grand Eidolon… ou ne serait-ce que d’un fragment de Grand Eidolon.

Polybiblios rayonnait littéralement de savoir. Chaque heure, des listes de faits ou des visions affluaient dans le cerveau de Jebrassy, l’emplissant d’Histoire et de science, tant et si bien que son ancienne personnalité se sentait toute petite, dominée.

Ghentun ressentait aussi l’influence de l’épitomé ; il s’en inquiéta d’ailleurs.

— Vous fuyez, dit-il à Polybiblios, tandis qu’ils se reposaient, casques ouverts, et étudiaient le Chaos environnant.

L’épitomé s’accroupit à côté d’eux. Si loin de la Tour brisée, des serviteurs et autres incarnations du Bibliothécaire, ses mouvements étaient devenus plus assurés, moins maladroits. Il acquérait doucement une agilité propre, qui rappela à Ghentun celle des angelins, ce qui n’était pas étonnant.

— Je vous demande pardon. J’essaierai de me montrer moins généreux.

— Moi, cela ne me dérange pas, dit doucement Jebrassy, le regard rivé sur les ondulations changeantes de la roche. J’ai juste besoin d’un peu de temps pour tout assimiler, pour réfléchir à ces choses et me les approprier.

— Bien sûr, acquiesça Polybiblios. Il y a longtemps de cela, les philosophes auraient joué à un jeu de questions et de réponses avec leurs disciples, ou leurs serviteurs. Chaque question, affirmaient-ils, était censée réveiller un savoir enfoui, des instincts naturels, propres. Ce que vous ressentez ne vient pas forcément de moi ; disons que je ne fuis peut-être pas autant que cela. Il se peut que ces choses viennent de vous, qu’elles se révèlent aujourd’hui parce que le moment est venu.

Ghentun détourna les yeux et secoua la tête.

— Nous nous sommes écartés de la route indiquée par le signal. Pourquoi ?

— Nous retrouverons le signal, répondit Polybiblios. Vous savez, il a été perverti il y a très longtemps… très vite après la disparition de ma fille et celle de Sangmer, parti à sa recherche.

Le visage de Jebrassy se fripa d’incrédulité.

— Pourquoi ?

Une voix intérieure continuait à lui crier que le signal devait être suivi à tout prix… que lui seul pouvait les guider jusqu’à Nataraja, leur objectif ultime… qu’ils avaient été créés pour accomplir cette mission.

— C’est impossible, reprit-il. Qui aurait fait une chose pareille ?

Polybiblios répondit à leur évidente colère par une tristesse résignée : sentiment facile à exprimer pour l’incarnation d’un personnage aussi âgé. Cependant, il s’y prit d’une manière détournée.

— Je me rappelle à peine mon propre enfant, commença-t-il. Si elle était bel et bien mon enfant, très nombreux était ceux qui participèrent à sa création.

— Nous connaissons cette histoire, acquiesça Jebrassy.

— Il en existe tant de versions, continua Polybiblios. La vérité gît peut-être, figée, dans les gravats qui soutiennent les fondations de la Kalpa. Tant de versions à comparer aux fragments de mémoire que je suis parvenu à récupérer.

Jebrassy baissa la voix et la tête, et tourna autour de l’épitomé. La colère enfouie au plus profond de lui grossissait à vue d’œil. Polybiblios le suivit d’un regard calme, quoique pas tout à fait rassuré.

— Vous voulez dire que mon peuple souffre, meurt – voire pire – pour rien ? gronda la créature. Parce qu’un Eidolon a oublié et que d’autres ont fait preuve de négligence ?

— Pas du tout, répondit Polybiblios. Quand il s’agit des Eidolons, tout a toujours une raison d’être, un sens… et parfois plus d’un. Mon incarnation principale connaissait les caractéristiques des changements que le Chaos subirait au fil du temps : sa réduction graduelle. Le signal nous indique enfin l’endroit où nous devrions aller. Il est redevenu fiable. Asseyez-vous ici, dit-il en tapotant le sol d’une main gantée.

Jebrassy regarda successivement l’épitomé et Ghentun. Sa fureur était intacte, mais il la contrôlait. Cela signifiait-il que les marcheurs qui l’avaient précédé n’avaient eu aucune chance ? Qu’ils avaient été sacrifiés pour détourner l’attention, pour couvrir et préparer la mission des quelques créatures choisies censées réussir ?

Au prix d’un effort suprême, Jebrassy s’assit et s’abîma dans la contemplation de la poussière noire et des pierres anciennes et pointues.

— Le chemin que nous empruntons correspond à la meilleure version de l’histoire que j’ai pu trouver, reprit Polybiblios. Cherchez dans vos qualités émergentes, dans ce savoir qui vous appartient désormais. Pensez à Ishanaxade, faisant ce même voyage. Pensez à son long sacrifice, dites-vous que la situation s’arrangera, que tout redeviendra comme avant.

— Vous nous avez envoyés à la recherche des histoires. Vous vouliez que nous les emmenions avec nous, que nous les testions toutes, parce que vous aviez perdu la vérité. Vous avez été négligent.

— Je ne nie pas avoir fait preuve de négligence, répondit Polybiblios. Toutefois, ranger le passé – même s’il avait été parfaitement enregistré et stocké pendant des dizaines de billions d’années –, et le caser dans un microcosme, aurait nécessité beaucoup plus de temps et d’énergie que la création et la recherche d’une Babel. Si nous avions opté pour cette solution, si nous avions préservé une histoire – ou quelques histoires ambiguës –, cela n’aurait pas suffi à animer un nouveau cosmos, à séduire et à distraire Mnémosyne et à réveiller le Dormeur.

— Le Dormeur ? répéta Ghentun en s’asseyant en face de l’épitomé et de la créature. Il s’agit d’une idée ancienne. Le Dormeur est supposé avoir trouvé la mort à la fin de la première création.

— Le Père des Muses, reprit Polybiblios. Brahma, comme on l’appelait il y a très longtemps de cela. Il n’est pas mort ; il s’est juste endormi parce qu’il s’ennuyait.

— Ce que vous racontez est insensé, intervint Jebrassy.

La créature commençait à comprendre, mais n’était pas certaine d’en avoir envie. Elle ne voulait rien entendre qui risque d’émousser sa colère.

Tiadba était dans le Chaos. Peut-être ne la retrouverait-il jamais…

Polybiblios continuait à les inonder de son savoir, ainsi que de l’émotion d’un Grand Eidolon.

Ishanaxade.

Jebrassy et Ghentun échangèrent un regard et ressentirent un genre de tristesse qui leur était étranger. Un sentiment dont aucune créature, aucun Soigneur n’aurait pu faire l’expérience : de perte et de trahison, un ressentiment émoussé et alimenté pendant des âges et des âges, partagé par des centaines de millions d’épitomés et d’angelins dans tous les coins et recoins de la Tour brisée… depuis un demi-million d’années.

— Les Princes des Cités. Ils ont modifié le signal. Ils nous ont trahis, dit Ghentun.

— Ils ont trahi ma fille. (Polybiblios détourna la tête, comme s’il fuyait le miroir de leurs yeux.) Peut-être l’avons-nous tous trahie. Que ressent-elle depuis tout ce temps : du temps passé à se cacher dans le Chaos ou, pire, en captivité ?

— Si vous connaissez toutes les histoires, intervint Jebrassy, alors vous connaissez aussi toutes les fins. Laquelle est la vraie ?

— Chaque histoire a beaucoup plus de fins que de débuts, expliqua Polybiblios. Les meilleures commencent au milieu, avant de revenir au début et de se conclure d’une manière que personne n’avait prévue. Parfois, lorsque vous revenez au milieu, l’histoire a changé. Du moins était-ce le cas lorsque j’étais jeune.

Sa voix les hypnotisait. Ils virent un écheveau de destins tourbillonnant autour d’une silhouette minuscule et indistincte, presque oubliée après tout ce temps.

— Les Princes des Cités, cracha le Conservateur, comme s’il s’agissait d’une malédiction.

— Ils se sont mis d’accord pour envoyer Ishanaxade en mission secrète sans vous tenir au courant, dit Jebrassy. Mais pourquoi ?

Ghentun joignit ses mains, comme pour prier.

— Ishanaxade s’est sacrifiée pour sauver le Bibliothécaire. Elle transportait la clé de la plus complète des Babel, qu’il avait créée dans la Tour brisée.

— Jusque-là, je suis d’accord, acquiesça Polybiblios. Malgré nos désaccords, l’Astyanax et les autres Princes des Cités savaient…

— Qu’une Babel complète – dont toutes les parties seraient réunies – dissoudrait ce qui restait du vieux cosmos, termina Ghentun. (Le Conservateur comprit aussitôt que ce savoir ne lui venait pas de Polybiblios, mais de l’Astyanax.) Les Muses, ou ce qui restait d’elles, reviendraient à la vie pour examiner cette richesse colossale : toutes les histoires, tous les non-sens possibles.

— Le non-sens et l’histoire sont nécessaires à toute création, même si, comme d’habitude, le premier est de loin le plus nombreux, expliqua l’épitomé en se relevant. Ma fille s’est sacrifiée quand d’autres ne rêvaient que de voir mon projet capoter.

— Les Grands Eidolons voulaient continuer à vivre leur existence décadente, ennuyeuse et extraordinairement confortable dans la prison qu’était devenue la Kalpa, continua Ghentun. Ils auraient voulu s’amuser ainsi pour toujours. (Il se leva, les poings brandis vers le ciel.) Vous vouliez provoquer une nouvelle création ; cela aurait signifié notre fin à tous.

Polybiblios les regarda à tour de rôle avec l’innocence d’un enfant… d’un enfant à l’âge canonique.

— Oui, c’est ce que j’espérais.

— Les Eidolons ont permis à Ishanaxade de traverser le Chaos, murmura Jebrassy. Et pourtant, ils savaient que Nataraja était déjà morte.

— Les Princes des Cités avaient conclu un marché avec le Typhon, reprit Polybiblios. Nous avons tous été trahis, cependant, cela ne signifie pas que nous avons échoué, loin de là.

L’atmosphère, dans cette région du Chaos, était épaisse et désagréable. De concert, ils scellèrent leurs casques et se préparèrent à partir : il était temps de mettre un terme à cette conversation.

Lorsqu’ils se furent remis en route, Jebrassy demanda :

— Qu’est-ce que le Typhon ? Vous avez dit qu’il avait « conclu un marché » avec les Princes des Cités…

— Qui peut le dire, jeune créature ? répondit Polybiblios. La Kalpa aurait dû tomber depuis longtemps…

— Vous saviez tout cela, mais vous m’avez quand même laissé envoyer en mission tous ces marcheurs, gronda Ghentun.

Le Conservateur était noir et vert de colère. Il n’avait pas de mots assez durs pour exprimer ce qu’il ressentait.

Polybiblios considéra le paysage changeant.

— Ma fille espérait arriver à Nataraja – loin des générateurs de réalité, donc – avec des objets de ma création… Nous n’avions pas le choix. Avant de partir, elle nous avait demandé – à l’Astyanax et au Bibliothécaire – de joindre nos forces et d’utiliser la matière primordiale pour recréer la plus vieille forme d’êtres humains que nous connaissions. Elle voulait que nous confiions leur élevage et leur éducation à des Soigneurs. À moi seul, elle m’a demandé de fabriquer les messagers. La plus sublime de toutes les technologies – cadeau des Shens –, plus subtile que les générateurs de réalité ou ces armures. Et, à moi seul, elle m’a demandé d’y mettre des fragments de ma Babel. Renvoyées au début des temps, les pierres n’auraient cessé de communiquer entre elles, de connecter leurs propriétaires. Ishanaxade est la mère de toutes les créatures. Elle est la mère de tous les rêveurs.

— C’est la plus grande de toutes les histoires, admit Ghentun. Elle a quitté la cité, Sangmer et tous ceux qu’elle aimait. Elle était persuadée de servir, alors même qu’elle trahissait.

— Et Sangmer ? intervint Jebrassy. Je suppose qu’il n’a pas compris. A-t-il fini par la retrouver ? Que lui est-il arrivé ?

— Nous vivons cette histoire, jeune créature. Nous sommes les échos de sa chair et de ses os, nous tentons de la faire se dérouler sous nos yeux. Lorsqu’elle sera terminée, nous continuerons… ou bien connaîtrons tous une fin abrupte.