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Le corps de Jack Rohmer avait soif. Le corps de Jack Rohmer était épuisé.
Dans les montées, les descentes, la bicyclette transportait le jeune homme brun et mince sans presque être guidée. Une poussée occasionnelle sur le guidon, un mouvement d’épaule indifférent, la langue tirée entre des lèvres molles, le regard marron fixé sur un point imaginaire. Tout cela, plus les coups de pédales réguliers et monotones criaient au monde et au vélo que Jack Rohmer était ailleurs.
Dans une sacoche suspendue au-dessus du garde-boue noir, des marteaux s’entrechoquaient chaque fois que le vélo roulait dans un creux.
Un corps, même jeune, est davantage intéressé par la continuité que par l’aventure et la nouveauté. Il préfère ne pas prendre de décisions importantes. Un virage désinvolte, l’accompagnement indolent d’une courbe, un mouvement réflexe pour éviter une voiture ou un obstacle quelconque : voilà qui résumait les aptitudes du corps en l’absence de l’esprit qui l’habitait. Le cerveau éveillé était beaucoup plus remuant.
En une heure, le corps de Jack s’était beaucoup éloigné de sa destination originelle. S’il y avait eu des collines à gravir, nul doute que le corps aurait ralenti pour se reposer un peu mais, sur l’asphalte rugueux ou les pavés des routes plates d’un quartier portuaire où se succédaient usines et entrepôts, rouler était plus facile que s’arrêter.
Le vélo contourna une ornière.
Un camion arriva de nulle part et klaxonna. Un tic nerveux souleva la paupière droite de Jack. Le chauffeur agita par la fenêtre un avant-bras aussi gros qu’un jambon. Jack poursuivit sa route comme si de rien n’était. Le camion le manqua de quelques centimètres.
Les lampadaires bourdonnaient et brillaient d’un éclat jaune rosé sous le ciel de plus en plus chargé. Les mollets de Jack continuaient à pomper et à décrire des cycloïdes dans la pénombre, quoique à un rythme moins soutenu. Cinq kilomètres à l’heure. Trois. Deux. La bicyclette devint instable. Son corps posa un pied sur le sol un peu trop tôt ; la pointe de sa chaussure accrocha le revêtement et son pied se tordit en arrière.
— Aïe !
Son corps n’en pouvait plus.
Jack était de retour dans sa tête. Un voile de panique lui couvrit furtivement le visage. Il glissa de sa selle en cuir et se cogna l’entrejambe contre le cadre, ce qui réunit son corps et son âme le temps d’un douloureux instant. Il trébucha et piétina avant de s’écrouler.
Il enfonça un pied dans les rayons de la roue avant.
— Aïe ! Merde !
Sa voix se réverbéra sur les portes ondulées et les murs hauts, lisses et gris. Étourdi, il reprit son souffle et jeta un coup d’œil alentour. Il était seul. Personne n’avait été témoin de son accident. Il se massa délicatement l’entrejambe tout en regardant sa montre sans comprendre. Il avait été absent pendant une heure et cinq minutes. Il ne se rappelait presque rien.
Une énorme fenêtre et les ténèbres… Des ténèbres extraordinaires transpercées par un faisceau gris aveuglant, et l’œil de quelqu’un qui surveillait.
Au-dessus du toit d’un hangar, il vit des piles de containers en acier bleu, marron et blanc aux couleurs de divers transporteurs. Il se trouvait à Sodo, dans South Downtown, presque en vue du port et de ses grues géantes rouges.
Quelque chose détala sous une rangée de bennes à ordures.
Jack libéra son pied et inspecta sa vieille basket et sa chaussette trouée. La roue était fichue, mais sa jambe était à peine égratignée. Il souleva le vélo et le retourna, prêt à repartir par là d’où il était arrivé.
Un gazouillis, puis un grattement : quelque chose de long et de bas se faufila entre des balles de cartons. Jack écarquilla les yeux. Pendant une fraction de seconde, il pensa à un serpent… à un serpent dont la queue se terminerait en tenailles. Curieux, il s’approcha des balles, se pencha et souleva une couche de carton imbibé de pluie.
Un staccato de martèlements résonna sous une pile, à sa gauche. Avec une grimace, il retourna les cartons d’un geste brusque… juste à temps pour voir une longue créature noire et brillante dotée de nombreuses pattes et d’une pince aussi grosse que celle d’un homard disparaître dans un trou, derrière une plaque de métal.
Jack eut un mouvement de recul et lâcha un cri étonné.
Il venait de voir un perce-oreille de la taille de son avant-bras.
Durant l’heure qui suivit, tandis qu’il poussait son vélo à la roue voilée sous l’arche de la voie express, que le ciel virait au noir et qu’une pluie fine détrempait ses vêtements, il parvint presque à se convaincre qu’il n’avait pas vu un insecte géant, mais l’ombre d’un rat.
Il rentra dans son appartement du troisième étage, remplaça la roue de sa bicyclette, qu’il rangea dans son placard, enfila des vêtements secs et avala à la hâte un chili en boîte. Burke, son colocataire, avait remonté une pile de courrier avant de partir au travail. Burke était cuisinier dans un grill-room de luxe. Il travaillait six jours par semaine, rentrait à minuit et sentait le steak, le vin et le brandy : le colocataire idéal en somme. Rarement là et très discret.
Jack déplaça quelques objets dans l’appartement, histoire de rafraîchir la mémoire de Burke et de s’assurer que celui-ci n’essaierait pas de louer sa chambre à un autre. Il examina le courrier : des factures au nom de Burke.
Avec un sentiment de confiance retrouvée, Jack s’entraîna à jongler avec trois de ses quatre rats et deux marteaux au centre de sa petite chambre. Les rats, habitués, se laissèrent faire et attendirent patiemment de retourner dans leur cage. Ils accueillirent la fin de ses exercices avec des couinements joyeux. Il leur donna à manger. Leurs yeux brillaient et leurs moustaches remuaient.
Satisfait de ne pas avoir perdu ses réflexes, il rangea les marteaux dans le tiroir du bas de sa commode, cligna des yeux pour ajuster sa vue et regarda le tiroir se remplir de quilles, de boules de pétanque et de billard, de briques et de poulets en caoutchouc.
Il referma difficilement le tiroir.
Deux semaines plus tôt, Ellen Crowe, une femme d’âge mûr, l’avait invité dans sa maison de Capitol Hill. Nourriture, conversation, compassion. Jack était habitué à ce que les femmes âgées s’occupent de lui.
Il sentit le morceau de papier dans la poche de sa chemise, s’en saisit et effleura du bout des doigts les caractères imprimés à l’encre d’argent sur la carte crème. Il s’agissait d’une seconde invitation à dîner. La date n’était pas précisée. « Quand vous serez prêt », avait écrit Ellen. Au dos, elle avait proprement noté le numéro de téléphone d’un dispensaire gratuit.
Peut-être lui en avait-il trop dit en dégustant son risotto aux crevettes. Il effleura de nouveau la carte pour sentir si elle dégageait de mauvaises ondes. Non, rien du tout… Ellen semblait digne de confiance.
Assis sur la terrasse de derrière, Jack écoutait la pluie tomber en sirotant une camomille préparée avec un sachet qui avait déjà servi deux fois, et contemplait les lignes fuyantes de deux rangées de terrasses grise et marron identiques, surplombées par des nuages noirs et rapides. Finalement, il était enfin heureux, pensa-t-il. Pauvre, aussi, mais cela n’avait aucune importance. Toutefois, son bonheur était entaché : ses absences étaient trop fréquentes. Il en avait même parlé à Ellen Crowe.
Et il voyait des choses. Des perce-oreilles géants.
Il maintint le second marteau en équilibre sur un doigt, lui fit décrire un soleil dans les airs et le réceptionna du bout du pouce, où il resta debout sans vaciller.
Il le posa sur ses genoux et soupira.
— J’irai consulter un médecin demain, annonça-t-il en tirant sur lui une couverture en laine.
Il aimait dormir sur la terrasse lorsqu’il n’y avait pas de vent. Il se perdit dans la contemplation des fibres feutrées de la couverture, les agrandit en esprit, les vit recourbées et accrochées les unes aux autres, penchées dans toutes les directions. L’existence ressemblait moins à ces fibres qu’à des paquets denses de câbles. Certains câbles étaient courts. D’autres se prolongeaient à l’infini. Tous étaient interconnectés d’une manière totalement imprévisible, mais Jack était capable de sentir ces connexions, ces points de contact, bien avant qu’ils surviennent.
Ses paupières devinrent lourdes. Tandis que le ciel s’obscurcissait, il s’endormit sur la terrasse, le marteau sur les genoux, sous la couverture. Il dormit d’un sommeil profond et normal. Il ronfla. L’oubli, pour une fois.
Ses jambes se ramollirent, mais le marteau ne tomba pas.
Jack ne laissait jamais rien tomber.