106

Lequel d’entre vous rêve du passé ?

Qui transporte les livres ?

Les marcheurs essayèrent de cacher Tiadba, et furent écartés un à un. Khren et Frinna résistèrent avec le plus de conviction, avant d’être repoussés, eux aussi.

Une fois de plus, pâleur et tristesse s’abattirent sur elle seule. Elle était entourée d’une procession de formes femelles aux contours flous. Le malheur s’installa. Les femelles, pareilles à des joyaux sculptés pour représenter les différentes étapes d’un même mouvement, se rassemblèrent, se combinèrent…

Devinrent une femme au visage illuminé de l’intérieur, telle une lanterne. La peau blanche comme de la glace, les yeux argent, gris et verts, le corps perdu dans un drapé de rivières dorées et de champs verts, de longs membres gracieux, des doigts terminés par des fleurs préhensiles, et, entre ces dernières, des lettres, des symboles, des chiffres changeants, écrits en caractères de feu, qui dansaient sur le visage de Tiadba… un feu chaud qui ne brûlait pas.

Bien qu’elle ne l’ait jamais vue auparavant, la femme lui était familière.

Tiadba l’avait déjà appelé « Mère ». Les « Mères » étaient des parentes : des femelles venues avant vous, qui vous transmettaient leurs histoires. Une fois recombinées, celles-ci devenaient vôtres. Des chaînes d’expériences passées – erreurs commises dans la terreur ou la joie, la défaite ou le triomphe – qui débouchaient sur des expériences nouvelles, conséquences des premières : les enfants.

En écrivant sur la femelle et à l’intérieur de celle-ci, ses partenaires – parfois des mâles ou des équipes de mâles et de femelles, parfois d’autres femelles ou encore des dénominations sexuelles que Tiadba ne connaissait pas : Modeleurs, adjuvescents, conscribes, génésens – créaient une progéniture très diverse. Il fut un temps où des cités entières faisaient don de leurs histoires à une seule femelle, avant de se rassembler pour célébrer la naissance d’un unique enfant, élevé, chéri, puis dupliqué, décuplé, envoyé comme présent à d’autres cités…

Des cités telles que la Kalpa : femme, mère.

Les Ashurs et les Devas – différentes variétés d’humains – avaient leurs manières propres de devenir partenaires et mères. Des manières si nombreuses qu’on n’aurait pu les compter. Cependant, chacune des techniques découvertes en plus de cent billions d’années impliquait de combiner des histoires et de les faire lire par d’autres, afin d’en modeler de nouvelles.

Comparée à Tiadba, la femme était grande – plus grande que n’importe lequel des habitants des Gradins, plus grande encore que Pahtun –, et sa morphologie, quoique déconcertante, était très agréable. En tout cas, elle ne lui faisait pas peur.

Moi seule suis autorisée à me souvenir. C’est mon châtiment pour avoir tenté de détruire le Typhon. Il fut un temps où j’étais beaucoup plus qu’aujourd’hui…

C’était tout ce qui restait d’Ishanaxade : née de toutes les histoires. Une immensité rêveuse – énorme masse de mots qu’aucun livre n’aurait pu contenir – jaillit d’elle et se déversa en Tiadba.

Mon enfant. Tu es la dernière. Mon père a fait les choses ainsi : les bandes qui se croisent et décrivent une boucle à l’intérieur. La fin est proche. Nos vies ne sont plus que des échos, et je suis perdue.

En son temps, Nataraja avait été magnifique. La grâce de ses antiquités dépassait de loin celle des autres cités de la Terre, car elle était riche de l’assimilation du passé de l’humanité. Nataraja refusa de prendre part aux Guerres de masse jusqu’à la toute fin. Elle resta neutre et persista à accueillir tout le monde jusqu’à ce que les Princes des Cités restantes – et surtout de la Kalpa – l’obligent à choisir son camp.

Le Chaos avalait des galaxies, des mondes et des étoiles… et pourtant les humains continuaient à se faire la guerre.

Refusant de prendre part à cette folie, Nataraja s’était libérée des anciennes alliances et avait mis un point d’honneur à accueillir ceux qui fuyaient les noötiques et les Eidolons. Jusqu’à ce que la Kalpa se referme sur elle-même, concentre ses défenses et abandonne les onze autres cités.

Dix d’entre elles tombèrent.

Nataraja – comme si elle avait été gardée pour la fin – dut faire face seule à l’avancée inexorable du Chaos.

Ishanaxade y avait été envoyée juste avant que la cité soit submergée, époque terrible où tout semblait perdu, mais où les citoyens – Devas, Soigneurs, Modeleurs, Ashurs et même quelques noötiques de conscience – essayaient de vivre comme si de rien n’était.

La fille du Bibliothécaire avait regardé Nataraja et son peuple faire leur possible pour défier le Typhon, cette force inconnue – colossale, simple et perverse – qui avait transformé le reste du cosmos. On avait dressé des barricades et des boucliers, entouré la cité de tous ses textes anciens, gravés à la hâte dans la pierre, écrits avec de la lumière et stockés dans la métrique qui soutenait toute énergie et toute matière. Une bibliographie accumulée pendant cent billions d’années d’Histoire fut inscrite ainsi sur les molécules et les atomes, puis projeté dans le ciel afin de contrer la progression de l’agressive membrane de désordre.

Cela n’avait pas suffi.

Les souvenirs changèrent. Ce furent les premiers symptômes du triomphe du Typhon. Les Ashurs et les quelques noötiques disparurent presque immédiatement. Dans toute la cité, archives et textes s’estompèrent. Les gens commencèrent à confondre des détails de leur vie, puis à souffrir d’autres pertes : distorsion des lignes de destin, oubli, et, pour les plus chanceux, la dissolution en une poussière noire et granuleuse.

Jusqu’au dernier moment, les philosophes de Nataraja tentèrent d’appréhender l’ordre nouveau, mais il n’y avait rien à comprendre, juste un bouillonnement de pagaille incessante. Une suite de changements imprévisibles.

Les sentiments humains rendaient le Typhon perplexe et lui faisaient mal.

Il examina les derniers esprits, les mémoires virtuelles, les âmes des vivants, posa des questions qui en conduisirent certains à la folie. Voir devint synonyme de souffrir, se rappeler, une manière inédite d’oublier.

Le Typhon, lui, faisait simplement preuve de curiosité. Même après des billions d’années d’efforts, il n’avait pas trouvé la recette du cosmos. Alors il s’acharna, ce qui accéléra sa défaite. Le Chaos était un patchwork à la conception et à l’assemblage médiocres : il connaissait des ratés partout, sauf le long de sa membrane de changement, ce front multidimensionnel qui rongeait et absorbait le vieux cosmos.

Seule Ishanaxade – comme l’avait craint son père depuis le début, depuis son temps parmi les Shens – fut épargnée afin de ne rien oublier.